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Léon Trotsky 19160516 Le jubilé de « Naché Slovo »

Léon Trotsky : Le jubilé de « Naché Slovo »

[Naché Slovo, No. 114, 16 mai 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 82-85]

Modeste jubilé que celui de Naché Slovo – et pourtant cinq cents numéros pour une publication d’outre-frontière, c’est incontestablement une date de jubilé ! Elle coïncide presque avec la seconde Conférence de Zimmerwald.

Ce qui se passa avant la guerre nous semble enseveli profondément dans le passé. La nouvelle Histoire de l’humanité débute le 4 août 1914. Les choses et les gens, les idées et les institutions nous semblent avoir une double physionomie : l’une, la vraie, jusqu’à la guerre; l’autre, qui s’est formée pendant la guerre. Ceci s’applique, en premier lieu, à l’idée et à l’institution auxquelles est lié notre travail et auxquelles se rattachent nos espérances et notre vie, ce qui donne la peine d’être vécu : nous parlons du Socialisme et de Zimmerwald.

Jusqu’à cette date du 4 août, le Socialisme est l’organisation indépendante de la classe la plus digne d’attention et la plus opprimée; le Socialisme est un travail inlassable de propagande, l’opposition incessante à l’oppression, à la violence et à l’exploitation – particulièrement à celles qui se joignent au militarisme capitaliste. Plongeant profondément ses racines dans les couches les plus arriérées, intéressées par des tâches prosaïques et quotidiennes, le Socialisme, cimenté par l’esprit créateur et idéaliste de la jeune classe, apparaît comme un défi à la société bourgeoise, comme le héraut des mondes futurs. Ce tableau du Socialisme, dont le principal trait était la fierté de la masse tendue vers un idéal, perdit ses couleurs, se défit à la lueur de l’écrasante catastrophe du 4 août 1914. Les chefs élus et reconnus du mouvement ouvrier, eux qui avaient été élevés à une si grande hauteur grâce aux sacrifices de deux générations de travailleurs, contrairement à ce qu’ils avaient appris et enseigné, s’agenouillèrent – à l’heure d’une épreuve historique, – devant le pouvoir et, en contradiction avec la lettre et l’esprit du programme, appelèrent les travailleurs à verser leur sang pour le Capital. Ces actions et les commentaires qui les accompagnaient semblaient incroyables, fantastiques par la logique même de leur indépendance envers le Socialisme. Pourtant, ils éclairaient, de manière frappante, la nouvelle physionomie du Socialisme. Le premier réflexe fut l’incrédulité; le second, la résistance. Mais beaucoup conservaient l’espoir qu’il ne s’agissait que d’un malentendu provoqué par la panique et renforcé par la presse bourgeoise, que cette crise serait passagère, tout comme la guerre. Ce fut dans cette atmosphère que naquit Goloss, voix de la résistance, de la protestation et de l’espoir.

Mais la crise ne cessait pas; au contraire, elle augmentait, prenant des formes plus significatives et par là même, plus abaissantes. Au sentiment de trouble qui sauvait du désespoir, se joignit la nécessité de comprendre les causes historiques de la crise. De même que le Marxisme nous a enseigné que la guerre n’est que le produit combiné de forces préparées par le développement du Capitalisme de l’époque précédente, de même il exige que nous découvrions dans la trahison des organisations ouvrières, l’action des tendances déposées dans le Socialisme par les conditions et le travail des années précédentes. La critique rétrospective et l’autocritique sont les conditions indispensables à notre nouvelle orientation. C’est seulement pour le quiétisme courant que comprendre signifie « pardonner ». Du point de vue de la dialectique révolutionnaire comprendre signifie trouver l’appui objectif pour une contre-réaction révolutionnaire. Nous ne nous sommes pas écartés, une seule minute, de notre méthode et n’avons jamais songé à remplacer par le seul fait d’une volonté subjective, l’analyse des forces objectives du processus historique de ces forces qui s’exercent pour et contre nous. Si, nous autres, Internationalistes révolutionnaires, minorité insignifiante au début, avons osé élever la voix contre les puissantes organisations ouvrières et leurs dirigeants émérites, c’est parce que nous avons puisé dans nos études théoriques la conviction profonde que les forces de développement capitaliste, qui ont conduit le Socialisme à la déroute, amèneront inéluctablement à une tension extraordinaire des contradictions de classes, déboucheront sur l’écrasement implacable des illusions nationales et réformistes pour finir sur des convulsions sociales d’une ampleur jamais encore atteinte. Les derniers numéros de Goloss et les premiers de Naché Slovo furent consacrés à l’analyse des causes de la guerre et à l’explication des perspectives historiques.

L’effondrement du Socialisme officiel se fit de plus en plus sensible et profond. Rien ne justifiait les calculs passivement optimistes suivant lesquels les organisations socialistes pourraient, sous la pression de la guerre et de ses conséquences, reprendre le chemin de la lutte révolutionnaire. Au contraire, les partis les plus influents de la IIe Internationale, en lutte pour leur propre survivance, se posèrent le problème : comment agir contre l’influence « révolutionnisante » de la guerre. La nécessité vint d’elle-même – avec, simultanément l’estimation de la théorie et de la pratique social-patriote de rassembler, à l’échelle internationale, les éléments d’opposition et les initiatives révolutionnaires. Ce travail préparatoire à la première Conférence internationale dura tous les mois de l’été de l’année écoulée.

Il creuse plus profondément encore le fossé entre les Internationalistes et les sociaux-patriotes, mais il dévoile des divergences dans le camp des premiers. Sur le flanc gauche se groupent les pacifistes et les Internationalistes passifs dont le programme est caractérisé par le slogan : statu quo ante bellum, le retour à la tactique d’opposition formelle à l’intérieur du pays, le retour à la IIe Internationale telle qu’elle était jusqu’à la guerre, enfin, le retour aux anciennes frontières européennes (la guerre sans annexions). L’internationalisme passif, pour qui la guerre est une catastrophe extérieure, préfère se comporter plus diplomatiquement envers le social-patriotisme qu’envers l’expression « provisoire » de la catastrophe extérieure.

Pour l’internationalisme révolutionnaire, sous le drapeau duquel combat Naché Slovo, la guerre n’est pas seulement une « catastrophe », mais un fait historique qui accélère notre développement social et élève le mouvement ouvrier sur une plate-forme plus haute, où l’alternative de principe – Impérialisme ou Socialisme – est placée devant le prolétariat comme le problème de l’action directe révolutionnaire. De ce point de vue, nous nous posons le problème du « programme mondial », non comme celui d’un retour à l’Europe d’hier, programme utopique et conservateur que nulle force ne pourrait ressusciter, mais d’un programme indépendant, révolutionnaire, que l’Histoire fait déboucher sur la lutte directe pour la conquête du pouvoir. La contradiction entre les Internationalistes passifs et les Internationalistes révolutionnaires trouve son expression frappante dans le slogan du rétablissement de la II” Internationale (sur un pôle) et la lutte pour la IIIe Internationale (sur l’autre pôle). La Haye et Zimmerwald !

Sous l’étendard de la IIIe Internationale, notre journal estime que notre position n’a rien de commun avec un refus de l’héritage socialiste du passé. Seule une estimation critique de cet héritage, après que nous aurons écarté tous les éléments de possibilisme et d’étroitesse nationaliste, nous rendra les héritiers incontestables du travail socialiste inestimable réalisé par les générations précédentes, travail que nous continuerons jusqu’au bout. Car la IIIe Internationale devra non pas abolir la loi, mais la faire respecter.

Pendant nos préparatifs de la Conférence de Zimmerwald, Naché Slovo dut mener une lutte idéologique contre les extrémistes qui, combattant implacablement les sociaux-patriotes, cherchent contre eux des garanties fictives dans l’ignorance des questions politiques et nationales créées par la guerre, dans l’exagération des slogans («la défaite russe, c’est le moindre mal », « pas de lutte pour la paix, mais la guerre civile ») et se distinguent des autres nuances de l'Internationalisme.

Naché Slovo fut privé de la possibilité de participer à la seconde Conférence de Zimmerwald. Il nous reste à en étudier de façon critique la résolution, la popularisation de celle-ci et son interprétation. Nous appliquerons à ce travail les mêmes méthodes que nous avons employées jusqu’ici.

Tout témoigne dans ce sens qu’avant de livrer à la bourgeoisie « le dernier et décisif combat », le prolétariat devra nécessairement lutter intérieurement pendant longtemps et épurer les rangs du parti. Nous avons l’espoir que notre journal continuera à servit la cause du Socialisme révolutionnaire. Nous comptons fermement sur la sympathie et l’appui actif de nos amis.

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