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Léon Trotsky 19160704 Les comptes sont faits a Dublin

Léon Trotsky : Les comptes sont faits a Dublin

[Naché Slovo, No. 154, 4 juillet 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 130-131]

Sir Roger Casement, ex-haut fonctionnaire colonial de l’Empire Britannique, révolutionnaire irlandais de conviction, intermédiaire entre l’Allemagne et l’insurrection irlandaise, a été condamné à mort… « Je préfère être au banc des accusés qu’à la place de l’avocat général », s’écria-t-il après lecture de la sentence qui, suivant la formule traditionnelle, le condamnait « à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive », et « que Dieu ait pitié de votre âme ». La sentence sera-t-elle exécutée ? Cette question doit procurer à Asquith et à Lloyd George bien des heures troublées. Le châtiment de Casement rendra plus difficile encore la position de la fraction purement opportuniste et parlementaire nationale irlandaise, sous la direction de Redmond, et qui est prête à accepter un compromis dans le sang de la révolte étouffée. Gracier Sir Roger, cela ne se peut après tant d’exécutions : c’est « gracier un traître de la plus belle volée ! ». C’est sur cette corde que jouent les sociaux-impérialistes, type Heydemann, avec une avidité sanguinaire d’apaches. Quel que soit le sort de Casement, sa condamnation jette une lueur caractéristique sur cet épisode dramatique de la rébellion irlandaise.

En ce qui concerne les opérations purement guerrières des insurgés, nous savons bien que le gouvernement a toujours été maître de la situation. Un soulèvement général, tel que le concevaient les « penseurs nationalistes », n’a pas eu lieu. La campagne irlandaise ne s’est pas soulevée. La bourgeoisie s’est tenue à l’écart. Ont combattu, ont succombé les travailleurs urbains mêlés à des révolutionnaires enthousiastes issus de F « Intelligentsia » petite-bourgeoise. Le terrain historique pour une révolution nationale n’existe pas, même dans l’Irlande arriérée. Pour autant que les mouvements irlandais du siècle passé prenaient un caractère populaire, ils le devaient à la participation du métayer exploité et sans aucun recours devant son seigneur et maître, le « landlord » anglais. Si pour ce dernier l’Eire était un terrain d’exploitation éhontée, pour l’Empire Britannique, elle se révélait une base indispensable. Casement, dans une brochure écrite avant la guerre, démontre que l’indépendance de l’Irlande (s’appuyant sur l’aide de l’Allemagne) menace « la liberté des mers » et est un coup mortel à la suprématie maritime anglaise. C’est vrai pour autant que l’Irlande « indépendante » peut exister comme avant-poste d’une puissance hostile à l’Angleterre et comme base contre les voies maritimes britanniques. Le Premier, Gladstone, plaça l’intérêt de l’Angleterre impérialiste au-dessus de ceux des « Landlords » et commença une réforme agraire qui, en dédommageant largement les propriétaires terriens anglais, distribuait en partie leurs terres aux fermiers irlandais. Après ces réformes qui vont de 1881 à 1903, les métayers deviennent des possédants que le drapeau vert ne peut arracher à leurs lopins de terre. L’ « Intelligentsia » irlandaise – avocats, journalistes, employés de commerce, etc. – émigre en masse dans les villes anglaises et, de ce fait, est perdue pour la « cause ». La bourgeoisie commerciale et industrielle qui se forma lentement au siècle dernier, s’oppose au jeune prolétariat, et du camp révolutionnaire passe dans celui du Possibilisme. La classe ouvrière, de création récente, pleine des souvenirs des luttes héroïques de jadis, se heurte à l’égoïsme des « Trade-unions » et hésite entre le nationalisme et le syndicalisme, prête à réunir ces deux conceptions dans sa conscience révolutionnaire. Elle entraîne avec elle la jeune « Intelligentsia » et des fanatiques nationalistes isolés qui empêchent le mouvement de faire triompher le drapeau vert sur le rouge. Ainsi la « révolution nationale » est en fait une révolte des travailleurs comme l’indique la position isolée de Casement.

Plékhanov, en un article pitoyable et honteux, met le doigt sur le caractère « malsain » de la révolte et se réjouit de ce que le peuple irlandais – c’est tout à son honneur ! – l’ait compris et n’ait pas soutenu les fous révolutionnaires. On pourrait supposer que les paysans aient, du point de vue international, manifesté leur aversion envers la rébellion et sauvé « l’honneur » de l’Eire. Mais en l’occurrence, ils furent guidés par leur égoïsme obtus de campagnards et une totale indifférence envers ce qui ne touche pas leurs « bouts » de terrain. Us assurèrent ainsi la prompte victoire de Londres sur les héroïques défenseurs des barricades à Dublin.

L’expérience irlandaise à laquelle Casement prit part avec un courage indiscutable est terminée. Mais c’est là que commence seulement le rôle du prolétariat irlandais. En cette insurrection, sous les plis d’un drapeau « périmé », il a mené sa lutte de classe contre l’Impérialisme et le Militarisme. Ce mouvement ne finira pas. Au contraire, il trouvera son écho dans toute l’Angleterre. Les soldats écossais ont démoli les barricades édifiées à Dublin. Mais, en Écosse même, l’on se groupe autour du drapeau rouge levé par MacLane.

Le travail de bourreau accompli par Lloyd George sera vengé par ces mêmes travailleurs que les Henderson s’efforcent de lier au char de l’Impérialisme.

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