Léon Trotsky‎ > ‎1916‎ > ‎

Léon Trotsky 19160101 Leur littérature

Léon Trotsky : Leur littérature

A la place du tour d’horizon du Nouvel An

[Naché Slovo, No. 1, 1er janvier 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 215-218]

L’année écoulée a été le témoin de la naissance, du développement et en quelque sorte de l’épanouissement d’une nouvelle branche de la littérature russe : la littérature social-patriotique. Pendant les premiers mois, les sociaux-patriotes russes se contentèrent d’une propagande orale. Mais petit à petit ils en arrivèrent à l’imprimé. La route leur fut frayée par le créateur du Marxisme russe, Plékhanov, celui qui a ouvert de nouveaux horizons à notre génération en affirmant que l’armée russe était composée de lions commandés par des ânes… Peu après se produisit un changement remarqué au sein du Haut-Commandement. Dans les cercles sociaux-patriotes et dans la rédaction de Prisiv, la question suivante n’est pas encore tranchée : dans quel sens le changement s’est-il effectué ? Approbation ou refus de l’aphorisme de Plékhanov ?

Ce qui est le plus clair est la faculté d’adaptation de Plékhanov pour appliquer les impératifs moraux kantiens à la réhabilitation définitive de la diplomatie tsariste. Cela se concrétisa au moment où les armées russes avançaient en Galicie et que tout espoir de conquérir Königsberg n’était pas encore perdu. L’annexion philosophico-patriotique par Plékhanov du penseur de Königsberg ne pouvait pas ne pas élargir la pensée social-patriote. Depuis, beaucoup d’eau a passé sous le pont ! Pas besoin de Kant pour justifier la guerre libératrice des Balkans ou la mission historique du Tsarisme en Perse. Nous attendons de l’école plékhanovienne qu’elle nous explique : en quoi l’occupation de la Perse est un contre-poids moral à l’invasion de la Belgique. Si nos partisans de Kant approuvent la guerre, ils approuvent Grégouss en Galicie; donc ils se doivent d’approuver Liakhov en Perse. Il y a sept ans, ce dernier faisait pendre par les pieds les démocrates de Téhéran, mais il ne s’agissait que de l’expansion pogromiste russe. Maintenant c’est autre chose. Liakhov a appelé au pouvoir le vieux Perse « béni-oui-oui », Fahraman-Farma, et apparaît comme le soutien prédestiné de la Justice et du Droit. Les faits matériels ne sont rien si l’idée ne les spiritualise pas.

A l’opposé, dans le champ d’action du social-patriotisme se tient le sieur Alexinsky. Le rapport entre ce type et « l’impératif moral » est à peu près le même qu’entre ma tante et le Code criminel. D’un autre côté, peut-on considérer ses « travaux » comme de la littérature ? Et pourtant on ne peut pas plus l’exclure de la branche social-patriote qu’on ne retire une parole d’une chanson. Sans lui, sans son parfum si particulier, le social-patriotisme est insipide. En fin de compte, retirez Plékhanov qui réconcilie Kant et Liakhov, retirez Alexinsky qui devrait être soumis à un examen médical… que reste-t-il ? Avksentiev et Voronov, Argounov et Bounakov, c’est-à-dire des publicistes qui descendent en droite ligne de Tiapkine-Liapkine, de Kifa-Molciévitch, dans le meilleur cas de Kozma-Proutkov. Cette filiation spirituelle a sa supériorité, sans contredit, car elle témoigne de traditions bien enracinées et s’avère être même un guide indispensable au social-nationalisme. Tiapkine-Liapkine… le petits-fils est semblable au grand-père… il ne s’embarrasse pas de méthodes… là réside sa force. Bien sûr, rien n’en sort qu’une imbécillité délirante, « il y arrive tout seul, par la vertu de son seul esprit ». La remarque : « Beaucoup d’esprit est pis que son absence totale », ne s’applique en aucun cas à nos sociaux- patriotes…

Qui a lu le journal disparu Novosti et lit maintenant Prisiv, respire, content ou non, toutes les bouffées des parfums de Kifa-Mokiévitch et de Tiapkine-Liapkine. « Ici un motif fin et plus politique… » ainsi commence leur article de tête. Cela signifie exactement : « La Russie… oui… veut mener la guerre… et les ministères… » En plus simple, pour Novosti, comme pour son descendant Prisiv, c’est l’Allemagne qui veut mener la guerre, et les ministères russes montent la garde pour protéger la démocratie.

Ces derniers mois, la presse social-patriote s’est enrichie d’une nouvelle publication… (Il ne manquait plus qu’elle !) Svobodnoe Slovo de Deutsch, publiée à New-York. Nous ne pouvons nous permettre d’en parler ! Autrement Deutsch nous rappellerait qu’à l’âge où nous nous traînions sous la table, il avait déjà derrière lui la théorie de la plus-value et nous démontrerait, aussi clair que le deux fois deux, que nos articles seraient une offense envers notre grand-tante dont il a écrasé les orteils le 13 Janvier 1876.

Nous pourrions lui rétorquer que nous n’avons jamais eu une telle parente ! Mais cela exigerait des témoins, des recherches dans les actes d’état-civil, trop de témoignages. Il vaut mieux esquiver le danger. Il nous reste encore la littérature légale social-patriote. Il est indubitable que la production politique de Masslov et de Tchérévanine soit directement influencée par les histoires de Tiapkine-Liapkine. A la lecture de Nacha Zaria et de Naché Diêlo on peut difficilement croire que le Marxisme, en Russie, a livré une telle lutte au « subjectivisme et au libéralisme » et que la Social-démocratie russe ait passé par l’épreuve de 1905. Sous la phraséologie « pseudo-marxiste », passe le bout de l’oreille du citoyen que l’Allemand a mis en colère.

Reconnaissons cependant que cette presse n’a pas la stupidité et les traits caricaturaux de la presse social-patriote émigrée. Nul doute que la proximité de Sazonov et de Khvostov n’exerce une action salutaire. Mais le plus grand service est rendu… par la censure. Elle fournit à notre presse la possibilité de ne pas pousser ses démonstrations jusqu’au bout, de ne pas « méditer » ses pensées jusqu’au fond. Que de réputations libérales et radicales ont été sauvées au bon vieux temps ! Elles n’avaient pas de meilleur conseiller que la censure ! Mais malheureusement pour nos sociaux-patriotes, nous ne sommes plus au bon vieux temps ! La Révolution a éclaté il y a 10 ans ! Ce qu’on ne démontre pas maintenant, on le fait ! Ouspensky a écrit : « La caractéristique de “ l’Intelligentsia ” russe est ” l’honorabilité de la pensée “ et “ le parasitisme de Faction “ ». A la vue des rédacteurs de Naché Diélo, nous pensons que « l’honorabilité » est écrasée par le « parasitisme ».

Nos sociaux-patriotes l’on bien senti, et ils préparent pour le Nouvel An un ouvrage collectif rédigé par les vingt députés (comme en Allemagne exactement) qui ont voté contre les crédits militaires. Cette œuvre s’intitulera « Auto-défense » (auteurs : Potriessov, Bibik, Koubikov, etc.).

S’il faut en croire la presse légale (en ce cas particulier aucune raison de ne pas la croire), le caractère de cet ouvrage fondamental est tel qu’il ne nous restera plus qu’à le désigner du doigt aux masses en proclamant : « Ici reposent les cendres de vingt ex-sociaux- démocrates ! »

Kommentare