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Léon Trotsky 19170321 Contre qui et comment défendre la révolution

Léon Trotsky : Contre qui et comment défendre la révolution

[Novy Mir, No. 942, 21 mars 1917. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 293-295]

L’Impérialisme, chez nous comme partout ailleurs, découle des bases mêmes de la production capitaliste. Mais le développement de notre Impérialisme s’est accéléré sous l’influence de la contre-révolution. Nous en avons déjà parlé. Quand la bourgeoisie épouvantée par la révolution refusa son propre programme d’agrandissement du marché intérieur par la distribution des terres des « land-lords » aux paysans, elle consacra toute son attention à la politique mondiale. Le caractère anti-révolutionnaire de notre Impérialisme ressort avec toute son impudence. La bourgeoisie impérialiste promettait, en cas de succès, de meilleurs salaires et essayait d’acheter les meilleurs ouvriers par des places privilégiées dans l’industrie de guerre. La bourgeoisie promettait des terres aux moujiks. « Aurons-nous ces nouvelles terres ? – ainsi raisonnait le paysan moyen, qui avait perdu tout espoir de recevoir les terres des nobles, ces dernières, en tout cas, ne pourront que diminuer, et ainsi nous serons plus libres pour en acquérir… »

La guerre fut le moyen, au sens propre du terme, de détourner l’attention des masses populaires des problèmes intérieurs, au premier chef, de la question agraire. C’est un des motifs de l’acharnement déployé par la noblesse libérale et non libérale à soutenir l’Impérialisme bourgeois dans sa conduite de la guerre. Sous le drapeau de « salut du pays », les bourgeois libéraux tentent de tenir entre leurs mains la direction du mouvement révolutionnaire et, dans ce but, hâlent non seulement le « tâcheron du patriotisme » Kérensky, mais vraisemblablement aussi Tchkhéidzé, représentant des éléments opportunistes de la Social-démocratie.

La tournure prise par la guerre et la lutte pour la paix reposent brutalement tous les problèmes internes et avant tout, la question agraire… Celle-ci enfonce un coin profond dans le bloc noble, bourgeois, militaire et patriotique. Kérensky devra choisir entre les « libéraux » du 3 juin qui veulent détourner la révolution au profit des capitalistes, et les révolutionnaires qui veulent traiter le problème agraire dans toute son ampleur, c’est-à-dire, confisquer pour le peuple les terres de la couronne, celles aussi des nobles, des monastères et de l’Église Quel que soit le choix personnel de Kérensky, il ne signifiera absolument rien : ce jeune avocat de Saratov « suppliant » dans les meetings les soldats de le fusiller s’ils ne lui accordent pas leur confiance et, en même temps, menaçant les travailleurs internationalistes, ne pèse pas d’un grand poids dans les balances de la Révolution. C’est une autre affaire que de s’occuper des masses paysannes. Les faire basculer de notre côté est le problème actuel le plus aigu, le plus urgent.

Ce serait un crime que de vouloir résoudre ce problème en adaptant notre politique à celle du social-patriotisme en ce qui concerne la paysannerie; l’ouvrier russe irait au suicide en acquittant le prix de son accord avec les paysans par la rupture de ses liens avec le prolétariat européen. Mais il n’y a ici aucune nécessité politique. Nous avons entre les mains une arme plus puissante : alors que le gouvernement des Lvov, Goutchkov, Milioukov et Kérensky se voit obligé de tourner la question agraire, nous pouvons et devons poser celle-ci, dans toute son ampleur, devant les masses paysannes.

Puisque la réforme agraire est impossible, nous sommes pour la guerre impérialiste ! s’écria la bourgeoisie russe après la tentative de 1905-1907.

Tournez le dos à la guerre impérialiste en lui opposant la révolution agraire ! disons-nous aux masses paysannes, en nous référant à l’épreuve de 1914-1917.

Cette question agraire jouera un rôle énorme dans le rapprochement des cadres prolétariens de l’armée et de la masse paysanne. « La terre du seigneur, et non Constantinople ! », dira le soldat-prolétaire au soldat-paysan en lui expliquant les buts de la guerre impérialiste. Du succès de notre propagande et de notre lutte contre la guerre – parmi les ouvriers, en premier lieu, et ensuite parmi les masses des paysans et des soldats, – dépendra la rapidité avec laquelle le gouvernement libéralo-impérialiste sera remplacé par un Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire, s’appuyant directement sur le prolétariat et attirant à lui les populations des campagnes.

Seul un pouvoir ne s’opposant pas à la pression des masses, mais, au contraire, en les guidant, est capable d’assurer le sort de la révolution et de la classe ouvrière. Créer un tel pouvoir est actuellement le problème fondamental de base de la Révolution.

L’Assemblée Constituante n’a, pour le moment, qu’un vernis révolutionnaire. Qui se cache derrière elle ? Qu’apportera cette Assemblée ? Ceci dépendra de ses éléments. Et ceux-ci dépendent de qui convoquera l’Assemblée Constituante et des conditions dans lesquelles se fera cette convocation.

Rodzianko, Milioukov et Goutchkov font tous leurs efforts pour créer une Assemblée Constituante qui leur soit favorable. Leur plus fort atout est le slogan de l’Unité nationale contre l’ennemi extérieur. Maintenant ils vont nous raconter qu’il est indispensable de sauver « les conquêtes de la révolution » de l’emprise des Hohenzollern, et les sociaux-patriotes les accompagneront en chœur.

Il y aurait pourtant quelque chose à sauvegarder, dirons-nous. En tout premier lieu, il faut mettre la révolution à l’abri de l’ennemi intérieur. Il faut, sans attendre l’Assemblée Constituante, balayer la saleté monarchiste dans tous les coins. Il faut enseigner au peuple russe la méfiance vis-à-vis des promesses de Rodzianko et des mensonges de Milioukov. Il faut lancer les millions de paysans contre les libéraux impérialistes, sous le drapeau de la révolution agraire et de la République. Cette tâche ne pourra être accomplie que par un Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire qui écartera les Goutchkov et les Milioukov du pouvoir. Ce gouvernement mettra tout en œuvre pour éclairer, mettre sur pied et unir les couches les plus retardataires, les plus ignorantes des villes et des campagnes. Ce sera seulement grâce à un tel gouvernement et à un tel travail préparatoire, que l’Assemblée Constituante ne sera pas un paravent des intérêts capitalistes, mais un organe effectif du peuple et de la révolution.

Mais comment se comporter vis-à-vis des Hohenzollern, dont les armées menaceront la révolution triomphante ?

Nous avons déjà écrit à ce sujet. La Révolution russe représente un danger incomparablement plus grand pour les Hohenzollern que les appétits et les intentions de la Russie Impériale. Plus vite la Révolution rejetera son masque goutchkov-milioukovien, plus grand sera son retentissement en Allemagne, et plus les Hohenzollern seront incapables d’étouffer la Révolution russe, car ils auront assez à faire en leur propre pays.

Et si le prolétariat allemand ne se soulève pas ? Que ferons-nous alors ?

En somme vous supposez que la Révolution russe peut avoir lieu sans avoir de répercussion en Allemagne – même dans le cas où le mouvement ouvrier prendrait le pouvoir chez nous. Mais c’est absolument impossible.

Mais, même si… ?

Pour le moment nous n’avons pas à nous casser la tête quant à des suppositions aussi invraisemblables. La guerre a fait de l’Europe un vrai baril de poudre. Le prolétariat russe y jette une torche enflammée. Supposer que cette torche ne provoque pas d’explosion, c’est aller contre toutes les lois de la logique et de la psychologie. Mais s’il se produit l’invraisemblable, si les sociaux-patriotes empêchent les prolétaires allemands de se soulever contre les classes dirigeantes, alors, cela va de soi, le prolétariat russe défendrait la Révolution les armes à la main. Le Gouvernement Ouvrier Russe ferait la guerre aux Hohenzollern en appelant les travailleurs allemands à lutter contre l’ennemi commun. De même, si le prolétariat allemand était au Pouvoir, il aurait le devoir de lutter contre la clique des Goutchkov et des Milioukov, afin d’aider le peuple russe à régler ses comptes avec son ennemi impérialiste. Dans ces conditions la guerre menée par le prolétariat ne serait plus qu’une révolution armée. Il s’agirait alors non plus de « Défense de la Patrie », mais de défense de la Révolution et de sa propagation dans les autres pays.

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