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Léon Trotsky 19170317 Deux visages

Léon Trotsky : Deux visages

(Les forces internes de la Révolution russe)

[Novy Mir, No. 938, 17 mars 1917. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 286-289]

Regardons de plus près ce qui se passe. Nicolas est déposé et même, à ce que certains racontent, se trouve sous bonne garde. Les « Cent-noirs » les plus en vue sont arrêtés; les plus haïs ont été tués. Le nouveau ministère se compose de libéraux, d’octobristes et de radicaux de Kérensky. Une amnistie générale a été déclarée.

Ce sont là des faits éclatants, de grands faits. Ce sont les faits les plus visibles au monde extérieur. Sur la base de ces faits, les bourgeoisies européenne et américaine déclarent la révolution terminée et victorieuse. Le tsar et ses « Cent-noirs » ne se sont battus que pour conserver le pouvoir. La guerre, les plans impérialistes de la bourgeoisie, les intérêts des « Alliés », tout cela passait au second plan. Ils étaient prêts à conclure la paix avec l’ennemi pour libérer ainsi des troupes fidèles et les lancer contre leur propre peuple.

Le bloc progressiste de la Douma ne se fiait pas au tsar, pas plus qu’à ses ministres. Ce bloc se composait de diverses fractions de la bourgeoisie. Le bloc avait deux buts : primo, mener la guerre jusqu’au bout, jusqu’à la victoire; ensuite, promulguer des réformes intérieures : plus d’ordre, de contrôle, de responsabilité. La victoire était indispensable à la bourgeoisie pour la conquête des marchés, la mise en valeur des terres, pour son enrichissement. La réforme était indispensable pour obtenir la victoire. Mais le bloc libéralo-progressiste voulait d’une réforme pacifique. Les libéraux s’efforçaient de contrôler la pression de la Douma sur la monarchie et de maîtriser celle-ci avec la collaboration des gouvernements français et anglais. Ils ne voulaient pas de la révolution. Us savaient que la révolution, en amenant les forces ouvrières au premier rang, constituait une menace pour leurs plans impérialistes. Les masses laborieuses – dans les villes, les campagnes et au sein de l’armée – veulent la paix. Les libéraux le savent. C’est pourquoi, ils furent de tout temps des ennemis de la révolution. Il y a quelques mois, Milioukov déclarait : « Si une révolution était indispensable à la victoire, je refuserais la révolution ». Mais grâce à la révolution, les libéraux sont portés au pouvoir. Les journalistes bourgeois ne voient rien d’autre en dehors de ce fait. En tant que ministre des Affaires étrangères, Milioukov a déclaré : la révolution s’est faite au nom de la victoire sur l’ennemi extérieur, et le nouveau gouvernement a l’intention de mener la guerre jusqu’au bout. La Bourse new-yorkaise a ainsi jugé la révolution russe : les libéraux sont au pouvoir, donc il faudra encore plus d’obus.

Parmi les boursicoteurs et les journalistes bourgeois il y a un grand nombre de personnes intelligentes. Mais ils deviennent obtus quand il s’agit de juger les mouvements ouvriers. Il leur semble que Milioukov conduit la révolution, comme ils conduisent leurs propres affaires. Us ne voient que l’expression libéralo-gouvernementale du déroulement des événements, frange d’écume à la surface du courant historique.

Le mécontentement si longtemps contenu des masses a éclaté bien tard, au trente-deuxième mois de la guerre; non pas qu’il était bridé par la contrainte policière, mais parce que les libéraux ont convaincu les masses de la nécessité « patriotique » de la discipline et de l’ordre. Jusqu’au dernier moment où les femmes affamées descendirent dans la rue, que les ouvriers les soutinrent par la grève, les libéraux tentèrent de stopper le cours des événements, semblables à l’héroïne de Dickens qui voulait retenir la marée avec une brosse à laver.

Mais le mouvement vint d’en bas, des quartiers ouvriers. Après des heures et des jours d’indécision, de fusillades, les meilleurs éléments de l’armée fraternisèrent avec les insurgés. Le Pouvoir se montra impuissant, paralysé, anéanti. Les bureaucrates des « Centuries Noires » se cachèrent comme des cafards.

C’est seulement alors que vint le tour de la Douma. Le tsar tenta de la dissoudre à la dernière minute. Il l’aurait fait « suivant l’exemple des dernières années », s’il avait eu la possibilité de le faire. Mais le peuple triomphait déjà dans les rues, ce même peuple qui était sorti pour la lutte, contre la volonté des libéraux. L’armée marchait avec le peuple. Si la bourgeoisie n’avait pas organisé son pouvoir, le gouvernement aurait été constitué par les insurgés. La Douma ne se serait jamais résolue à arracher le pouvoir des mains du tsar. Mais elle ne pouvait pas ne pas profiter de l’interrègne : la monarchie disparaissait de la surface de la terre, le pouvoir révolutionnaire ne s’était pas encore constitué.

Il est hors de doute que les Rodzianko auraient voulu faire machine en arrière. Mais au-dessus d’eux planait le contrôle des gouvernements français et anglais. La participation des Alliés à la formation du Gouvernement Provisoire est indiscutable. Entre les perspectives d’une paix séparée de la part de Nicolas et la prise du pouvoir par les masses, les Alliés préféraient voir le gouvernement aux mains des imperialo-progressistes. La bourgeoisie russe est à court d’argent, et les « conseils » de l’ambassadeur anglais résonnent à ses oreilles comme autant d’ordres. Contrairement à toute son histoire passée, à sa politique, à sa volonté libérale, la bourgeoisie se trouve au pouvoir.

Milioukov parle de la guerre jusqu’ « au bout ». Ces paroles ne lui sont pas sorties facilement de la gorge : il sait qu’elles susciteront l’indignation des masses et les dresseront contre le pouvoir. Mais Milioukov doit s’exprimer ainsi pour les Bourses de Paris, de Londres et… de New York. Il est vraisemblable que Milioukov ait télégraphié sa déclaration à l’étranger, se gardant bien de la faire connaître en Russie. Car Milioukov sait fort bien qu’il ne peut, dans les conditions actuelles, vaincre les Allemands et s’emparer de Constantinople et de la Pologne. Les masses se sont soulevées pour avoir du pain et la paix. La venue au pouvoir de quelques libéraux n’a pas nourri les affamés et n’a pas pansé les blessures. Pour satisfaire les besoins impératifs du peuple, il faut faire la paix. Mais le bloc libéralo-impérialiste ne peut se permettre de faire allusion à la paix. Premièrement à cause des Alliés. Deuxièmement parce que la bourgeoisie libérale porte, devant le peuple, une grande responsabilité de la guerre. Les Milioukov et les Goutchkov ont précipité de concert avec la camarilla « romanovienne », la nation dans cet épouvantable conflit. La perspective de terminer cette guerre néfaste, de retourner au foyer détruit, est à portée du peuple. Milioukov et Goutchkov craignent la fin de la guerre autant que la révolution.

Telle est leur position gouvernementale : ils sont obligés de faire la guerre, tout en ne pouvant escompter une victoire; ils craignent le peuple, et celui-ci n’a pas confiance en eux.

« … Dès le début, prête déjà à trahir le peuple et à traiter avec les représentants de l’ancienne société, car elle appartient elle-même à cette société…, se tenant à la barre de la révolution, non parce que le peuple tenait pour elle, mais parce que le peuple l’avait poussé devant lui… sans confiance en elle-même, sans confiance dans le peuple, se plaignant des classes dirigeantes tremblant devant les classes inférieures, égoïste sur les deux fronts et connaissant son égoïsme, révolutionnaire contre les conservateurs, conservatrice contre les révolutionnaires, ne croyant pas à ses propres slogans, avec des phrases au lieu d’idées, épouvantée par la tempête mondiale et exploitant cette tempête mondiale; banale, car dépourvue d’originalité, originale mais seulement dans la banalité; traître à ses propres désirs, sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, sans mission historique; vieillard maudit qui doit diriger et exploiter des premiers mouvements juvéniles d’un grand peuple; aveugle, sourde, édentée, ainsi apparaissait après la révolution de mars la bourgeoisie prussienne qui détenait le pouvoir ». (Karl Marx).

Dans ces paroles d’un grand maître, on a le portrait achevé de la bourgeoisie libérale russe après notre Révolution de mars. « Sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, édentée, aveugle », tel est son visage politique.

Heureusement pour la Russie et l’Europe, la Révolution russe a deux visages. Des télégrammes nous font savoir qu’un Comité de Travailleurs s’oppose au Gouvernement Provisoire et a déjà protesté contre la tentative des libéraux de confisquer la révolution à leur profit et de redonner le pouvoir à la monarchie.

Si la Révolution s’arrêtait maintenant, comme le voudraient le libéralisme, la coalition des nobles, du tsar et de la bureaucratie elle « éjecterait » Goutchkov et Milioukov, tout comme la contre-révolution prussienne a mis dehors les représentants du libéralisme prussien.

Mais la Révolution ne s’arrêtera pas. Et dans son développement futur, elle balayera de son chemin les bourgeois libéraux comme elle balaie, maintenant, la réaction tsariste.

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