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Léon Trotsky 19170320 La guerre ou la paix ?

Léon Trotsky : La guerre ou la paix ?

(Les forces internes de la révolution)

[Novy Mir, No. 941, 20 mars 1917. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 290-292]

La question qui intéresse avant tout les gouvernements et les peuples du monde entier : quelle influence la Révolution russe aura-t-elle sur le cours de la guerre ? Fera-t-elle se rapprocher la paix ? Ou bien, au contraire, l’enthousiasme révolutionnaire sera-t-il aiguillé vers une prolongation des hostilités ? C’est une question grave. De sa résolution dans l’un ou l’autre sens dépendent la destinée de la guerre, mais aussi celle de la révolution elle-même.

En 1905, Milioukov appelait la guerre russo-japonaise une aventure, et il exigeait la cessation immédiate du conflit. Toute la presse libérale et radicale écrivait dans ce sens. Les plus puissantes organisations industrielles se déclaraient – en dépit de défaites sans exemple – pour la fin de la guerre. Comment expliquer cela ? Par l’espoir d’une réforme intérieure. L’établissement d’un ordre constitutionnel, le contrôle parlementaire sur le budget et sur l’économie, la diffusion de l’enseignement et la réforme agraire auraient dû élever le niveau de vie, faire accroître la population, créer un immense marché intérieur pour l’industrie. II est vrai que la bourgeoisie russe était prête à s’emparer de toute terre étrangère, mais elle escomptait que l’enrichissement des paysans lui offrirait un marché plus puissant que la Mandchourie ou la Corée.

Cependant, il s’avéra que démocratiser le pays et enrichir les paysans n’est pas chose si facile. Ni le tsar, ni sa noblesse, ni la classe des fonctionnaires ne consentirent à céder un pouce de leurs privilèges. Recevoir de leurs mains la machine gouvernementale et des terres ne pouvait se faire par les procédés des libéraux; il fallait la puissante pression des masses. Mais la bourgeoisie n’en voulait pas. Les révoltes paysannes, la lutte sans cesse plus âpre du prolétariat et l’accroissement des troubles dans l’armée rejetèrent la bourgeoisie libérale dans le camp de la bureaucratie tsariste et de la réaction constituée par les nobles. Leur union fut renforcée par la volte-face gouvernementale du 3 juin 1907. De celles-ci naquirent la Douma du même nom et celle qui est actuellement en exercice.

Les paysans ne reçurent aucune terre. Les institutions gouvernementales changèrent plus de forme que de réalité. On ne put obtenir la création d’un riche marché intérieur sur le modèle des fermiers américains. Les classes capitalistes, se réconciliant avec le régime, s’efforcèrent de conquérir les marchés extérieurs. On assista au départ d’un nouvel impérialisme russe, avec une économie gouvernementale et militaire dépravée et des appétits insatiables. Goutchkov siégeait dans la commission de la Défense nationale qui devait accélérer le développement de l’armée et de la flotte. Milioukov élaborait un programme d’annexions et la diffusait à travers l’Europe.

Une très grande part de la responsabilité de la guerre incombe à l’Impérialisme russe et à ses représentants octobristes et kadets : sur ce point, les Goutchkov et Milioukov ne peuvent faire aucun reproche aux Bachi-bouzouks de l’Impérialisme allemand : c’est bonnet blanc et blanc bonnet.

Grâce à la Révolution qu’ils n’ont pas souhaitée et contre laquelle ils luttent, Goutchkov et Milioukov sont au pouvoir. Ils veulent la prolongation de la guerre. Ils veulent des victoires. Et quoi encore ! Ils ont entraîné le pays dans la guerre pour servir les intérêts du Capitalisme. Toute leur opposition au Tsarisme ne provenait que de l’inassouvissement de leurs appétits capitalistes. Tant que la clique de Nicolas se maintenait au pouvoir, la politique étrangère était dominée par des intérêts dynastiques et réactionnaires. C’est pourquoi, à Berlin et à Vienne, on espérait toujours arriver à conclure une paix séparée. Maintenant sur le drapeau gouvernemental sont inscrits les intérêts d’un Impérialisme intégral. « Il n’y a plus de pouvoir tsariste, disent Goutchkov et Milioukov au peuple, vous devez, maintenant, verser votre sang pour l’intérêt national de tous. » Sous ce vocable, les impérialistes comprennent le retour de la Pologne, la conquête de la Galicie, de Constantinople, de l’Arménie et de la Perse. En d’autres termes, la Russie se place au même rang que les autres États européens, et avant tout avec ses Alliés : la France et l’Angleterre.

L’Angleterre est une Monarchie parlementaire, la France est une République. Il y a au pouvoir des libéraux et même des sociaux-patriotes. Mais ceci ne change en rien le caractère impérialiste de la guerre; au contraire, ceci le camoufle. Et les travailleurs révolutionnaires mènent, en Angleterre comme en France, une lutte implacable contre la guerre.

Le changement de l’Impérialisme dynastique en un Impérialisme purement bourgeois ne réconcilie pas le prolétariat avec la guerre. La lutte internationale contre l’Impérialisme demeure notre objectif suprême plus que jamais. Les télégrammes, relatant des manifestations contre la guerre dans les rues de Pétrograd, confirment que nos camarades font courageusement leur devoir.

Les vantardises impérialistes de Milioukov (Écraser l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie) servent, on ne peut mieux, les Hohenzollern et les Habsbourg. Milioukov joue maintenant le rôle de l’épouvantail. Avant même d’avoir procédé à une réforme de l’armée, le Gouvernement Provisoire aide les Hohenzollern à soutenir l’esprit patriotique et à maintenir « l’unité » du peuple allemand qui craquait de tous les côtés. Si le prolétariat allemand en arrivait à croire que le prolétariat russe, la principale force révolutionnaire, tenait pour le gouvernement bourgeois, ce serait un coup terrible pour nos frères d’Allemagne. La conversion des travailleurs russes en une chair à canon patriote au service du libéralisme bourgeois, rejetterait les masses allemandes dans le camp du chauvinisme et freinerait, pour longtemps, le développement de la révolution en Allemagne.

Le premier devoir du prolétariat russe est de montrer que le gouvernement n’a pas l’appui des masses. La Révolution russe doit dévoiler au monde entier sa grande figure, c’est-à-dire son hostilité irrémédiable à la réaction et à l’Impérialisme libéral.

Le futur développement de la lutte révolutionnaire et la création d’un Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire porteraient un coup mortel aux Hohenzollern, car ils donneraient une forte impulsion au mouvement révolutionnaire allemand, ainsi qu’aux masses des autres nations européennes. Si la première Révolution russe de 1905 a provoqué des révoltes en Asie, en Perse, Turquie et en Chine, la deuxième marquera le début d’une gigantesque lutte sociale et révolutionnaire en Europe. Celle-ci, seule, apportera une paix durable à l’Europe couverte de sang.

Non, le prolétariat russe ne se laissera pas enchaîner au char de l’Impérialisme milioukovien. Sur les étendards de la Social-démocratie russe, plus vifs que jamais, brillent les slogans de l’Internationalisme intransigeant :

A bas les Rapaces impérialistes !

Vive le Gouvernement Ouvrier Révolutionnaire !

Vive la paix et la fraternité entre les peuples !

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