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Léon Trotsky 19170617 Le pacifisme au service de l’impérialisme

Léon Trotsky : Le pacifisme au service de l’impérialisme1

[Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 266-271]

Il n’y a jamais eu autant de pacifistes, maintenant que les gens s’étripent dans tous les coins de la planète. Chaque époque possède sa technique et ses formes politiques, mais aussi son style d’hypocrisie. Il fut un temps où les hommes s’égorgeaient pour la plus grande gloire du Christ et l’amour du prochain. Maintenant le Christ n’est invoqué que par les gouvernements les plus arriérés. Les peuples évolués se massacrent au nom du Pacifisme. Wilson, au nom de la Ligue des Nations et d’une paix durable, a lancé son pays dans la guerre. Kérensky et Tséretelli exigent une offensive pour « accélérer la fin de la guerre ». A cette époque manque son Juvénal ? Mais il faut bien ajouter que les moyens satiriques les plus puissants demeureraient désarmés devant la bêtise et la lâcheté triomphantes.

Le pacifisme est de la même veine que la démocratie. La bourgeoisie a fait le grand essai historique de rationaliser les relations humaines, c’est-à-dire d’enserrer la tradition aveugle et obtuse par les constructions de l’esprit critique. Les corporations, les privilèges, l’absolutisme monarchiste, tout ceci était l’héritage du Moyen Age. La bourgeoisie réclamait l’égalité juridique, la libre concurrence et des méthodes parlementaires pour diriger les affaires publiques. Elle appliqua naturellement son critère rationaliste aux relations internationales. Ici elle se heurta à la guerre comme à une méthode de solution des questions, mais qui est la négation même « de l’esprit ». Elle commença à démontrer aux peuples – par le langage de la poésie, de la morale et de la comptabilité – qu’il leur est plus avantageux de se soumettre aux règles d’une paix éternelle Telles sont les racines logiques du pacifisme.

Dès la naissance même, on avait déposé en lui un vice fondamental caractéristique de la démocratie bourgeoise : ses critiques ne font qu’effleurer les événements politiques, sans oser approfondir les bases économiques. Avec l’idée d’une paix éternelle fondée sur des accords de « raison », le Capitalisme a agi encore plus cruellement que lorsqu’il était guidé par les idées de liberté, de fraternité et d’égalité. En rationalisant la technique, mais en ne modifiant pas l’organisation collective de la propriété, le Capitalisme a créé des armes de destruction dont n’aurait pas osé rêver le Moyen Age « barbare ».

La détériorisation constante des relations internationales et l’accroissement illimité du militarisme arrachèrent au pacifisme sa plate-forme objective. D’un autre côté, ces conditions l’ont appelé à une nouvelle vie qui se différencie de la première, comme le soleil couchant rouge sang, de son lever.

Les dix années précédant la guerre furent l’époque de ce que l’on appela « la Paix armée ». Pendant tout ce temps, il est vrai, eurent lieu des expéditions et des campagnes, mais dans les colonies. Se déroulant sur les territoires de peuples faibles et attardés, en Afrique, Asie, Indonésie, ces guerres préparaient la guerre mondiale. Mais, comme après 1871, il n’y avait pas de guerre en Europe, la petite-bourgeoisie s’habitua à regarder l’accroissement de l’armée comme une garantie de paix.

Les gouvernements capitalistes et les rois n’avaient, on s’en doute, rien contre une pareille conception. Et les conflits s’amoncelaient préparant l’explosion finale.

Le pacifisme théorique et politique a la même valeur que l’enseignement de l’accordéon pour les réformes sociales. Les antagonismes entre les nations ont les mêmes racines que ceux entre les classes. Si l’on admet la possibilité de résoudre lentement les contradictions de classe, alors il faut être du même avis pour l’apaisement et la régularisation des relations internationales.

La petite-bourgeoisie a été le foyer de l’idéologie démocratique avec toutes ses traditions et ses illusions. Elle s’est renouvelée pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, mais elle ne quitta pas la scène. Dans le même temps que les développements de la technique enterraient irrémédiablement son rôle économique, le suffrage universel et le service militaire obligatoire lui conféraient, grâce à sa puissance numérique, une importance politique. Le grand Capital, pour autant qu’il n’effaça pas la bourgeoisie de la surface terrestre, se la soumit à l’aide du système de crédit. Il ne restait plus aux représentants du Capitalisme qu’à la subordonner dans l’arène politique par l’octroi d’un crédit fictif à ses préjugés et ses théories. Voici le motif, comme nous avons pu l’observer, de l’épanouissement trompeur de la bourgeoisie avec le réformisme et le pacifisme. Le Capitalisme asservit la petite-bourgeoisie en usant des préjugés de cette dernière.

C’est en France que l’on observa le plus clairement ce processus à deux faces. Là règne le Capitalisme qui s’appuie sur la petite-bourgeoisie la plus conservatrice du monde. Grâce aux emprunts étrangers, aux colonies et à l’alliance avec l’Angleterre et la Russie, les sphères financières de la Troisième République se trouvèrent entraînées dans les intérêts et les heurts de la politique mondiale. Pourtant le petit-bourgeois est provincial jusqu’à la moelle des os. Il a toujours senti une répugnance instinctive pour la géographie et a toujours craint la guerre pour la bonne raison qu’il a un fils unique qui doit hériter de son affaire et de ses meubles. Ce petit-bourgeois a envoyé au Parlement un radical qui lui a promis de sauvegarder la paix – d’une part au moyen de la Ligue des Nations, de l’autre par les Cosaques qui doivent tenir le Kaiser au collet. Le député radical, un avocat de province, est venu à Paris, non seulement avec d’excellentes intentions pacifistes, mais avec une totale ignorance de la situation du Golfe Persique et de la nécessité du chemin de fer jusqu’à Bagdad. Cette majorité radicale constitue un ministère radical qui se trouve empêtré par toutes les obligations et les intérêts financiers de la Bourse en Russie, en Afrique et en Asie. Ne cessant pas de prodiguer de belles phrases pacifistes, le ministère continua une politique mondiale qui entraîna la France dans la guerre.

Le pacifisme anglais, et aussi le pacifisme américain, avec toutes les différences que cela comporte de formes d’idéologie, accomplit le même travail. Il rassure le petit-bourgeois qui craint de perdre dans des bouleversements tout ce qui reste de son indépendance. Il le berce de ses chants sur le désarmement, les droits des peuples, le tribunal mondial, pour ensuite le livrer au Capitalisme impérialiste qui mobilise tout : la technique, l’Église, l’art, le pacifisme et le « socialisme » patriotique.

« Nous avons toujours été contre la guerre, dit le citoyen français, donc la guerre nous a été imposée et, au nom des idéaux pacifistes, nous devons la mener jusqu’au bout. » Et le président des pacifistes français, le baron d’Estournelles de Constant, soutient triomphalement cette philosophie pacifiste d’une guerre impérialiste : la guerre jusqu’au bout.

La Bourse anglaise a mobilisé les pacifistes, tels le libéral Asquith et le démagogue radical Lloyd George. « Si ces gens-là mènent la guerre, se disent les masses, cela signifie que le bon droit est de notre côté. » Ainsi le pacifisme occupe un poste de responsabilité dans l’économie de la guerre au même titre que le bourrage de crânes et les emprunts gouvernementaux.

L’aide apportée par le pacifisme petit-bourgeois à l'Impérialisme se dévoile plus brutalement encore aux U.S.A. Ce sont les banques et les trusts qui mènent la vraie politique plus que partout ailleurs dans le monde. Déjà avant la guerre, les U.S.A., grâce à l’énorme développement de l’industrie et du commerce extérieur, s’avançaient systématiquement sur la voie d’une politique mondiale. La guerre européenne imprima à ce développement impérialiste un tempo fiévreux. Alors que des personnes très bien intentionnées, tels que Kautsky, nourrissaient l’espoir que les horreurs de la guerre européenne inspireraient à la bourgeoisie américaine une profonde aversion pour le militarisme, l’influence des événements s’exerçait, non psychologiquement mais matériellement, et conduisait aux résultats opposés. Les exportations américaines, qui atteignaient, en 1913, la somme de 2.466 millions de dollars, arrivaient à la hauteur incroyable, en 1916, de 5.481 millions. L’industrie de guerre s’adjugeait, bien entendu, la part du lion. La cessation brutale des exportations, après la déclaration de guerre sous-marine totale, n’était pas seulement l’arrêt soudain de profits gigantesques, mais la menace d’une crise, encore jamais vue, de toute l’industrie américaine sur le pied de guerre.2 Le Capitalisme s’adressa au gouvernement : « Tu as protégé le développement de notre industrie sous le drapeau du pacifisme et de la neutralité, maintenant Tu dois garantir nos ventes. » Si le Pouvoir ne peut assurer la « liberté des mers », c’est-à-dire la liberté de se nourrir du sang européen, il peut procurer un nouvel écoulement aux produits de l’industrie de guerre en Amérique même. En alimentant la guerre européenne, on est arrivé à la nécessité de militariser les U.S.A., tout de suite, en catastrophe.

Cette tâche devait rencontrer l’opposition des grandes masses populaires. Faire se préciser ce mécontentement mal défini et le faire se dissoudre dans le courant patriotique devint le problème intérieur essentiel du Pouvoir. L’ironie de l’Histoire a voulu que le « pacifisme » officiel de Wilson et le pacifisme « oppositionnel » de Bryan furent les plus puissants moyens mis en œuvre pour résoudre ce problème : éducation militariste des masses.

Bryan se dépêcha de donner un grand retentissement à la répugnance naturelle des fermiers et des « petites-gens » pour la politique militariste, la soldatesque et l’augmentation des impôts. Mais, tout en envoyant des tonnes de pétitions et des wagons de députations à son collègue en place au gouvernement, Bryan se souciait pardessus tout de briser ce que ce mouvement pouvait avoir d’acéré. « Si l’affaire est poussée jusqu’à la guerre, télégraphiait Bryan à un meeting contre la guerre à Chicago, nous soutiendrons le gouvernement, cela va de soi; mais, pour le moment, notre devoir le plus sacré est de protéger notre peuple des horreurs de la guerre et de faire, pour cela, tout ce qui est en notre pouvoir. » En ces quelques mots se résume le programme du pacifisme petit-bourgeois : « Faire tout ce qui est en notre pouvoir contre la guerre », offrir un exutoire à l’insatisfaction populaire au moyen de meetings inoffensifs, tout en donnant la garantie au Pouvoir qu’il ne rencontrera pas d’obstacles de la part de l’opposition pacifiste.

Le pacifisme officiel n’avait pas besoin d’autre chose, lui qui, incarné par Wilson, a donné au Capitalisme belliciste assez de preuves de sa « capacité de combat » impérialiste. Sur la base des déclarations de Bryan, pour réussir à composer avec sa bruyante opposition, il ne restait plus à Wilson qu’un moyen : déclarer la guerre… C’est ce qu’il a fait. Et Bryan est passé avec armes et bagages dans le camp gouvernemental. Et la petite-bourgeoisie et de nombreux travailleurs se disent : « Du moment que notre gouvernement avec un pacifiste si chevronné que Wilson a déclaré la guerre, que Bryan lui-même l’a approuvé, c’est donc que la guerre était inévitable et qu’elle est juste… » On comprend alors pourquoi le pacifisme « quaker » des démagogues gouvernementaux est si coté à la Bourse militaro-industrielle.

Notre pacifisme menchévik et S.R., à part des différences de formes, joue exactement le même rôle. La résolution, approuvée par la majorité du Comité Panrusse, est non seulement de conception pacifiste, mais impérialiste. Elle proclame que la lutte pour la cessation immédiate de la guerre « est le plus grave problème posé à la démocratie révolutionnaire ». Mais toutes ces prémisses ne sont mobilisées que pour arriver à la conclusion suivante : « Jusqu’à ce qu’il ne soit pas mis fin à la guerre par des efforts démocratiques, la démocratie révolutionnaire russe a le devoir de coopérer activement à l’effort de guerre de notre armée et à la capacité de celle-ci d’agir défensivement et offensivement… » Donc le Comité, à l’instar du Gouvernement provisoire, se place sous la dépendance du bon vouloir de la diplomatie alliée qui ne peut et ne veut liquider le caractère impérialiste de la guerre. « Les efforts internationaux de la démocratie », le comité les subordonne à l’action des sociaux-patriotes qui sont intimement liés à leurs maîtres, les Impérialistes. S’enfermant volontairement dans un cercle enchanté, la majorité du Comité en arrive à la conclusion pratique : l’offensive sur le front. Ce pacifisme qui discipline la petite-bourgeoisie et aboutit à l’offensive reçoit, à n’en pas douter, le meilleur accueil de la part des Impérialistes russes et alliés.

Milioukov déclare : « Il faut attaquer au nom de la fidélité aux Alliés et du respect des accords. » Kérensky et Tsérételli disent : « Il faut attaquer bien que les anciens accords n’aient pas été révisés. » Les arguments sont différents, mais la politique est la même. Ce n’est pas étonnant puisque Kérensky et Tsérételli sont liés au gouvernement avec le Parti de Milioukov. En fait, le pacifisme des Danois et le pacifisme « quaker » d’un Wilson sont au service de l’Impérialisme.

Dans de telles circonstances, la tâche principale de la diplomatie russe n’est pas d’obliger la diplomatie alliée à reviser de vieux accords, mais de la convaincre que la Révolution russe est pleine d’espoirs…, et qu’on peut lui faire confiance. L’ambassadeur russe Bakhmétiev, devant le Congrès des U.S.A., a caractérisé l’activité du Gouvernement Provisoire : « Toutes ces circonstances démontrent que le pouvoir et la signification du Gouvernement Provisoire croissent chaque jour, que, de plus en plus, il s’affirme capable de combattre les éléments de désordre venant soit de la réaction, soit de l’extrême-gauche. Actuellement, le Gouvernement Provisoire est résolu à prendre les mesures les plus énergiques en recourant même, si besoin est, à la force, en dépit de ses efforts constants vers une solution pacifique. »

Ne doutons pas que « l’honneur national » reste parfaitement intact, quand un ambassadeur d’une « démocratie révolutionnaire » prouve à une assemblée américaine ploutocrate la capacité de son gouvernement de faire verser le sang des prolétaires au nom de l’Ordre.

En même temps que Bakhmétiev, chapeau bas, prononçait son méprisable discours, Kérensky et Tsérételli déclaraient « qu’il était impossible de ne pas avoir recours aux armes contre “ l’anarchie de gauche ” et menaçaient de désarmer les ouvriers de Pétrograd. Ces menaces sont venues au meilleur moment : elles ont servi à l’Emprunt russe auprès de la Bourse de New York. « Vous voyez bien, pourrait dire Bakhmétiev à Wilson, notre pacifisme révolutionnaire ne se différencie pas du vôtre qui est boursier, et si vous avez confiance en Bryan, vous devez aussi vous fier à Tsérételli. »

Il ne reste plus qu’à demander : combien faut-il de chair et de sang russes sur les fronts extérieur et intérieur pour garantir l’Emprunt qui doit, à son tour, garantir notre fidélité à la cause des Alliés ?

1 Cet article fut primitivement publié en Amérique, au début de juin 1917. Il est reproduit exactement comme il fut imprimé par l’hebdomadaire pétersbourgeois Vpered.

2 Les exportations des U.S.A. : « Monthly summary of origin commerce of the U.S.A. » (décembre 1916) : il a été exporté vers l’Allemagne et l’Autriche pour moins de … un million et demi. Ces chiffres donnent la clef de l’expression des sympathies.

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