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Léon Trotsky 19170120 Les Leçons d’une grande journée

Léon Trotsky : Les Leçons d’une grande journée

(9 janvier 1905-9 janvier 1917)

[Novy Mir, No. 890, 20 janvier 1917. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 280-282]

Les anniversaires révolutionnaires ne sont pas tant des jours de commémoration que des jours d’enseignement. Particulièrement pour nous autres, Russes. Notre histoire est pauvre. Ce que nous appelions notre existence particulière et originale n’était composée en grande partie que de pauvreté, de grossièreté, d’incapacité et de retard. Seule, la Révolution de 1905 nous a conduits sur la grande route du développement politique. Le 9 janvier, le travailleur pétersbourgeois a frappé rudement aux portes du Palais d’Hiver. Mais l’on peut dire que c’est le peuple russe qui frappait aux portes de l’Histoire. Le portier couronné ne sortit pas. Mais neuf mois après, le 17 octobre 1905, il lui fallut entrouvrir les lourdes portes du Pouvoir et, malgré tous les efforts de la réaction, une petite ouverture est restée pour toujours. La Révolution ne triompha pas. Ce sont à peu près les mêmes personnages qui se trouvent au Pouvoir, comme il y a vingt ans. Mais la révolution rendit la Russie méconnaissable. L’empire de l’immobilisme, de l’esclavage, de l’orthodoxie, de la vodka et de la soumission devint l’empire de la fermentation, de la critique et de la lutte. Là où il n’y avait qu’une pâte à pétrir – le peuple gris et sans formes, « la Sainte Russie » – de nouvelles classes conscientes se sont levées, de nouveaux Partis sont nés avec des programmes et des méthodes de combats. Le 9 janvier, naît une nouvelle Histoire russe. Depuis cette date sanglante, aucun retour en arrière n’est possible, et l’asiatisme maudit des siècles passés ne reviendra plus.

Ce ne sont pas la bourgeoisie libérale, la démocratie petite-bourgeoise, l’Intelligentsia radicale et la multitude paysanne, mais le prolétariat qui a frayé le chemin à la nouvelle Histoire russe. C’est un fait fondamental. C’est sur lui, comme sur des fondations, que nous, sociaux-démocrates, édifions nos conclusions et élaborons notre tactique. Le 9 janvier, marchait à la tête des travailleurs le pope Georges Gapone, figure fantastique où se mêlaient l’aventurier, l’hystérique et le coquin. Sa soutane était le cordon ombilical qui reliait les travailleurs à l’ancienne Russie, « la Sainte Russie ». Mais neuf mois plus tard, pendant les grèves d’octobre, les plus grandes grèves politiques que l’Histoire ait connues, à la tête des travailleurs pétersbourgeois, se trouvait une organisation élue, indépendante : le Comité des Délégués Ouvriers. Il s’y trouvait beaucoup d’ex-partisans de Gapone, mais qui, pendant les quelques mois de révolution, avaient grandi d’une tête, comme toute la classe qu’ils représentaient. Gapone, retourné secrètement en Russie, tenta de reconstituer son organisation et d’en faire une arme à la disposition de Witte. Les partisans de Gapone, les « fidèles », prirent part à nos réunions, mais ils ne firent rien d’autre que de chanter des chants funèbres à la mémoire des victimes du 9 janvier.

Pendant la première période de l’offensive révolutionnaire, le prolétariat obtint la sympathie et même l’appui des libéraux. Les partisans de Milioukov espéraient que les travailleurs frotteraient les côtes du Tsarisme et le rendraient docile à un accord avec l’opposition bourgeoise. Mais la bureaucratie tsariste, habituée depuis des siècles à dominer le peuple, ne se dépêchait pas de partager le pouvoir avec le peuple libéré. En octobre 1905, la bourgeoisie se convainquit que le seul moyen d’accéder au pouvoir était de briser l’épine dorsale du Tsarisme. Mais cette tâche salutaire ne pouvait être accomplie que par la révolution.

Mais toute la difficulté résidait en ceci : la révolution pousse au premier plan la classe ouvrière et la confirme en une hostilité irréductible vis-à-vis non seulement du Tsarisme, mais aussi du Capitalisme. Au cours des mois d’octobre, de novembre et de décembre 1905, nous observâmes que chaque avance révolutionnaire du prolétariat rejetait les libéraux dans le camp tsariste. Tout espoir d’une collaboration entre les travailleurs et la bourgeoisie n’était qu’utopie. Pour qui a vu tout cela et ne l’a pas compris, pour qui rêve encore de soulèvement « général et national » contre le Tsarisme, la révolution et la lutte de classes constituent un livre fermé à sept sceaux (de l’hébreu).

A la fin de 1905, la question se posa brutalement. La monarchie s’était convaincue que jamais la bourgeoisie ne porterait secours aux prolétaires au moment décisif, et elle se résolut à pousser toutes ses forces contre les révolutionnaires. Vinrent les sinistres jours de décembre. Le Comité des Délégués Ouvriers fut arrêté par le régiment Izmaïlovsky. La réponse révolutionnaire fut grandiose. La grève éclata à Pétrograd, le peuple se souleva à Moscou, des mouvements révolutionnaires eurent lieu dans tous les centres industriels, des rébellions se produisirent au Caucase et en Lettonie. Le mouvement révolutionnaire fut écrasé. Il ne manqua pas de « socialistes », ou soi-disant tels, pour conclure que la révolution était impossible sans le secours des libéraux. S’il devait en être ainsi, cela signifierait que la révolution est impossible en Russie.

Notre puissante bourgeoisie industrielle – elle seule est très forte – est séparée du prolétariat par la haine de classes et a besoin de la monarchie pour se protéger. Les Goutchkov, Krestovnikov et Riabouchinsky ne peuvent voir dans le prolétariat que leur ennemi mortel. La moyenne et petite bourgeoisies industrielles n’ont qu’une infime signification dans la vie économique du pays et sont empêtrées dans le réseau de leurs dépendances vis-à-vis du Capital. Les partisans de Milioukov ne jouent un rôle politique que comme commissionnaire de la grande bourgeoisie. C’est pourquoi le leader des Kadets a appelé « loque rouge » le drapeau de la révolution; il a déclaré récemment que s’il fallait la révolution pour vaincre les Allemands, il ne voulait pas de la victoire.

La paysannerie occupe une place énorme dans la vie russe : En 1905, elle devait tomber à son niveau le plus bas. Certes, les paysans chassèrent leurs seigneurs, incendièrent les châteaux, s’emparèrent des terres des nobles, mais les paysans furent maudits à cause de leur négligence, leur inculture et leur incompréhension. Ils se levaient contre leurs oppresseurs locaux, mais ils furent frappés de terreur devant les oppresseurs de toute la nation. Pis encore, les paysans mobilisés ne comprirent pas que le prolétariat versait son sang non pour lui-même mais pour eux et, en tant qu’instrument aveugle au service du Pouvoir, ils écrasèrent l’insurrection en décembre 1905.

Qui se souvient de la tentative de 1905 comprend à quel point sont chimériques et lamentables les espoirs des sociaux-patriotes de faire collaborer les prolétaires et les bourgeois libéraux. En douze ans, le Capitalisme a fait d’énormes progrès. Les moyens et petits bourgeois sont tombés sous une dépendance grandissante des banques et des trusts. Le prolétariat, avec des effectifs accrus, est séparé des classes bourgeoises par un fossé encore plus large qu’en 1905. Si une révolution « nationale générale » n’a pas eu lieu, il y a douze ans, elle a encore moins de chances d’éclater maintenant. Il est vrai que le niveau culturel et politique des paysans s’est élevé. Mais on doit fonder encore moins d’espoirs sur le rôle révolutionnaire de la paysannerie, aujourd’hui moins encore qu’en 1905. Le prolétariat ne peut trouver d’appui réel que chez les prolétaires et les semi-prolétaires des campagnes.

Dans ces conditions, y a-t-il des chances de succès ? nous demande un sceptique. C’est une question particulière; nous nous efforçons de montrer dans les colonnes de Novy Mir que ces chances existent et qu’elles sont solides. Mais avant d’aborder cette question, il nous faut balayer toute illusion quant à une possibilité de collusion entre le Travail et le Capital en lutte contre le Tsarisme. La tentative de 1905 nous enseigne qu’une telle collaboration est une vaine utopie. Examiner à fond cette tentative, en tirer des enseignements, c’est le devoir de tout travailleur conscient et désireux d’éviter des erreurs fatales. C’est dans cet ordre d’idées que nous avons dit plus haut que les anniversaires révolutionnaires ne sont pas des jours de commémoration, mais d’enseignement.

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