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Léon Trotsky 19170315 Pas très calme en Europe

Léon Trotsky : Pas très calme en Europe

[Novy Mir, No. 936, 15 mars 1917. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 276-278]

En Europe règne l’insécurité. De l’Est russe souffle un vent printanier porteur d’alarmes et des clameurs révolutionnaires poussées par les ouvriers de Pétrograd et de Moscou. Il y a deux ans les Hohenzollern et les Habsbourg auraient appris avec joie des nouvelles concernant une révolution en Russie. Mais maintenant ces nouvelles ne peuvent que les remplir d’inquiétude. L’Allemagne est troublée et l’atmosphère est sinistre en Autriche. Les sous-marins allemands, non sans succès, coulent le matériel de guerre allié, mais ils sont incapables de fournir un morceau de pain ou un verre de lait aux mères de famille allemandes. Et les manifestations des femmes affamées à Pétrograd et à Moscou peuvent, demain, provoquer un écho dans le cœur des mères à Berlin et à Leipzig.

Nous devons vaincre, a dit récemment à Dresde, le chef du parti conservateur, le comte Westarp, et nous devons recevoir des dommages de guerre; autrement, après la guerre, le soldat allemand devra payer cinq fois plus d’impôts. Le ministre des Finances en France, M. Ribot, est du même avis que Westarp : il faut vaincre l’Allemagne et recevoir d’elle une contribution de guerre, sans quoi les dirigeants se trouveront dans une mauvaise passe quand il faudra rendre les comptes au peuple. Mais la victoire est actuellement aussi loin qu’au premier jour de la guerre. Et la France, avec sa population qui ne s’accroît pas, a déjà perdu un million et demi de soldats. Et combien de culs-de-jatte, de manchots, de fous, d’aveugles, etc… Ils sont épouvantés, les vantards « patriotes » et les charlatans politiques qui ne connaissent pas la responsabilité, mais connaissent bien la peur. Le Parlement français cherche à en sortir. Qu’entreprendre ? Il s’apprête à expédier par-dessus bord Briand, le père protecteur de tous les aventuriers financiers et politiques, pour le remplacer par un « type » de la même espèce, mais de moindre envergure.

L’Angleterre est aussi en proie au trouble. Lloyd George s’est révélé d’une grande habileté quand il s’est agi de faire un croc-en-jambe à son chef, Asquith. Les gobe-mouches et les simplets s’attendaient à voir Lloyd George écraser les Allemands en un tournemain, mais le pasteur en rupture de ban, placé à la tête des bandits de l’Impérialisme anglais, s’avéra incapable d’accomplir des miracles. La population, tant en Angleterre qu’en Allemagne, se convainc, de plus en plus, que la guerre a débouché sur un cul-de-sac. La propagande contre la guerre rencontre de plus en plus d’échos. Les prisons sont surpeuplées de socialistes. Les Irlandais exigent l’application du Home Rule, et le Pouvoir britannique leur répond en arrêtant les révolutionnaires de l’Eire. Le gouvernement italien, qui a apporté à la guerre plus d’appétit que de forces militaires, ne se sent pas en meilleure position. D’un côté, les sous-marins austro-hongrois créent des difficultés aux importations indispensables de charbon. De l’autre, les socialistes italiens, avec un courage indiscutable, mènent leur propagande contre la guerre. La retraite du dictateur hongrois Tisza ne peut, en aucun cas, réjouir le Premier Italien Boselli. Elle le fait trop penser à sa propre fin.

L’alarme a été sonnée dans les assemblées parlementaires et les cercles gouvernementaux d’Europe. Les crises ministérielles sont dans l’air, et si les chefs « de la guerre nationale », bousculés qu’ils sont, ne sont pas encore remplacés, c’est qu’il y a peu d’aventuriers et d’hommes d’action parlementaires de poids pour vouloir se charger du fardeau du pouvoir.

Pendant ce temps, la machine de guerre œuvre sans répit. Tous les gouvernements souhaitent la paix et la craignent en même temps, car le commencement des pourparlers de paix annonce celui des règlements de comptes. Sans aucun espoir en la victoire, les dirigeants continuent la guerre en intensifiant ses méthodes de destruction. Et il devient clair que seule l’intervention d’une troisième force pourra mettre fin à la mutuelle destruction des peuples européens. Cette troisième force ne peut être que le prolétariat révolutionnaire.

La peur devant son intervention inévitable fait la force des gouvernants. Les crises ministérielles et les bisbilles parlementaires s’effacent devant la peur qu’inspirent les masses trompées. Dans ces conditions, les grèves et l’agitation à Pétrograd et à Moscou prennent une signification politique qui dépasse, de loin, les frontières de la Russie. C’est le commencement de la fin. Chaque acte décisif du prolétariat russe contre le plus indigne de tous les gouvernements indignes d’Europe, sert d’impulsion au mouvement ouvrier dans chaque pays européen. L’écorce de la mentalité patriotique et de la discipline de guerre s’est amenuisée après trente et un mois de guerre; elle est arrivée au bout du rouleau. Encore un coup vigoureux, et elle partira en poussière. Les dirigeants le savent. C’est pourquoi, il ne fait pas très calme en Europe.

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