Léon
Trotsky : lettre aux
amis exilés
(27
février 1928)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 1, janvier 1928 à juillet
1928. Institut Léon Trotsky, Paris 1988, pp. 79-83,
titre : « Le voyage et le premier mois de déportation »,
voir
des
annotations là-bas]
Ceci
pour vous rendre compte brièvement de ce qui est arrivé depuis
notre départ de Moscou. Vous savez sans doute ce qui concerne le
départ lui-même. Nous avons quitté la Gare de Kazan dans un train
spécial (une locomotive, plus le wagon où nous étions). Il a
rapidement rejoint un express qui avait été retenu environ une
heure et demie. Notre wagon a été accroché à l’express à
environ 46 verstes de Moscou. C’est là que nous avons pris congé
de Faina Viktorovna Beloborodova et de notre jeune fils Sérioja qui
nous avaient accompagnés. Nous n’avions rien avec nous dans le
wagon. A la suite d’interminables télégrammes, toutes nos
affaires nous ont finalement été envoyées. Nos bagages nous ont
rejoints seulement le septième ou le huitième jour, quand nous
étions déjà à Pichpek. Le voyage a été très lent à cause des
tempêtes de neige. Nous avons quitté Pichpek en camion – et avons
presque gelé en route. Nous avons traversé en wagon la passe du
Kurdai, pendant 30 verstes environ, puis de là dans une auto envoyée
d’Alma-Ata. Nos bagages suivaient dans un camion, notre escorte
réussissant à perdre en route deux valises contenant les objets les
plus nécessaires. Mes livres sur la Chine, l’Inde, etc., sont
perdus.
Nous
sommes arrivés à Alma-Ata tard dans la nuit du 25 janvier et nous y
sommes installés dans un hôtel. En toute conscience, je dois
reconnaître qu’il n’y avait pas de punaises. De façon générale,
c’était assez ignoble la vie dans cet hôtel (je dis cela parce
que maintenant l’ « autocritique » est reconnue officiellement
nécessaire). Dans la perspective du prochain transfert du
gouvernement du Kazakhstan à cet endroit, toutes les maisons d’ici
sont « sur le registre ». Ce qu’on appelle poliment la «
paperasserie » a commencé à retarder les choses. Ce n’est qu’à
la suite des télégrammes que j’ai adressés à Moscou aux
personnages les plus exaltés qu’on nous a enfin donné notre
propre logement, après trois semaines à l’hôtel. Il nous fallait
acheter de quoi manger, restaurer la cheminée démolie et de façon
générale, nous bâtir une maison – bien que pas selon le système
de planification d’État. L’entreprise n’est pas encore
terminée aujourd’hui, car notre précieuse cheminée soviétique
n’est pas encore chaude. Pendant le voyage, j’ai eu un nouvel
accès de fièvre qui a repris ici de nouveau. Pourtant, de façon
générale, je me sens très bien.
Lorsque
les lettres des deux malheureux mousquetaires ont paru dans les
journaux, je me suis souvenu pour la n-ième fois des paroles
prophétiques de Sergei : « Il ne faudrait pas faire bloc avec
Iossif ou Grigori. Iossif nous trahira et Grigori se défilera. »
Bien sûr, Grigori s’est défilé. Pourtant le bloc était justifié
dans la mesure où c’était un bloc entre les ouvriers avancés de
Moscou et de Petrograd. Il semble que les malheureux mousquetaires
s’attendaient à être pardonnés après leur lettre pathétique et
stupide. Mais non. La Pravda
a gracieusement publié le démenti de Maslow, qui plantait le clou
dans la tête. En dépit de tant d’aspects négatifs, il y a au
moins un aspect positif, que ces nombres imaginaires quittent la
scène – sans doute pour de bon.
Je
suis en train d’étudier beaucoup l’Asie, sa géographie, son
économie, son histoire, etc. Jusqu’à présent, je n’ai reçu
que deux journaux, la Pravda
et Ekonomicheskaya
Jizn.
Je les lis avec un grand zèle. Je manque terriblement de journaux
étrangers. J’ai déjà écrit là où il faut demandant qu’on
m’en envoie, même s’ils ne sont pas récents. En général, le
courrier arrive ici avec un grand retard et de façon très
irrégulière. D’abord il y a eu la phase des tempêtes de neige.
Puis il s’est révélé que le courrier en voiture à cheval entre
Pichpek et Alma-Ata était mal organisé. Le journal local, le
Djetsiu
Iskra
(qui paraît trois fois par semaine) promet que les irrégularités
de la poste seront surmontées (« dépassées ») parce que des
négociations ont commencé avec un nouveau contracteur. En un mot, «
les choses vont être réglées ».
Les
événements de l’Inde exigent une attention particulière. Leur
base économique semble être la profonde crise de l’industrie
indienne, qui s’est répandue rapidement pendant la guerre
impérialiste, mais qui est maintenant contrainte de reculer sous la
pression des produits étrangers, japonais en particulier. C’est
apparemment ce qui a donné au mouvement national-révolutionnaire
toute son envergure. Le rôle du parti communiste indien n’est pas
du tout clair. Les journaux rendent compte de l’activité en
province de « partis ouvriers et paysans ». Il y a des raisons de
s’inquiéter de ce nom même. A une époque, on affirmait aussi que
le Guomindang était un parti ouvrier et paysan. Comment cela peut-il
être autre chose qu’une répétition ?
L’antagonisme
anglo-américain est finalement arrivé sur le devant de la scène
dans toute sa gravité. C’est maintenant le facteur fondamental
dans la politique et la situation mondiale. Nos journaux cependant
simplifient à l’excès quand ils dépeignent la situation comme si
l’antagonisme anglo-américain qui prend de l’intensité, devait
mener directement à la guerre. On ne peut douter qu’il y aura
quelques tournants brusques supplémentaires dans cette affaire. Car
la guerre serait trop dangereuse pour les deux. Ils feront bien des
efforts pour arriver à un accord et à la paix. Mais, si on prend
l’affaire en général, le processus va à pas de géant vers une
conclusion sanglante.
Je
suis en train de traduire le Herr
Vogt
de Marx pour l’institut Marx et Engels. Pour réfuter quelques
dizaines de calomnies de Karl Vogt, Marx a écrit un livre de 200
pages en petits caractères, alignant les documents et les
dépositions des témoins et analysant les preuves directes et les
éléments circonstanciels... S’il nous fallait nous mettre à
réfuter à cette échelle les calomnies staliniennes, il nous
faudrait publier une encyclopédie de mille volumes.
Ce
n’est que récemment qu’ils annonçaient : « Nous avons
radicalement détruit l’Opposition. Assez de polémique désormais.
Mettons-nous au travail constructif pratique. » Au lieu de cela
s’est ouvert un nouveau chapitre de polémique et cette fois, pour
ne pas répéter le vieux répertoire défraîchi, ils jugent
nécessaire de polémiquer sur le nombre de valises et de boîtes
avec lesquelles nous voyageons (triplant leur nombre pour faire plus
d’effet) et sur notre chien de chasse. Ma chère chienne Maya n’a
même pas idée qu’elle a été jetée dans la grande politique.
Soit
dit en passant, à propos de chasse, je suis venu ici avec une idée
excessive de la richesse et de la variété du gibier local. Au cours
des dernières années, le gibier a été impitoyablement massacré.
Bien sûr, il en reste, mais il faut faire des dizaines de verstes
pour l’atteindre. Je ne suis pas encore allé à la chasse. Une
fois, Ljova a fait une sortie de vingt-cinq verstes environ mais sans
résultat (peut-être parce qu’ils ont dormi après l’aube ce
matin-là). Dans huit ou dix jours commenceront les déplacements du
printemps. Je ferai alors un voyage à la rivière Ili (qui se jette
dans le lac Balkhach). N’oubliez pas que je vis virtuellement en
Chine. On dit qu’il passe ici de très nombreux vols d’oiseaux
savages. Près du Balkhach lui-même, on trouve des léopards des
neiges et même des tigres. Avec ces derniers, j’ai l’intention
de signer un pacte de non-agression.
J’ai
déjà indiqué la lenteur de la distribution du courrier. Mouralov
m’a écrit le 24 janvier (il me l’a télégraphié). Nous sommes
le 27 février et je n’ai pas encore reçu sa lettre. J’ai réussi
à échanger des télégrammes avec presque tous les amis.
Sérébriakov est le seul de qui je n’aie reçu aucune réponse. Il
n’est arrivé aucune lettre, de qui que ce soit, sauf une carte
postale de Sibiriakov, en route vers le lieu de son exil.
Notre
logement est au milieu de la ville qui est une zone bien mauvaise. En
avril ou mai, nous projetons de nous déplacer vers les orchidées,
c’est-à-dire plus haut dans les montagnes où le climat est
incomparablement plus sain. Le temps ici est déjà printanier.
Presque toute la neige a fondu (il y en a eu une quantité
exceptionnelle cette année).