Léon
Trotsky : Au Sein du bloc centre-droite
(20
mars 1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, p. 90-97,
voir des
annotations
là-bas]
Nous
vous communiquons les derniers renseignements que nous avons reçus
concernant la situation créée dans le bureau politique et autour de
lui. Nous garantissons absolument l’exactitude de nos
renseignements, vérifiés pour la plupart d’entre eux de deux ou
trois façons. Nombre des remarques rapportées ici le sont
textuellement.
Le
compte rendu de la conversation entre Kamenev et Boukharine a été
publié le 20 janvier. Ce document a accéléré le conflit dans les
hautes sphères, il a littéralement assommé la base. Sa publication
a déjoué les plans des combinaisons de Zinoviev et Kamenev. Le
bureau politique s’est réuni trois jours sur cette question. C’est
sur cette question qu’ils ont rompu. La fraction Staline a décidé
d’éliminer Boukharine, Tomsky et Rykov du bureau politique au
plénum suivant. Les droitiers se préparent à la résistance
passive. Les staliniens triomphent : ils ont remporté une victoire
totale et facile. Notre brochure a été republiée par le comité
central, car tout le monde disait : « Nous avons appris ce qui se
passait par l’Opposition, pas par le comité central. » La
signification politique de la brochure et sa popularité sont
immenses. Tout le monde dit : « Oui, on mène le parti les yeux
bandés. »
Le résultat est que le bureau politique et le présidium de la
commission centrale de contrôle ont fait un procès presque formel
du « trio ». Nous donnons là-dessus quelques détails.
En
décembre et janvier, Kamenev a rencontré très souvent Boukharine
chez Piatakov
.
Voici ce que raconta Boukharine sur les préparatifs du plénum :
«
La situation de nos forces à la veille du plénum était telle que,
tout en séjournant à Kislovodsk, j’écrivais des articles pour la
Pravda,
Rykov ne perdait pas de vue la politique économique, tandis que
Ouglanov*,
qui était d’une humeur très combative, avait été invité à se
tenir tranquille pour ne donner à Staline aucun prétexte
d’ingérence dans l’organisation de Moscou. Ouglanov ne put
tenir. Il fit une sortie au 9e
plénum du comité de Moscou, fut écrasé et, perdant la tête, dit
des stupidités sur des erreurs imaginaires qu’il aurait soi-disant
commises, etc. J’appris que Rykov avait achevé ses thèses sur
l’industrie pour le plénum. Je sentais que Staline pouvait rouler
Rykov au bureau politique et rendre encore plus mauvaises ces thèses
déjà médiocres. Comme je ne pouvais prendre part à la prochaine
réunion du bureau politique si je prenais le train, je partis en
avion. Nous atterrîmes à Rostov. Les autorités locales
m’accueillirent avec des propos suspects sur les ennuis que je
pourrais avoir si je continuais mon voyage aérien etc., et je les
envoyai au diable. Nous avons décollé. Nous nous sommes posés à
Artemovsk. A peine avais-je quitté la cabine qu’on me remit une
enveloppe scellée contenant une dépêche du bureau politique qui
m’intimait l’ordre d’interrompre mon voyage — à cause de
l’état de mon cœur ! Je ne m’étais qu’à peine fait
connaître que des agents du GPU emmenèrent le pilote et que se
présenta une délégation d’ouvrière qui me demandaient un
exposé. Je demandai quand partait le prochain train. Il apparut
qu’il n’y en avait pas de 24 heures. Je dus donc faire la
conférence. »
Kamenev
: « Alors c’est vous qui avez rédigé la résolution sur la lutte
contre la déviation de droite ? »
Boukharine
:
«
Bien sûr. Je devais montrer au parti que je n’étais pas un
droitier. Je suis arrivé à Moscou le vendredi; la réunion du
bureau politique avait eu lieu le jeudi. Je regardai tout de suite
les thèses ; elles n’étaient de toute évidence pas satisfaisante
et je demandai une réunion du bureau politique. Molotov ne voulait
pas. Il m’insulta, cria que j’empêchais un travail harmonieux,
me dit de m’occuper de ma santé et autres choses semblables. Le
bureau politique fut convoqué, je réussis à faire adopter
plusieurs amendements, mais la résolution demeurait ambiguë malgré
tout. Nous avons fait un bilan. L’organisation de Moscou était en
déroute ; nous avons décidé de faire face, rédigeant onze
paragraphes de revendications pour la révocation des staliniens.
Quand on les montra à Staline, il dit qu’il n’y avait pas là un
seul point qui ne pût être réalisable. On choisit une commission
(Rykov, Boukharine, Staline, Molotov, Ordjonikidzé). Un jour passa,
puis deux, puis trois. Staline ne réunissait pas la commission. Le
plénum du C.C. commença. On discuta le premier rapport et on allait
passer sur le second quand nous présentèrent en ultimatum la
demande de réunir la commission. Quand elle se réunit, Staline se
mit à crier qu’il ne permettrait à personne d’empêcher tout un
plénum de travailler. Qu’est-ce que c’est que ces ultimatums?
Pourquoi faudrait-il révoquer Kroumine, etc. Je me fâchai, lui
parlai avec violence, puis je sortis en courant de la pièce. Dans le
couloir, je rencontrai Tovstoukha à qui je remis la lettre préparée
d’avance annonçant ma démission et celle de Tomsky. Staline me
suivait. Tovstoukha lui remit la déclaration. Il la lut entièrement
et partit. Rykov nous dit plus tard qu’il avait les mains
tremblantes. Il exigea qu’on déchire la déclaration dans laquelle
j’annonçais ma démission. Puis ils promirent de révoquer
Kostrov, Kroumine et un troisième. Mais je ne revins pas au plénum.
»
Là-dessus,
Boukharine, montra à Kamenev un document de 16 pages qu’il avait
écrit sur son appréciation de la situation économique. Selon
Kamenev, ce document était plus à droite que les thèses de
Boukharine en avril 1926.
Kamenev
demanda : « Que penses-tu faire de ce document? »
Boukharine
répondit : « Je vais le compléter avec un chapitre sur la
situation internationale et le terminer sur la question de la
situation interne du parti. »
— «
Mais ne deviendrait-il pas une plate-forme ? » demanda Kamenev.
—
Peut-être,
mais n’avez-vous pas aussi écrit des plates- formes ? »
C’est
là que Piatakov intervint dans la conversation en disant : « Je
voudrais de façon pressante vous conseiller de ne pas vous dresser
contre Staline, car il a derrière lui la majorité (La majorité des
fonctionnaires du type Piatakov et même pire !). L’expérience
passée nous enseigne que de telles initiatives finissent mal
(argument remarquable pour son cynisme).
Là
Boukharine lui répondit : « Bien sûr, c’est vrai, mais que
vais-je faire ? » (pauvre Boukharine !).
Après
le départ de Boukharine, Kamenev demanda à Piatakov pourquoi il
avait donné un conseil qui pouvait seulement empêcher le
développement de la lutte. Piatakov répondit qu’il croyait
sérieusement qu’on ne pouvait pas s’opposer à Staline ;
«
Staline est le seul homme qui puisse encore se faire obéir (Des
perles, de vraies perles ! La question n’est pas de savoir quelle
est la voie juste, mais de trouver quelqu’un à qui on puisse “
obéir ” de sorte qu’il n’y ait pas de fâcheuses
conséquences). Boukharine et Rykov se trompent. S’ils pensent
qu’ils vont gouverner à la place de Staline. Ce sont les
Kaganovitch qui vont gouverner et je ne veux pas obéir et je
n’obéirai pas) Kaganovitch (Ce n’est pas vrai, il va aussi obéir
à Kaganovitch).
«
Alors que proposez-vous ? »
— «
Eh bien, on m’a confié la Banque d’État et je vais veiller à
ce qu’il y ait de l’argent dans cette banque ! »
— «
Quant à moi, je ne vais pas m’inquiéter de l’entrée de
chercheurs dans le N.T.U. ; ce n’est pas de la politique. » Puis
ils se sont quittés.
A
la fin de décembre, Zinoviev et Kamenev définissaient ainsi la
situation :
«
Il nous faut nous cramponner au manche. On ne peut y arriver qu’en
soutenant Staline. Donc pas d’hésitation à lui payer le gros prix
! (Les pauvres diables, ils ont déjà payé, mais le gouvernail est
bien loin !). L’un d’eux — Kamenev, je crois — a pris contact
avec Ordjonikidzé. Ils ont parlé pas mal de la justesse de la
politique actuelle du comité central. Ordjonikidzé approuvait.
Quand Kamenev a dit qu’il ne pouvait comprendre pourquoi on les
laissait dans le Centrosoyouz (où Zinoviev travaille), Ordjonikidzé
a répondu : “ C’est encore trop tôt : il faut frayer la voie.
Les droitiers feraient des objections.) (Et si l’on en croit la
résolution, c’est la droite qui est l’ennemi principal.) Kamenev
disait qu’il n’était pas nécessaire de lui donner un poste
élevé, mais que le plus simple serait de lui confier l’Institut
Lénine (mais c’est la source principale des falsifications
staliniennes), qu’il faudrait leur permettre d’écrire pour la
presse, etc. Ordjonikidzé approuva et promit d’en parler au bureau
politique. »
Trois
jours plus tard, Kamenev prit contact avec Vorochilov. Pendant deux
heures, il se mit en quatre devant lui en chantant les louanges de la
politique du comité central. Vorochilov ne répondit pas un mot (ce
qui mérite d’être approuvé). Deux jours plus tard, Kalinine
rendit visite à Zinoviev et resta vingt minutes. Il apportait des
nouvelles de la déportation du camarade Trotsky Quand Zinoviev
commença à vouloir des détails, il
répondit
que rien n’était encore tranché et qu’en attendant, cela ne
valait pas la peine d’en parler. Quand Zinoviev demanda cc qui se
passait en Allemagne, Kalinine lui répondit qu’il ne savait rien :
« Nous sommes jusqu’au cou dans nos affaires à nous. » Plus
tard, comme s’il répondait à la visite de Kamenev chez
Vorochilov, il dit littéralement : « Il (Staline) bavarde sur des
mesures de gauche, mais, dans très peu de temps, il va être obligé
d’appliquer une politique à triple dose. Voilà pourquoi je
l’appuie. » (C’est juste ! De toute sa vie, Kalinine n’a
jamais rien dit et ne dira jamais rien de plus juste et de plus
adéquat.)
Quand
les zinoviévistes ont appris la déportation de Trotsky, ils se sont
réunis. Bakaiev insistait pour qu’ils publient une protestation.
Zinoviev répondit qu’il n’y avait personne auprès de qui
protester parce qu’il n’y avait pas de chef (alors à qui
Zinoviev voulait-il payer le gros prix?) C’est là-dessus qu’on
en resta. Le lendemain, Zinoviev alla voir Kroupskaia
et
lui dit qu’il avait appris par Kalinine l’exil de L. D.
Kroupskaia dit qu’elle en avait aussi entendu parler.
«
Qu’avez-vous l’intention de faire pour lui? » demanda Zinoviev.
«
D’abord vous ne devez pas dire vous,
mais eux,
et deuxièmement, si nous nous décidions à protester, qui nous
écoutera? »
Zinoviev
lui parla de la conversation de Kamenev avec Ordjonikidzé dont
Kroupskaia disait : « Bien qu’il pleure sur l’épaule de tout le
monde, on ne peut avoir aucune confiance en lui. »
Kamenev
rencontra de nouveau Ordjonikidzé qui lui dit qu’il publiait un
travail sur la lutte contre la bureaucratie et lui proposa de
l’aider. Kamenev accepta avec empressement et là- dessus
Ordjonikidzé l’invita avec Zinoviev chez lui. Pendant cette
visite, il fut peu question du travail. Ordjonikidzé leur dit qu’il
avait soulevé la question au bureau politique et que Vorochilov
avait dit : « Pas d’extension de leurs droits. Voyez ce qu’ils
veulent : l’Institut Lénine ! S’ils n’aiment pas le
Centrosoyouz on peut les transférer ailleurs. Quand à faire
imprimer leurs articles dans la presse, ce n’est pas interdit, mais
cela ne veut pas dire qu’on peut tout imprimer ! » (Oh, Vorochilov
!)
«
Bien, et qu’a dit Staline ? »
«
Staline a dit : “ Étendre leurs droits, c’est faire un bloc.
Faire un bloc, c’est partager par moitié. Je ne peux pas. Que
diraient les droitiers ? ” (mais ne sont-ils pas « le pire ennemi
? » Kamenev : « A-t-il dit cela au bureau politique ? »
Ordjonikidzé : « Non, c’était avant la réunion. »
Ils
se sont séparés sans que rien en soit sorti. Zinoviev a écrit une
thèse de deux pages (puisque Ordjonikidzé ne l’aidait pas, il
fallait écrire une thèse) :
«
Le koulak grandit dans le pays, le koulak ne donne pas de pain à
l’État ouvrier, le koulak tire sur les correspondants au village,
sur les fonctionnaires et les tue. Le groupe Boukharine, avec sa
ligne cultive le koulak; donc, pas de soutien à Boukharine.
Aujourd’hui, nous soutenons la politique de la majorité du comité
central tant que Staline combat le nepman, le koulak et le
bureaucrate. » (Ainsi Zinoviev a changé d’avis, il ne veut plus
payer gros prix.)
Kamenev
dit : « Il est impossible d’arriver à un accord avec Staline.
Qu’ils aillent tous au diable! Dans les huit mois qui viennent, je
vais écrire un livre sur Lénine et on verra. » Zinoviev est dans
un état d’esprit différent. Il dit : « Nous ne devons pas être
oubliés, nous devons apparaître à tous les meetings, dans la
presse et ailleurs ; nous devons frapper à toutes les portes et
pousser le parti à gauche (en fait personne n’a fait autant de mal
à la politique de gauche que Kamenev et Boukharine). Et ses articles
sont vraiment publiés. Après tout, la rédaction de la Pravda
a tout à fait adopté le point de vue de Vorochilov. Us ont de
nouveau refusé un de ses articles parce qu’on dit qu’il y
exprimait sa panique devant les koulaks. Au cours des derniers jours,
il est apparu dans des réunions du parti, au Centrosoyouz, à
l’Institut Plékhanov et ailleurs, pour parler à l’occasion du
10e
anniversaire de l’Internationale communiste.
Après
que nous eûmes publié le fameux document (la conversation entre
Kamenev et Boukharine), Kamenev fut convoqué par Ordjonikidzé où,
après quelques réserves (hum, hum !) il confirma par écrit
l’exactitude du rapport. Boukharine fut également convoqué par
Ordjonikidzé et il confirma également. Des réunions communes du
bureau politique et du présidium de la commission centrale de
contrôle eurent lieu les 30 janvier et 9 février. La droite assura
que la brochure était une intrigue « trotskyste ». Ils n’ont pas
nié le fait de la conversation. Ils ont exprimé leur opinion que «
les conditions de travail étaient anormales. Des commissaires,
Kroumine, Saveliev,
Kaganovich
et autres, avaient été placés au-dessus de membres du bureau
politique. On dirige les partis frères en leur criant après. Douze
ans après la révolution il n’y a pas un seul secrétaire de
comité régional élu. Le parti ne participe nullement au règlement
des problèmes. Tout est fait d’en haut ». Ces paroles de
Boukharine furent reçues par des hurlements : « Où avez-vous copié
ça ? Sur qui ? Sur Trotsky ! » Une résolution condamnant
Boukharine a été proposée par la commission. Mais la droite a
refusé de l’accepter, motivant leurs objections par le fait qu’ils
sont déjà « travaillés » dans les rayons.
Lors
d’une séance commune du bureau politique et du présidium de la
commission centrale de contrôle, Rykov a lu une longue déclaration
de trente pages, critiquant la situation économique et le régime
interne du parti. A la conférence régionale de Moscou du parti,
Rykov, Tomsky et Boukharine ont été ouvertement désignés comme la
droite. Mais la presse en a très peu parlé. Le plénum du C.C. a
été reporté au 16 avril, la conférence au 23. Il n’a pas été
possible d’arriver à une conciliation entre Staline et la fraction
de Boukharine (bien que des rumeurs en ce sens aient circulé avec
insistance, sans doute pour que les cellules frappent la gauche).