Léon
Trotsky : Comment cela a-t-il pu arriver?
(25
février 1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, p. 54-58,
voir des
annotations
là-bas]
Comment
a-t-il été possible que cela arrive? On peut répondre à cette
question de deux façons : soit en décrivant le mécanisme interne
de la lutte entre groupes dirigeants soit en faisant apparaître les
forces sociales sous-jacentes les plus profondes. Chacune de ces
approches a de plein droit sa place. Et elles ne s’excluent pas
l’une l’autre ; plutôt, elles se complètent. Il est naturel que
le lecteur veuille savoir d’abord comment s’est produit
concrètement un changement aussi radical dans la direction, par
quels moyens Staline a été capable de devenir le maître de
l’appareil et de le diriger contre les autres. Par rapport à la
question essentielle du réalignement des forces de classes et de la
progression des différentes étapes de la révolution, la question
des groupements de personnes et de leurs combinaisons n’a qu’une
signification secondaire. Mais, dans ces limites, elle est
parfaitement légitime. Et il faut y répondre.
Qu’est-ce
que Staline ? Pour une caractérisation concise, on dirait : c’est
la plus éminente médiocrité du parti.
Il est doué de sens pratique, de volonté forte, de persévérance
dans la poursuite de ses objectifs. Son horizon politique est très
étroit et son niveau théorique également très primitif. Son
travail de compilation, Les
Fondements du léninisme,
dans lequel il a essayé de rendre hommage aux traditions théoriques
du parti, est plein d’erreurs élémentaires. Son ignorance des
langues étrangères — il n’en connaît pas une seule —
l’oblige à suivre de seconde main la vie politique des autres
pays. Il a l’esprit obstinément empirique et dénué d’imagination
créatrice. Aux yeux du groupe dirigeant du parti (dans des cercles
plus larges, il était inconnu), il a toujours semblé destiné à
jouer des rôles secondaires, ou même plus, subsidiaires. Et le fait
qu’il joue aujourd’hui le rôle dirigeant n’est pas tellement
le reflet de sa propre personnalité qu’une caractérisation de
l’actuelle période transitoire d’équilibre instable. Comme l’a
dit Helvétius : « Chaque période a ses grands hommes, et si elle en
manque, elle les fabrique. »
Comme
tout empiriste, Staline est plein de contradictions. D agit par
impulsion, sans perspective. Sa ligne politique est une série de
zigzags. Pour chaque zig ou zag, il invente une banalité théorique
ad
hoc
ou prescrit à d’autres de le faire. Il a une attitude très peu
respectueuse à l’égard des faits et des gens. Il ne trouve jamais
anormal d’appeler blanc aujourd’hui ce qu’il appelait noir
hier. On pourrait sans difficulté dresser un catalogue ahurissant de
déclarations contradictoires de Staline. Je n’en citerai qu’un
exemple, qui convient mieux que d’autres dans le cadre de cet
article. Je m’excuse par avance de ce que l’exemple me concerne
personnellement. Au cours des dernières années, Staline a concentré
ses efforts sur ce qu’on appelle la dé-glorification de Trotsky.
Une histoire nouvelle de la révolution d’Octobre a été
hâtivement bâclée, en même temps qu’une histoire nouvelle de
l’Armée rouge et une histoire nouvelle du parti. Staline a donné
le signal de la révision des valeurs en déclarant le 19 novembre
1924 : « Trotsky n’a pas joué et ne pouvait pas jouer de rôle
particulier dans le parti ou dans l’insurrection d’Octobre ». Il
a commencé à répéter cette affirmation à toute occasion.
On
a rappelé à Staline un article qu’il avait lui-même écrit au
premier anniversaire de la révolution. Cet article disait
littéralement : «< Tout le travail d’organisation pratique de
l’insurrection a été mené sous la direction immédiate du
président du soviet de Pétrograd, Trotsky. On peut dire avec
assurance que le passage rapide de la garnison du côté du soviet et
l’organisation remarquable du travail du comité militaire
révolutionnaire, le parti les doit principalement et avant tout à
Trotsky. »
Comment
Staline est-il sorti de cette embarrassante contradiction ? Très
simplement : en intensifiant le torrent d’invectives dirigé contre
les « trotskystes ». Il existe des centaines d’exemples. Ses
commentaires sur Zinoviev et Kamenev sont remarquables pour leurs
contradictions non moins éclatantes. Et l’on peut être assurés
que, dans un proche avenir, Staline commencera, à sa façon la plus
venimeuse, à exprimer les mêmes opinions sur Rykov, Tomsky et
Boukharine,
qu’il a jusqu’à présent dénoncées comme de perfides calomnies
de l’Opposition.
Comment
ose-t-il se complaire dans des contradictions aussi patentes ? La clé
en est dans le fait qu’il ne fait ses discours ou écrit ses
articles qu’après que son adversaire ait été privé de la
possibilité de répondre. La polémique de Staline n’est que
l’écho tardif de sa technique d’organisation. Ce que le
stalinisme est avant tout, c’est un fonctionnement automatique de
l’appareil.
Lénine,
dans ce qu’on appelle son « testament », a commenté ces deux
traits caractéristiques de Staline, sa brutalité et sa déloyauté.
Mais ce n’est qu’après la mort de Lénine qu’il les a poussés
jusqu’au bout. Staline se préoccupe de créer une atmosphère
aussi empoisonnée que possible dans la lutte interne du parti et
cherche, par ce moyen, à placer le parti devant le fait accompli
d’une scission.
«
Ce cuisinier ne nous préparera que des plats épicés »,
avertissait Lénine, dès 1922. Le décret du G.P.U. accusant
l’Opposition de préparer la lutte armée n’est pas le seul plat
de ce type de Staline. En juillet 1927, c’est-à-dire à une époque
où l’Opposition était encore dans le parti et ses représentants
encore au comité central, Staline souleva soudain la question : «
L’Opposition est-elle réellement opposée à la victoire de
l’U.R.S.S. dans les combats à venir contre l’impérialisme ? »
Inutile
de dire qu’il n’existait pas le moindre fondement à une telle
insinuation. Mais le cuisinier avait déjà commencé à préparer le
plat qu’il appela article 58. Dans la mesure où la question de
l’attitude de l’Opposition à l’égard de la défense de
l’U.R.S.S. a une signification internationale, j’estime
nécessaire, dans l’intérêt de la république soviétique, de
citer des extraits du discours dans lequel j’ai répondu à la
question de Staline :
«
Laissons de côté l’arrogance de la question », ai-je dit dans
mon discours devant le plénum commun du comité central et de la
commission centrale de contrôle en août 1927. « Et nous ne
reviendrons pas pour l’instant sur les termes rigoureusement pesés
par lesquels Lénine caractérisa les méthodes staliniennes — «
brutalité » et « déloyauté ». Prenons la question telle qu’elle
est posée et donnons-lui une réponse. Seuls des Gardes-Blancs
peuvent être contre la victoire de l’U.R.S.S. dans la guerre
future contre l’impérialisme. Pour Staline, il ne s’agit pas de
cela. Au fond, il a en vue une autre question qu’il n’ose pas
affirmer. C’est celle-ci : « L’Opposition pense que la direction
de Staline n’est pas capable d’assurer la victoire de l’U.R.S.S.
? [...] Oui, l’Opposition pense que la direction de Staline rend la
victoire plus difficile [...] Chaque oppositionnel occupera en temps
de guerre au front ou derrière les lignes le poste que le parti lui
confiera et il remplira son devoir jusqu’au bout [...] Mais pas un
seul oppositionnel ne renoncera à son droit et à son devoir de
lutter pour le redressement de la politique du parti [...] Je me
résume: Pour la patrie socialiste? Oui! Pour la politique
stalinienne? Non ! »
Même
aujourd’hui, et bien que les circonstances aient changé, ces
paroles conservent toute leur force et toute leur vigueur.
Avec
la question des prétendus préparatifs de l’Opposition pour la
lutte armée et celle de notre attitude prétendument négative à
l’égard de la défense de l’Union soviétique, je suis obligé
d’attirer l’attention sur un troisième plat, dans le menu des
spécialités staliniennes : l’accusation d’actes terroristes.
Ainsi que je l’ai découvert en arrivant à Constantinople, il a
déjà paru dans la presse mondiale d’obscurs rapports concernant
de prétendus complots terroristes où seraient impliqués certains
groupes de l’Opposition « trotskyste ». La source de ces rumeurs
est pour moi évidente. Dans mes lettres d’Alma-Ata, j’ai souvent
mis mes amis en garde contre le fait que Staline, après avoir pris
la route dans laquelle il s’est engagé, serait dans la nécessité
de plus en plus pressante de découvrir « des complots terroristes »
chez les « trotskystes ».
Attribuer
des plans d’insurrection armée à l’Opposition qui est dirigée
par un état-major de révolutionnaires parfaitement expérimentés
et responsables, c’est un acte lourd de conséquences. Il serait
plus facile d’attribuer des objectifs terroristes à quelques
groupes anonymes de « trotskystes ». C’est évidemment dans cette
direction que vont aujourd’hui les efforts de Staline. En clamant
d’avance un avertissement que tous puissent entendre, on peut fort
bien ne pas pouvoir empêcher néanmoins les plans de Staline de se
réaliser, mais on peut au moins rendre sa tâche plus difficile.
C’est précisément ce que je fais.
Les
méthodes de lutte de Staline sont telles que, dès 1926, je me suis
senti obligé de lui dire, au cours d’une réunion du bureau
politique, qu’il se portait candidat au rôle de fossoyeur de la
révolution et du parti. Je répète aujourd’hui cet avertissement
en le soulignant plus fortement encore. Cependant, même aujourd’hui,
nous sommes aussi profondément convaincus que nous l’étions en
1926 que le parti viendra à bout de Staline, et pas Staline du
parti.