Léon
Trotsky : Critères de différenciation
(31
mars 1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, p. 122-128,
voir des
annotations
là-bas]
Chers
camarades,
Je
continue à être privé de toute possibilité de travailler avec un
peu de méthode. Je n’ai pas réussi jusqu’à présent à prendre
une connaissance suffisante des publications de l’Opposition en
Europe. Je suis donc obligé de remettre à plus tard mon
appréciation générale des diverses tendances de l’Opposition.
Nous allons vers des temps si difficiles que tout ami d’idées et
même tout ami d’idées possible
doit nous être précieux. Ce serait commettre une erreur
impardonnable que d’en rebuter un seul et à plus forte raison tout
un groupe, par une estimation imprudente, une critique partiale ou
une exagération des divergences de vue.
J’estime
néanmoins tout à fait nécessaire d’exposer quelques
considérations générales, à mes yeux décisives, pour la
possibilité d’une appréciation des différents groupes et
tendances existant à l’intérieur de l’Opposition.
Celle-ci
se forme actuellement en se fondant sur une
délimitation dans les idées,
sur le terrain des principes et non sur une action
de masses.
Cela correspond au caractère de la période actuelle. Des processus
analogues ont eu lieu dans la social- démocratie russe, lors de la
contre-révolution, et dans la social- démocratie internationale,
pendant la guerre. L’action de masse emporte d’habitude les
divergences de deuxième ordre ou accidentelles et contribue à la
fusion des tendances amies et proches. Au contraire, pendant une
période de stagnation ou de recul, les groupements d’idées
montrent toujours plus de fortes tendances à la différenciation, la
scission, la lutte intestine. Nous ne pouvons nous arracher de la
période dans laquelle nous vivons. Il faut en passer par elle. La
délimitation dans les idées, claire, nette, est absolument
indispensable. Elle prépare des succès dans l’avenir. Nous avons
plus d’une fois défini la ligne de conduite générale de
l’Internationale communiste comme étant celle du centrisme.
Il est clair que celui-ci, surtout quand il est armé de tout
l’arsenal de la répression, doit repousser dans l’Opposition non
seulement les éléments prolétariens conséquents, mais aussi les
opportunistes les plus logiques avec eux- mêmes.
L’opportunisme
communiste se manifeste par la tendance à reconstituer dans les
circonstances présentes la social-démocratie d’avant-guerre. Cela
se voit d’une façon particulièrement éclatante en Allemagne. La
social-démocratie actuelle est infiniment éloignée du parti de
Bebel. Mais l’histoire témoigne de ce que ce parti s’est
transformé en la social-démocratie d’aujourd’hui. Cela signifie
que, déjà, à l’époque d’avant-guerre, le parti de Bebel
n’était pas du tout à la hauteur. C’est d’autant plus vrai
que la tentative faite pour reconstituer ce parti, et même son aile
gauche, dans la situation présente, apparaît sans espoir. Pourtant,
pour autant qu’on puisse en juger, c’est dans cette direction que
tendent au fond les effets de Brandler, de Thalheimer et de leurs
amis. Il semble que Souvarine, en France, tende du même côté, mais
de façon moins conséquente.
Je
considère qu’il y a trois questions classiques qui fournissent un
critère décisif pour évaluer les tendances dans le communisme
mondial. Ce sont 1) la politique du comité anglo-russe, 2) le cours
de la révolution chinoise, 3) la politique économique de l’U.R.S.S.
en conjonction avec la théorie du socialisme dans un seul pays.
Quelques
camarades pourront s’étonner que je ne fasse pas référence ici à
la question du régime du parti. Ce n’est pas une omission, je le
fais délibérément. Un régime de parti n’a pas de signification
indépendante, pas de valeur en soi. C’est un facteur qui dérive
de la politique du parti. Les éléments les plus hétérogènes
sympathisent avec la lutte contre le bureaucratisme stalinien. Les
mencheviks ne répugnent pas non plus à applaudir telle ou telle
attaque de notre part contre la bureaucratie. C’est à partir de
là, soit dit en passant, que se développe le stupide charlatanisme
des staliniens qui tentent de montrer qu’il y a beaucoup de
ressemblance entre notre politique et celle des mencheviks. Pour un
marxiste, la démocratie dans un parti ou un pays n’est pas une
abstraction. La démocratie est toujours conditionnée par la lutte
des forces vivantes. Par bureaucratisme, les éléments opportunistes
entendent, en détail comme en gros, le centralisme révolutionnaire.
De toute évidence, ils ne peuvent être nos amis d’idées. Un
semblant de solidarité découle ici de la confusion idéologique et
plus souvent d’une spéculation malveillante.
1.
Sur
le comité
anglo-russe,
j’ai beaucoup écrit. Je ne sais pas quelle proportion a été
publiée à l’étranger. On m’informe que des rumeurs ont circulé
à l’étranger indiquant que j’étais opposé à la rupture du
traité anglo-russe et que je n’aurais cédé qu’à la pression
de Zinoviev et Kamenev. En fait c’est précisément l’inverse qui
est vrai. La politique stalinienne dans la question anglo-russe est
un exemple classique de la politique du centrisme
glissant à droite,
tenant l’étrier à des traîtres avérés et ne recevant en retour
que coups et bosses. Pour un communiste européen, il existe bien des
difficultés dans les questions russe et chinoise, du fait des
conditions particulières de la Russie et de la Chine. Il en va
autrement avec la question du bloc politique avec les dirigeants des
syndicats britanniques. Nous avons là un problème fondamental de
politique
européenne.
Le cours stalinien sur cette question constitue la violation la plus
fragrante, la plus cynique et la plus ruineuse des principes du
bolchevisme et de l’ABC théorique du marxisme. L’expérience du
comité anglo-russe a presque réduit à néant la valeur éducative
des grandes grèves de 1926 et a retardé pour des années le
développement du mouvement ouvrier britannique. Quiconque n’est
pas arrivé encore à le comprendre n’est pas un marxiste, n’est
pas un homme politique révolutionnaire du prolétariat. Les
protestations d’un homme comme lui contre la bureaucratie
stalinienne n’ont à mes yeux aucune valeur. Le cours opportuniste
du comité anglo-russe ne pouvait être mené qu’en combattant les
éléments révolutionnaires authentiques de la classe ouvrière. Et
ce n’est à son tour concevable qu’avec l’utilisation de la
coercition et de la répression, surtout dans un parti qui a un passé
aussi Révolutionnaire que le parti bolchevique.
2.
Sur la question chinoise,
j’ai également beaucoup écrit dans les deux dernières années.
Je vais peut-être arriver à réunir tous mes écrits dans un volume
unique. L’étude des problèmes de la révolution chinoise est une
condition nécessaire de l’éducation de l’Opposition et de la
délimitation idéologique dans ses rangs. Les éléments qui n’ont
pas réussi à prendre sur cette question une position claire et
précise, révèlent ainsi une étroitesse nationale qui est, en soi,
un symptôme infaillible d’opportunisme.
3.
Finalement, la
question russe.
Du fait des conditions créées par la révolution d’Octobre, les
trois tendances classiques dans le socialisme, 1) la tendance
marxiste, 2) la tendance centriste et 3) la tendance opportuniste
sont le plus clairement et le plus précisément exprimées dans les
conditions soviétiques, c’est-à-dire là où elles ont le contenu
social le moins contestable. En U.R.S.S., il y a une droite,
qui est liée à l’intelligentsia qualifiée et aux petits
propriétaires, le centre
qui se balance entre les classes sur la corde de l’appareil, et la
gauche
qui représente l’avant-garde de l’avant-garde prolétarienne
dans une époque de réaction. Naturellement, je ne veux pas dire par
là que la gauche soit exempte d’erreurs, ou que nous puissions
nous passer d’une critique interne sérieuse s’exerçant
ouvertement. Mais cette critique doit avoir une base de classe
claire, c’est-à-dire qu’elle doit reposer sur l’une des trois
tendances historiques ci-dessus. Tenter de nier l’existence de ces
tendances et leur caractère de classe, essayer de les élever
au-dessus d’elles, doit infailliblement se terminer en un misérable
naufrage. C’est cette route que prennent le plus souvent les
éléments de droite qui n’ont pas encore pris conscience
d’eux-mêmes ou qui ont intérêt à ne pas effrayer prématurément
leur propre gauche.
Pour
autant que je sache, Brandler et Thalheimer ont, au cours de ces
dernières années, considéré comme absolument juste la politique
du comité central du P.C.U.S. sur les questions économiques.
C’était la situation jusqu’à ce zigzag à gauche. Dans la
nature même des choses, ils doivent maintenant sympathiser avec le
programme qui a été ouvertement poursuivi en 1924-27 et qui est
maintenant représenté par l’aile de Rykov, Boukharine et autres.
Souvarine semble pencher aussi dans cette même direction.
Je
ne peux pas évidemment soulever ici dans leur pleine dimension la
question économique de l’U.R.S.S. Les déclarations de notre
plate-forme gardent toute leur force. Il serait tout à fait utile
que l’Opposition de droite fasse une critique claire et précise
de notre plate-forme sur cette question. Pour faciliter ce travail,
avançons ici quelques considérations fondamentales.
Les
droitiers croient que si les exploitations paysannes individuelles
recevaient un peu plus de marge, les difficultés courantes
pourraient être surmontées. Je n’entreprends pas de le nier. Tout
miser sur le fermier
capitaliste
(un koulak européanisé ou américanisé) donnerait certainement des
fruits, mais ce seraient des fruits capitalistes qui conduiraient à
une étape toute proche de l’effondrement politique du pouvoir
soviétique. En 1924-26, seuls les premiers pas ont été faits pour
tout miser sur le fermier capitaliste. Néanmoins, ceci a conduit à
une croissance extrême de l’auto-affirmation de la
petite-bourgeoisie urbaine et rurale, a la conquête par elle de
nombreux soviets de base, à la croissance du pouvoir et de la
confiance en soi de la bureaucratie, à une pression accrue sur les
ouvriers et à la suppression totale de la démocratie de parti. Ceux
qui ne comprennent pas l’interdépendance de ces faits sont
généralement incapables de comprendre quoi que ce soit à la
politique révolutionnaire. Le cours vers le fermier capitaliste est
absolument incompatible avec la dictature du prolétariat. Il faut
choisir.
Prenons
par exemple l’aspect purement économique de la question. Il y a
entre l’économie paysanne et l’industrie une interaction
dialectique. Mais la force dirigeante est l’industrie, en tant que
facteur le plus dynamique. Le paysan a besoin de produits
manufacturés en échange de grain. La révolution démocratique sous
la direction des bolcheviks a donné la terre au paysan. La
révolution socialiste, sous la même direction, donne aux paysans
encore moins de produits et à des prix plus élevés que ne le
faisait le capitalisme en son temps. C’est précisément pour cette
raison que la révolution socialiste, contrairement à sa base
démocratique, demeure menacée. A la pénurie de produits
manufacturés, le paysan réplique par une grève agricole larvée ;
il ne porte pas au marché le grain en sa possession et n’augmente
pas ses emblavures. Les droitiers estiment qu’il faut laisser plus
de marge aux tendances capitalistes au village et lui prendre moins,
ralentir le rythme de la croissance industrielle. Mais, après tout,
cela signifie que la quantité de produits agricoles sur le marché
augmenterait, cependant que la quantité de biens manufacturés
décroîtrait plus encore. La disproportion entre les deux, qui est à
la base de la crise économique actuelle, deviendrait plus grande
encore. Une issue possible consisterait à exporter le grain du
fermier et à importer en échange des produits manufacturés
d’Europe pour le fermier, c’est-à-dire pour le paysan aisé. En
d’autres termes, au lieu de la smytchka
entre
l’économie paysanne coopérative et l’industrie socialiste, ce
serait l’établissement d’une smytchtka
entre une économie fermière pour l’exportation et le capitalisme
mondial. L’État serait transformé non plus en constructeur de
l’économie socialiste, mais en un intermédiaire entre le
capitalisme de l’intérieur et de l’étranger. Inutile de dire
que les deux partenaires repousseraient vite à l’écart
l’intermédiaire, à commencer par le monopole du commerce
extérieur. Pour le libre développement de l’économie des
fermiers, recevoir de l’étranger ce dont elle a besoin en échange
de ses exportations de grain présuppose une libre circulation des
produits et non une circulation des produits étrangers contrôlée
par l’État
Les
droitiers disent parfois que Staline a appliqué la plate-forme de
l’Opposition et démontré son caractère inadéquat. La vérité
est que Staline a pris peur quand il a heurté son front empirique
contre les conséquences du cours « paysan » (koulak) qu’il a si
aveuglément entretenu en 1924-27. La vérité est qu’en exécutant
un saut à gauche, Staline utilise des tranches du programme de
l’Opposition. La plate-forme de l’Opposition exclut avant tout le
cours vers une économie close, isolée. Il est absurde d’essayer
de séparer l’économie soviétique du marché mondial par un mur
de brique. Le destin de l’économie soviétique (agriculture
comprise) sera tranché par le rythme
général de son développement et pas du tout par son degré de «
dépendance » de la division mondiale du travail. Tous les plans
économiques de la direction stalinienne ont été jusqu’à
maintenant bâtis sur la
réduction du commerce extérieur
dans les cinq à dix ans à venir. On ne peut qualifier cela
autrement que comme du crétinisme petit-bourgeois. L’Opposition
n’a rien de commun avec une telle façon de poser le problème.
Mais cette dernière découle de la théorie du socialisme dans un
seul pays.
La
tentative de Staline d’augmenter l’industrialisation le rapproche
extérieurement de l’Opposition. Mais extérieurement seulement.
L’industrialisation socialiste présuppose un vaste plan très
élaboré en profondeur dans lequel la direction du développement
interne est étroitement liée à une défense intransigeante du
monopole du commerce extérieur. C’est seulement de cette façon
qu’il est possible de ne pas liquider ou écarter mais seulement
d’atténuer les contradictions du développement socialiste dans un
encerclement capitaliste ; c’est seulement de cette façon qu’il
est possible de renforcer la puissance économique de la république
soviétique, d’améliorer les relations économiques entre
ville et campagne, et de renforcer la dictature du prolétariat.
Tels
sont les trois critères de base pour la délimitation interne de
l’Opposition. Ces trois critères sont pris dans l’expérience
vivante de trois pays. Naturellement chaque pays arriéré a ses
propres problèmes spécifiques et l’attitude à leur égard va
déterminer la position de chaque groupe et de chaque communiste
individuellement. Quelques-unes de ces questions nouvelles peuvent
arriver demain au premier plan et pousser de côté tous les autres.
Mais aujourd’hui
les trois questions que j’ai citées me semblent décisives. Sans
prendre de position claire et précise sur ces questions, il est
impossible de trouver sa place dans les trois groupements
fondamentaux du communisme.
Voilà
tout ce que je puis dire sur les questions que vous posez. S’il
apparaissait que, du fait de ma connaissance insuffisante de la
littérature disponible, j’aie mal compris Brandler, Souvarine et
leurs camarades d’idées, je m’empresserais évidemment de
corriger mon évaluation en fonction des corrections qui
découleraient des faits et documents qu’on aurait portés à mon
attention.