Léon
Trotsky : Deux Tories sur un révolutionnaire
(Lénine
par Churchill et Birkenhead
)
(23
mars 1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 104-111,
voir des
annotations
là-bas]
En
1918-19, Churchill essaya de renverser Lénine par la force. En 1929,
dans son livre The
Aftermath,
il essaie de caractériser la psychologie et la politique de Lénine
dans un portrait {Times,
18 février 1929). Il peut s’agir d’une tentative de revanche
littéraire pour la malheureuse intervention militaire. Dans les deux
cas, les méthodes ne correspondent pas à l’objectif.
«
Ses sympathies (celles de Lénine), froides et vastes comme l’Océan
arctique; sa haine, serrée comme le nœud du bourreau », écrit M.
Churchill. En vérité il jongle avec les antithèses comme un
athlète avec des poids. Mais un œil attentif relève vite que les
poids sont truqués et les biceps bourrés. Le véritable Lénine
était imprégné de force morale, une force dont le principal
caractère était son absolue simplicité.
Les
faits cités par M. Churchill sont lamentables. Voyons sa
chronologie, par exemple. Il répète une phrase empruntée à un
livre ou un autre faisant référence à l’influence morbide
exercée sur l’évolution de Lénine par l’exécution de son
frère aîné. Selon Churchill, cela se passait en 1894 ; en fait
l’attentat contre la vie d’Alexandre III a été organisé par
Aleksandr Oulianov le 1er
mars 1887. Selon Churchill, Lénine avait 16 ans, mais en réalité,
Lénine avait 24 ans et dirigeait à Pétersbourg une organisation
clandestine. Au début de la révolution d’Octobre, il n’avait
pas 39 ans, comme l’assure Churchill, mais 47. La chronologie de
Churchill démontre de ses idées concernant les personnes et les
idées dont il parle.
Si
nous laissons la chronologie et le style de boxeur pour passer à la
philosophie de l’histoire, le tableau est encore plus lamentable.
Churchill raconte que la discipline a été anéantie après la
révolution de février dans l’armée russe par le « Prikaz n° 1
» qui supprimait les honneurs. C’est ainsi que jugeaient les vieux
généraux offensés et les jeunes aspirants ambitieux.
Mais
c’est une absurdité. La vieille armée reflétait la suprématie
des vieilles classes. La révolution a tué la vieille armée. Si le
paysan a chassé de ses terres le seigneur, le fils du paysan ne peut
pas se soumettre au fils du seigneur, devenu officier. L’armée
n’est pas seulement une organisation technique, où l’on est tenu
de saluer les officiers, mais c’est aussi une organisation morale
basée sur des rapports mutuels précis entre hommes et classes.
Quand la révolution répudie les formes anciennes, l’armée doit
inévitablement périr. Il en a toujours été ainsi. Je n’ai pas
bien compris si Churchill a jamais lu l’histoire de la révolution
anglaise du XVIIe,
de la révolution française du XVIIIe. En engageant ses officiers,
Cromwell disait : « Guerrier inexpérimenté, mais bon prêcheur. »
Cromwell avait compris que la base de l’armée n’est pas créée
ou détruite à travers les relations sociales mutuelles entre les
hommes. Il voulait des officiers haïssant la monarchie, l’église
catholique et les privilèges des aristocrates. Il comprenait qu’une
armée nouvelle ne peut être constituée que pour un nouveau grand
projet. C’était au milieu du XVIIe siècle. Au xxe
siècle, Churchill suppose que l’armée du tsar a péri du fait de
l’abolition de quelques gestes symboliques. Sans Cromwell et son
armée, l’Angleterre contemporaine n’aurait jamais existé.
Aujourd’hui, Cromwell est plus contemporain que Churchill.
Churchill
assure que l’objectif de Lénine était de « saper l’autorité
et la discipline ». C’est de cette façon que les Têtes rondes
parlaient des Indépendants. Mais en réalité, les Indépendants
avaient sapé l’ancienne discipline afin d’en créer une nouvelle
qui ferait prospérer l’Angleterre. L’objectif de Lénine était
de saper, de faire voler en éclats sans pitié la vieille discipline
aveugle, servile, moyenâgeuse pour la remplacer par une discipline
consciente de la société nouvelle.
Si
Churchill reconnaît à Lénine une certaine force d’âme et de
volonté, pour Birkenhead, Lénine n’a jamais existé. Il n’y a
qu’un mythe de Lénine (Time,
26 février 1929). Le Lénine qui a existé réellement était une
médiocrité que les collègues de Lord Ringo des pages de Bennett
pourraient considérer de haut. Mais, en dépit de cette divergence
entre leurs opinions, les deux tories sont très proches dans
l’ignorance qui est la leur des travaux économiques, politiques ou
philosophiques de Lénine qui comptent plus de vingt volumes. Je
suppose que Churchill n’a pas lu avec attention mon article sur
Lénine, écrit en 1928 pour l’Encyclopédie Britannique, car il ne
pourrait pas, autrement, commettre les graves erreurs de chronologie
qu’il commet, brisant ainsi toute la perspective.
Lénine
ne supportait pas la négligence dans le domaine des idées. Lénine
avait résidé dans tous les pays d’Europe, connaissait beaucoup de
langues étrangères, lisait, apprenait, écoutait, enquêtait,
cherchait, comparait, généralisait. A la tête d’un pays
révolutionnaire, il a continué à étudier soigneusement et
scrupuleusement. Il observait la vie du monde entier. Il a écrit et
parlé couramment le français, l’allemand et l’anglais, pouvait
lire l’italien et d’autres langues slaves. Dans les dernières
années de sa vie, surchargé de travail, il utilisait quelques
minutes de loisir à apprendre la grammaire tchécoslovaque pour
pouvoir prendre contact avec la vie interne de la Tchécoslovaquie.
Que savent Churchill et Birkenhead des œuvres de cet esprit vif,
perçant et infatigable qui avait balayé tout ce qui n’était que
faux-semblant ou hasard pour aller au solide et à l’important?
Dans son ignorance, Birkenhead s’est imaginé que Lénine avait
pour la première fois lancé « Tout le pouvoir aux soviets » au
lendemain de la révolution de février en 1917, alors que la
question des soviets et de leur possible rôle historique fut l’un
des aspects les plus importants dans les œuvres de Lénine et de ses
partisans depuis 1905 et même avant.
Complétant
et corrigeant Churchill, Birkenhead écrit : « Si Kerensky avait eu
une once de stature d’homme d’État et de courage, jamais les
soviets n’auraient pris “ tout le pouvoir » C’est vraiment là
une philosophie historique consolante. L’armée est détruite, les
soldats sont autorisés à ne plus saluer leurs officiers. Une once
qui manque dans le crâne d’un avocat extrémiste suffit pour
détruire une société civilisée et pieuse ; que vaudrait la
civilisation si, dans les moments critiques, ces gens n’étaient
pas capables d’avoir une once supplémentaire de cerveau à leur
disposition ? Et Kerensky n’était pas seul. Il avait autour de lui
les hommes d’État des pays alliés. Pourquoi n’ont- ils pas
instruit et inspiré Kerensky ? Pourquoi n’ont pas pris sa place ?
Churchill répond indirectement à cette question. H dit : « Les
hommes d’État des nations alliées affectèrent de croire que tout
était pour le mieux et que la révolution russe constituait un
avantage notable pour la cause commune. » Et Lénine démontre ainsi
que les hommes d’État n’avaient pas compris grand- chose à la
révolution et n’étaient donc guère différents de Kerensky.
Birkenhead
ne trouve pas maintenant que Lénine était très perspicace quand il
signait le traité de Brest-Litovsk. Je n’ai pas l’intention
d’indiquer ici que Birkenhead m’attribue le désir de combattre
l’Allemagne en 1918. L’honorable conservateur suit ici exactement
les indications des historiens de l’école stalinienne. En réalité,
Birkenhead voit très clairement l’imminence de la paix. Selon lui,
seuls des idiots hystériques pouvaient imaginer que les bolcheviks
étaient capables de combattre l’Allemagne. Quel aveu remarquable,
quoique tardif! Le gouvernement britannique en 1918, ainsi que tous
les Alliés, nous sommaient catégoriquement de combattre l’Allemagne
et répondirent à notre refus par le blocus et l’intervention.
Il
faut demander aux hommes politiques anglais qui étaient alors des
idiots hystériques. L’appréciation de Birkenhead serait
perspicace pour 1917. Mais nous n’apprécions guère cette
perspicacité quand elle se manifeste douze ans après. Churchill
produit des statistiques sur les victimes de la guerre civile,
résultats, dit-il, d’une enquête de Lénine et c’est même
l’axe de son article. Ces statistiques sont imaginaires. Mais là
n’est pas la question. Il y a eu nombre de victimes des deux côtés.
Churchill prend la peine de souligner qu’il n’a pas inclu les
victimes de la famine ou des épidémies. Dans sa langue
pseudo-athlétique, Churchill écrit que ni Tamerlan ni Gengis Khan
ne peuvent rivaliser avec Lénine dans la façon de tuer hommes et
femmes. Quant à l’ordre des personnages mentionnés ci-dessus,
Churchill suppose probablement que Tamerlan a précédé Gengis Khan.
C’est une erreur. Malheureusement, pour la chronologie comme les
statistiques, le ministre des finances n’est pas très fort en
histoire. Mais c’est sans importance. Pour trouver un exemple de
massacre de vies humaines, Churchill fait référence aux XIIIe et
XIVe siècles de l’histoire d’Asie. La grande boucherie
européenne, où quelques dix millions d’hommes ont été tués et
vingt millions environ mutilés, est probablement sortie de la
mémoire de l’homme politique britannique. Les guerres de Gengis
Khan et de Tamerlan n’étaient que jeux d’enfants en comparaison
des exercices des nations civilisées pendant les années 1914-1918.
Et le blocus de l’Allemagne, la famine des femmes et des enfants
allemands ? Si l’on admet l’absurdité que toute la
responsabilité de la guerre repose sur le Kaiser allemand — elle
est belle, cette civilisation où un fou couronné est capable de
mettre à feu et à sang pendant quatre années un continent entier —
si l’on admet donc la théorie ridicule selon laquelle le Kaiser
était seul responsable, il reste tout aussi inconcevable que des
enfants allemands aient dû mourir de faim par centaines de milliers
pour Guillaume. Je ne veux pas cependant considérer cela sous un
angle moral et n’ai pas non plus l’intention de prendre le parti
du Hohenzollern en Allemagne. Je suis prêt à répéter ce que je
viens de dire à propos des enfants serbes, belges et français, et
aussi ceux des races jaune et noire à qui on a appris en Europe à
apprécier la supériorité de la civilisation chrétienne sur la
barbarie de Gengis Khan et de Tamerlan, Churchill a oublié cela.
L’objectif de l’Angleterre dans cette guerre — qu’elle n’a
pas réussi à atteindre — semble tellement sacré et impérieux à
ses yeux qu’il n’accorde aucune attention aux trente millions de
vies humaines détruites et mutilées. Il s’exprime avec la plus
extrême indignation morale sur les victimes de la guerre civile en
Russie, oubliant l’Irlande, l’Inde, etc. C’est qu’il ne
s’agit pas des victimes, mais des objectifs de la guerre. Churchill
assurerait que toutes les victimes dans le monde entier sont
admissibles et sacrées s’il s’agissait de l’autorité et de la
puissance de la Grande- Bretagne, c’est-à-dire de ses classes
dirigeantes. Le seul crime, ce sont les victimes en nombre
infinitésimal provoquées par la lutte des masses nationales
essayant de changer leur vie, comme ce fut le cas en Angleterre au
XVIIe, en France à la fin du XVIIIe, aux États-Unis à la fin du
XVIIIe et au milieu du XIXe, en Russie au XXe et comme ce le sera à
l’avenir. C’est bien à tort que Churchill a invoqué le fantôme
des deux conquérants asiatiques. Tous deux ont lutté pour
l’aristocratie nomade, lui soumettant de nouveaux espaces et de
nouvelles tribus. A cet égard, ils ont une continuité avec les
principes de Churchill, pas ceux de Lénine. Et, soit dit en passant,
c’est l’un des derniers grands humanistes, Anatole France, qui a
souvent répété que, de toutes les espèces de folie sanglante que
l’on appelle « guerre », la moins folle est la guerre civile
parce que, dans le cours de celle-ci, les hommes sont divisés en
deux camps, au moins par leur propre volonté, mais pas sur ordre.
Churchill
commet une autre erreur, la plus importante et la plus ennuyeuse pour
lui. Il a oublié que, dans une guerre civile comme dans tout autre
guerre, il y a deux partis et que s’il n’avait pas soutenu ce qui
était alors une minorité insignifiante, le nombre de victimes
aurait été infiniment moindre. Nous avons pris le pouvoir en
octobre sans lutte. La tentative de Kerensky de reprendre son
autorité a échoué, comme une goutte d’eau s’évaporant sur un
poêle brûlant. L’assaut des masses était si puissant que les
vieilles classes osaient à peine résister. Quand la guerre civile
a-t-elle commencé et pourquoi, ainsi que sa compagne, la terreur
rouge? Churchill n’est pas très fort en chronologie, mais nous
allons l’aider. Le grand complot s’est situé au milieu de 1918.
Menés par des diplomates et des officiers des nations alliées, les
Tchécoslovaques ont pris le chemin de fer oriental. L’ambassadeur
de France Noulens a organisé une insurrection à Jaroslavl. Le
délégué anglais Lockhart a organisé des actes terroristes,
notamment la destruction de l’aqueduc de Pétrograd. Churchill a
inspiré et financé Savinkov. Churchill a aidé Ioudénitch.
Churchill présidait, comme un calendrier, la date précise de la
chute de Petrograd et de Moscou. Churchill aidait Denikine
et
Wrangel. Des tourelles de la flotte britannique, les canons
bombardaient nos rivages. Churchill annonçait l’attaque des «
quatorze nations ». Churchill fut l’inspirateur, l’organisateur,
le financier et le prophète de la guerre civile. C’est un
financier libéral, un organisateur médiocre et un prophète
malheureux. Mais il aurait mieux fait de ne pas ouvrir ces pages du
passé. Il y aurait eu non pas dix, mais cent, mille fois moins de
victimes sans les guinées anglaises, les tourelles anglaises, les
chars d’assaut anglais, les officiers anglais et les provisions
anglaises.
Churchill
n’a compris ni Lénine ni son problème historique. Ce malentendu
semble très profond, s’est manifesté profondément — si
toutefois un malentendu peut être profond — dans l’appréciation
du changement que constituait la Nep. Pour Churchill, Lénine s’est
renié. Birkenhead complète : en dix ans, les principes de la
révolution d’Octobre ont échoué. Birkenhead qui n’a pas pu
empêcher l’arrêt du travail dans les puits et continue à le
freiner, prêche la reconstruction de la société sans échecs, sans
défaites et sans retraites ; prétention monstrueuse qui atteste du
caractère primaire de la théorie chez ce conservateur bien connu.
Personne ne peut prédire combien il y aura dans le cours de
l’histoire à venir d’erreurs, de digressions, de rechutes. Mais
Lénine avait la capacité de voir à travers les retraites, les
dépressions et les zigzags les voies principales du développement
historique et c’était là son génie. Si l’on admet la
possibilité d’une restauration temporaire en Russie, ce qui, j’ose
le dire, est bien éloigné, elle ne pourrait revenir sur le
changement des forces sociales.
Quand
les Stuart revinrent au pouvoir, ils étaient autorisés à penser
que les principes de Cromwell avaient échoué. Mais, indépendamment
de la victoire de la restauration et des conflits entre whigs et
tories, libre-échangistes et protectionnistes, il est incontestable
que l’Angleterre s’est développée sur la base posée par
Cromwell. Celle-ci n’a commencé à manquer que dans le dernier
quart du siècle dernier. C’est la cause du déclin du rôle de
l’Angleterre dans le monde entier. Pour ressusciter l’Angleterre,
il faut une base nouvelle. Churchill est incapable de le comprendre.
Car, à la différence de Lénine, qui pensait en continents et en
époques, Churchill pense par effets parlementaires et feuilletons
journalistiques. Et c’est infiniment trop peu... L’avenir le
prouvera bientôt.