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Léon Trotsky 19290225 La Victoire de Staline

Léon Trotsky : La Victoire de Staline

(25 février 1929)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février 1929 à mai 1929. Institut Léon Trotsky, Paris 1989, p. 49-53, voir des annotations là-bas]

Staline a été élu secrétaire général quand Lénine vivait encore, en 1922. A cette époque, ce poste avait un caractère plus technique que politique. Néanmoins, même alors, Lénine était opposé à la candidature de Staline. C’est précisément à cette occasion qu’il parla d’un cuisinier avec une préférence pour les plats épicés. Mais Lénine céda sur ce point devant d’autres membres du bureau politique, bien que sans grand enthousiasme : « Essayons et on verra. »

La maladie de Lénine modifia totalement la situation. Jusque-là, Lénine était resté au levier central du pouvoir, dirigeant le bureau politique. Le niveau secondaire du travail, celui de l’application des décisions centrales, était confié à Staline en tant que secrétaire général. Tous les autres membres du bureau politique avaient des fonctions particulières.

Le départ de Lénine de la scène plaça automatiquement le levier central dans les mains de Staline. On considéra cela comme un arrangement provisoire. Personne ne proposa de changement, car chacun espérait que Lénine guérirait rapidement.

Pendant ce temps, Lénine s’activait fiévreusement à sélectionner ses amis pour les faire monter dans l’appareil. Se relevant de sa première attaque et revenant temporairement au travail en 1922-23, Lénine fut horrifié du degré qu’avait atteint la bureaucratisation de l’appareil et de l’omnipotence qu’il semblait avoir sur les masses du parti.

En insistant pour que je devienne vice-président du conseil des commissaires du peuple3, Lénine discuta avec moi sur la nécessité d’engager en commun la lutte contre le bureaucratisme de Staline. Il s’agissait de la mener avec le moins possible de convulsions et de chocs dans le parti.

Mais la santé de Lénine empira de nouveau. Dans ce qu’on appelle son « testament », rédigé le 4 janvier 1924, Lénine conseilla avec insistance au parti de relever Staline de ses tâches centrales à cause de sa déloyauté et de sa tendance à l’abus de pouvoir. Mais Lénine dut s’aliter de nouveau. L’arrangement provisoire avec Staline à la barre fut reconduit. En même temps, les espoirs de la guérison de Lénine s’évanouissaient rapidement. La perspective qu’il dût bientôt se retirer totalement du travail mit au premier plan la question de la direction du parti.

A cette époque n’avait encore pris forme aucune divergence de nature principielle. Le groupe qui s’opposa à moi avait un caractère purement personnel. Le mot d’ordre de Zinoviev, Staline et compagnie était : « Empêcher Trotsky de prendre la direction du parti. » Au cours de la lutte ultérieure de Zinoviev et Kamenev contre Staline, les secrets de cette première période ont été révélés par les conspirateurs eux-mêmes. Car c’était une conspiration.

Un bureau politique secret (le septuumvirat, « bande des sept ») fut constitué comprenant tous les membres du bureau politique officiel, moins moi, et avec en plus Kouibychev, l’actuel président du conseil suprême de l’économie nationale. Toutes les questions étaient tranchées d’avance dans ce centre secret dont les membres étaient liés par des engagements mutuels. Ils avaient décidé de ne pas s’engager dans des polémiques les uns contre les autres et en même temps de chercher des occasions pour m’attaquer. Il y avait des centres secrets semblables dans les organisations locales, liés au septuumvirat de Moscou pour une discipline stricte. On utilisait des codes spéciaux pour correspondre. C’était là un groupe illégal fort bien organisé, à l’intérieur du parti, dirigé à l’origine contre une seule personne. Les gens étaient sélectionnés pour des postes responsables dans le parti et l’État en fonction d’un critère unique ; l’opposition à Trotsky.

Pendant l' « interrègne » prolongé créé par la maladie de Lénine, ce travail fut poursuivi sans relâche mais avec prudence encore et de façon dissimulée, afin qu’en cas de guérison de Lénine les ponts minés puissent être conservés. Les conspirateurs agissaient par insinuations. Les candidats à des postes devaient « deviner » ce qu’on attendait d’eux. Ceux qui « devinaient » montaient. Ainsi se constitua un type spécial de carriérisme qui fut plus tard appelé publiquement « antitrotskysme ». La mort de Lénine délia les mains des conspirateurs et leur permit d’agir ouvertement.

Les membres du parti qui élevaient la voix pour protester contre cette conspiration étaient victimes d’attaques perfides basées sur les prétextes les plus tirés par les cheveux, parfois entièrement fabriqués. Par ailleurs, des éléments moralement instables, du type de ceux qui auraient été brutalement chassés du parti dans les cinq premières années du pouvoir soviétique, cherchaient maintenant des assurances pour eux-mêmes par des remarques hostiles à Trotsky. A partir de la fin 1923, ce travail fut transposé dans tous les partis de l’I.C. : quelques dirigeants furent détrônés, d’autres nommés à leur place, exclusivement sur la base de leur attitude à l’égard de Trotsky. On s’acharna à une sélection artificielle, non des meilleurs, mais des plus adaptables. La politique générale fut de remplacer les gens indépendants et doués par des médiocrités qui devaient entièrement leurs positions à l’appareil. Et la plus haute expression de la médiocrité de l’appareil fut Staline lui-même.

A la fin de 1923, les trois quarts de l’appareil avaient déjà été pris en mains et alignés, prêts à mener le combat dans les rangs du parti. Toutes sortes d’armes étaient prêtes et en place, attendant le signal de l’attaque. Puis il fut donné. Les deux premières campagnes de « discussion » ouverte contre moi, à l’automne 1923 et à l’automne 1924, coïncidèrent — les deux fois — avec ma maladie qui m’empêcha de m’adresser à aucune réunion du parti.

Sous la furieuse pression exercée par le comité central, le travail sur la base commençait de tous côtés. Mes vieilles divergences avec Lénine, qui avaient précédé non seulement la révolution mais aussi la guerre mondiale et avaient depuis longtemps disparu dans notre travail commun, furent soudain déterrées et mises à la lumière, déformées, exagérées, et présentées aux rangs des non-initiés dans le parti comme des questions de la plus extrême urgence. Les militants étaient stupéfaits, interloqués, intimidés. En même temps la méthode de sélection des personnels franchissait un pas supplémentaire. Il devenait désormais impossible de détenir un poste d’administrateur d’usine, secrétaire d’un comité d’entreprise, président d’un comité exécutif de comté, comptable ou secrétaire, sans se recommander de son antitrotskysme.

J’ai évité aussi longtemps que possible d’engager ce combat qui était, par nature, celui d’une conspiration sans principes dirigée contre moi personnellement, au moins dans sa première phase. Il était clair pour moi qu’un tel combat, dès qu’il aurait commencé, prendrait tout de suite un caractère violent et pourrait, dans les conditions de la dictature révolutionnaire, conduire à de dangereuses conséquences. Ce n’est pas ici le lieu de discuter la question de savoir s’il était juste d’essayer de maintenir un terrain commun pour le travail collectif, au prix de très grandes concessions personnelles, ou si j’aurais dû prendre l’offensive sur toute la ligne, en dépit de l’absence de terrain politique suffisant pour une telle action. Le fait est que j’ai choisi la première voie et qu’en dépit de tout, je ne le regrette pas. Il y a des victoires qui mènent à l’impasse et des défaites qui ouvrent de nouvelles avenues.

Même après que soient apparues en pleine lumière de profondes divergences politiques qui ont rejeté à l’arrière-plan les intrigues personnelles, j’ai essayé de garder le conflit dans les limites d’une discussion de principes et tenté de contrer ou d’empêcher que la question se trouve posée de force, afin de garder la possibilité que les opinions et pronostics divergents puissent être vérifiés à l’épreuve des faits et de l’expérience.

Au contraire, Zinoviev, Kamenev et Staline, qui au début se dissimulait prudemment derrière les deux autres, ont poussé de toutes leurs forces sur cette question. Ils n’avaient aucun désir que le parti ait le temps et réfléchisse aux divergences pour les éprouver à la lumière de l’expérience. Quand Zinoviev et Kamenev rompirent avec Staline, ce dernier lança automatiquement contre eux la même campagne de calomnies anti-« trotskyste » avec sa toute-puissante force d’inertie, que tous les trois avaient développée pendant trois ans.

Ce qui précède ne constitue pas une explication historique de la victoire de Staline, mais une esquisse sommaire de la façon dont cette victoire a été remportée. C’est moins que tout une plainte contre l’intrigue. Une ligne politique qui trouve la cause de sa défaite dans les intrigues de ses adversaires est une ligne aveugle et pathétique. L’intrigue est une façon particulière de réaliser techniquement une tâche ; elle ne peut jouer qu’un rôle secondaire. Les grandes questions historiques se résolvent par l’action de grandes forces sociales, pas par les petites manœuvres.

La victoire de Staline, dans toute sa faiblesse et son caractère incertain, exprime des changements significatifs au sein des rapports de classes dans la société révolutionnaire. C’est la victoire ou la demi-victoire de certaines couches ou groupes sur d’autres. C’est le reflet des changements dans la situation internationale qui se sont produits au cours des dernières années. Mais ces problèmes constituent un thème d’une telle dimension qu’ils méritent d’être traités à part.

A ce point, une seule chose doit être affirmée. En dépit de toutes les erreurs et de la confusion de la presse mondiale hostile au bolchevisme dans l’évaluation des différentes étapes ou événements de la lutte interne en U.R.S.S., elle a, dans l’ensemble, réussi à percer l’enveloppe extérieure pour extraire le noyau social de cette lutte — à savoir que la victoire de Staline est la victoire des tendances les plus modérées, les plus conservatrices, à la mentalité la plus bureaucratique et propriétaire, les plus bornées nationalement, sur les tendances qui soutiennent la révolution prolétarienne internationale et les traditions du parti bolchevique. Dans cette mesure, je n’ai aucune raison de protester contre les louanges du réalisme de Staline que l’on trouve si souvent dans la presse bourgeoise. Quelle sera la solidité et la durée de cette victoire et quelle direction prendront les développements à venir — c’est une autre affaire.

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