Léon
Trotsky : Les Communistes et la presse bourgeoise
(mars
1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, p. 73-77,
voir des
annotations
là-bas]
Il
faut avant tout rappeler que le problème général de la
collaboration à la presse bourgeoise a pour origine le fait qu’une
couche importante des journalistes les plus mal payés, mécontents
d’être exploités, sont attirés par le parti socialiste et
parfois même le parti communiste. Obligés de s’adapter dans leur
travail pour la presse bourgeoise aux idées de leurs éditeurs et
aux goûts du public, des éléments de ce genre vivent une double
vie et apportent duplicité et corruption morale profonde dans les
rangs du parti prolétarien. Il en découle la nécessité impérieuse
de protéger le parti de la contamination par les journalistes payés
par la bourgeoisie — des gens qui, en vertu de leur capacité
d’adaptation et de leur agilité prennent des postes responsables
dans le parti prolétarien et en évincent les travailleurs, qui, aux
moments de crise, révèlent invariablement leur manque de fermeté
et trahissent la cause du prolétariat. Telles sont les véritables
bases sociales qui sont sous-jacentes à la question de la
collaboration avec la presse bourgeoise et c’est bien ainsi que le
problème se pose en réalité.
Il
n’en découle pas cependant qu’on puisse ou qu’on doive ériger
d’impénétrables barrières entre le parti prolétarien et la
presse bourgeoise dans toutes les conditions. Il suffit de citer, du
riche fonds du passé, quelques-uns des exemples historiques les plus
frappants à cet égard. Marx écrivait régulièrement pour la
Tribune
de New York. Engels donna beaucoup d’articles à la presse
bourgeoise anglaise. Lénine a écrit un article sur Marx et le
marxisme pour la publication libérale-populiste Dictionnaire
encyclopédique Granat.
Trotsky, avec l’accord du bureau politique, écrivit un article sur
Lénine en 1926 pour la réactionnaire Encyclopédie
Britannica.
Aucun de ces exemples n’a rien à voir avec le travail qu’un
communiste est obligé de faire s’il travaille pour la presse
bourgeoise, dissimuler, nier ses propres convictions, ou supporter
les injures contre leur propre parti, se soumettant aux éditeurs et
se confondant indistinctement avec eux.
Dans
les premières étapes du mouvement révolutionnaire, surtout quand
le parti prolétarien n’a pas encore une presse influente propre,
il peut être politiquement nécessaire, pour des marxistes, d’écrire
pour la presse bourgeoise. En Chine, par exemple, bien que le long
séjour du parti communiste dans le Guomindang eût des conséquences
désastreuses pour le parti et la révolution, des contributions
proprement organisées de communistes chinois aux publications de
gauche du Guomindang, auraient pu avoir une grande valeur de
propagande.
On
pourrait dire la même chose de l’Inde où la formation de partis «
ouvriers-paysans » — bourgeois en fait — de la variété
Guomindang ont pavé la voie pour les défaites de la pire espèce
pour le prolétariat. Pourtant, l’indépendance totale et sans
condition du parti communiste n’exclut pas des accords
révolutionnaires avec d’autres organisations de masse pour
l’utilisation de journaux nationaux-démocratiques par les
marxistes — sous le contrôle du parti.
Comment
ce problème est-il résolu aujourd’hui par les partis communistes
européens ? Il a été posé à l’envers. Bien que les communistes
ne puissent pas écrire aujourd’hui pour les publications
bourgeoises, les publications communistes sont pour la plus grande
partie faites par des journalistes bourgeois de second ordre.
L’explication en est que l’appareil de la presse et du parti,
matériellement indépendant des effectifs du parti lui-même, a
grandi à de monstrueuses proportions, sur une base organisationnelle
interne étroite, ce qui fait que, non seulement il n’offre pas
d’emploi aux journalistes communistes qui existent déjà, mais
aussi attire des journalistes bourgeois, la plupart du temps
incompétents qui sont incapables de réaliser des carrières
fructueuses dans la presse capitaliste. Cela explique en particulier
le niveau extrêmement bas de la presse des partis communistes, son
absence de principes, son manque d’idées indépendantes ou de
mérites individuels, le fait qu’elle soit à tout moment prête à
déclarer noir le blanc et vice versa.
Dans
ce domaine comme dans bien d’autres, les partis communistes
d’Occident ne souffrent pas tellement des difficultés intrinsèques
à des partis révolutionnaires du prolétariat dans des pays
capitalistes, que des maux que le P.C.U.S. n’eut à combattre
qu’après avoir conquis le pouvoir d’État (carriérisme,
protection des ennemis de la révolution, etc.). Sans être au
pouvoir, les partis communistes souffrent des maux qui affectent les
partis au pouvoir — reflétant ceux du P.C.U.S. stalinisé.
L’Opposition
se trouve dans une situation tout à fait exceptionnelle. Elle est la
représentante immédiate et directe aujourd’hui seulement d’une
minorité toute petite de la classe ouvrière. Elle n’a derrière
elle ni organisations de masses ni ressources de gouvernement. En
même temps, l’Opposition a encore son autorité morale dans les
masses et son capital idéologique parce que, dans chaque pays,
l’Opposition comprend les éléments qui ont dirigé l’I.C. dans
la période de ses quatre premiers congrès et comprend dans la
république soviétique ceux qui, aux côtés de Lénine, ont fondé
et dirigé cette république.
L’Opposition
est mécaniquement séparée des larges masses de l’appareil
répressif stalinien qui utilise les victoires de la bourgeoisie
mondiale sur le prolétariat et les pressions des nouveaux éléments
possédants en U.R.S.S. dans ce but.
Si
on laisse de côté certains propos isolés et ambigus de la presse
démocratique et social-démocrate sur la déportation des
Oppositionnels, etc., si on prend l’évaluation globale de la lutte
entre l’Opposition, les centristes et la droite, faite par la
presse bourgeoise et petite-bourgeoise, une image claire se dessine.
Conformément à son habitude, la presse bourgeoise transcrit cette
lutte sur des principes en termes de personnalités et dit : Staline
a incontestablement
raison contre Trotsky et Rykov probablement
raison contre Staline. Mais ce n’est pas tout. Pendant ces années
de lutte, la presse bourgeoise a utilisé la terminologie de la
presse stalinienne pour caractériser l’Opposition (pillage de la
paysannerie, restauration du communisme de guerre, tentative de
provoquer une guerre ou des aventures révolutionnaires, refus de
défendre l’U.R.S.S. et finalement préparation d’un soulèvement
armé contre le pouvoir soviétique). Prétendant croire à cette
calomnie, la presse bourgeoise l'utilise adroitement pour combattre
le communisme en général et son aile la plus résolue et la plus
ferme, l’Opposition, en particulier. Des dizaines de millions de
travailleurs dans le monde se sont vus transmettre cette calomnie,
fabriquée par la fraction Staline, à travers les pages de la presse
bourgeoise et social-démocrate.
C’est
un fait historique élémentaire que la fraction Staline a
étroitement collaboré avec la bourgeoisie mondiale et sa presse
dans la lutte contre l’Opposition. Cette collaboration pouvait
apparaître avec le plus de netteté dans l’affaire de l’exil de
Trotsky en Turquie et l’accord de Staline avec les éléments les
plus réactionnaires du gouvernement allemand pour ne pas autoriser
Trotsky à entrer en Allemagne. Notons à cette étape que l’aile
la plus « gauche » des social-démocrates est d’accord
(verbalement) pour que Trotsky soit admis en Allemagne — à la
condition qu’il s’abstienne de toute activité politique :
c’est-à- dire qu’ils lui adressent la même exigence que Staline
à Alma- Ata. Quant à l’Angleterre et à la France, Staline
pouvait, même sans accord formel, compter sur le soutien de leurs
gouvernements et d’organes de presse comme Le
Temps
et The
Times,
qui se sont catégoriquement opposés à l’admission de Trotsky. En
d’autres termes, Staline a un accord de
jure
avec la police turque et une partie du gouvernement allemand et un
accord de
facto avec
la police bourgeoise mondiale. La substance de cet accord est de
sceller
les lèvres de l’Opposition.
La presse bourgeoise, indépendamment de certaines exceptions isolées
et épisodiques donne fondamentalement sa bénédiction à cet
accord. Tel est en gros l’alignement des forces. Seuls les aveugles
peuvent ne pas le voir. Seuls des bureaucrates bien payés peuvent le
nier.
Il
existe un obstacle qui empêche ce front uni d’atteindre avec plein
succès son objectif de condamnation de l’Opposition au silence,
cependant, c’est le fait, déjà mentionné, que dans de nombreux
pays et en particulier en U.R.S.S., l’Opposition a à sa tête des
révolutionnaires qui sont connus des larges masses des travailleurs
et dont les dernières ont un grand intérêt pour les idées, la
politique et la destinée. Ajoutons-y l’élément de sensation
politique créé par les formes dramatiques sous lesquelles a été
menée la lutte contre l’Opposition. Ces circonstances ont donné à
plusieurs reprises à l’Opposition une possibilité de briser le
front uni entre la presse stalinienne et la presse bourgeoise. Ainsi,
la déportation du camarade Trotsky lui a donné la possibilité de
déclarer dans les pages de la presse bourgeoise diffusée à des
millions d’exemplaires, que l’Opposition combat le socialisme
national stalinien et pour la cause de la révolution internationale
; que l’Opposition sera au premier rang pour défendre l’U.R.S.S.
contre ses ennemis de classe ; et que l’accusation de préparer un
soulèvement armé contre le pouvoir soviétique ou de tentatives
d’assassinat terroriste n’est rien qu’une vile machination
bonapartiste.
Il
serait évidemment absurde d’affirmer que l’Opposition, même une
seule fois, pourrait présenter en totalité son programme réel dans
les pages de la presse bourgeoise. Mais c’est une victoire
importante, ne serait-ce que d’avoir réfuté les plus venimeux des
mensonges thermidoriens dans des publications aux tirages de dizaines
de millions d’exemplaires et ainsi encouragé un certain nombre
d’ouvriers qui ont lu ces articles à découvrir les véritables
idées de l’Opposition. Ç’aurait été un doctrinarisme stupide
et pathétique que de repousser une occasion aussi exceptionnelle.
L’accusation de collaboration avec la presse bourgeoise répugnante,
elle est simplement stupide, venant de ceux qui livrent les
Oppositionnels à la police bourgeoise.
Il
n’est pas nécessaire de répéter ou d’élaborer à partir du
fait qu’il est maintenant plus que jamais important pour
l’Opposition d’établir, renforcer et développer sa propre
presse, et non seulement pour la lier aussi étroitement que possible
à l’avant- garde révolutionnaire de la classe ouvrière, mais
pour la placer organisationnellement et financièrement dans la
dépendance de cette avant-garde. Dans cette tâche, nous ne pouvons
permettre même un soupçon des habitudes et des pratique des presses
social-démocrate et stalinienne officieuses qui règlent les
questions à partir de considérations de salaire et de carrière. Le
dévouement révolutionnaire et la fermeté idéologique de la
rédaction et des équipes de la presse de l’Opposition doivent
être constamment
vérifiés de la façon la plus stricte possible.
Des
exemples individuels de collaboration à la presse bourgeoise qui,
par leur nature même, ne peuvent être qu’épisodique et de
signification secondaire, doivent être placés sous le contrôle
étroit de l’Opposition, organisée à l’échelle nationale et
internationale. La création de cette organisation est la tâche
centrale du moment. C’est seulement si cela est fait que nous
pourrons parler sérieusement de sauver le Comintern qui est en train
de se décomposer sous les communistes centristes et droitiers, ou de
le ressusciter et de le renforcer sous le drapeau de Marx et de
Lénine.