Léon
Trotsky : Lettre ouverte aux travailleurs de l’U.R.S.S.
(29
mars 1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, p. 114-120,
voir des
annotations
là-bas]
Chers
Camarades,
Je
vous écris pour vous dire une fois de plus que les Staline,
Iaroslavsky
et
autres vous trompent. Ils disent que j’ai utilisé la presse
bourgeoise pour mener la lutte contre la république soviétique à
la création et la défense de laquelle j’ai travaillé la main
dans la main avec Lénine. Ils vous trompent. J’ai utilisé la
presse bourgeoise pour défendre les intérêts de la république
soviétique contre les mensonges, la traîtrise et ta perfidie de
Staline et compagnie.
Us
vous demandent de condamner mes articles. Les avez- vous lus? Non,
vous ne les avez pas lus. Ils vous donnent une traduction fausse de
fragments séparés. Mes articles ont été publiés en russe dans
une brochure sous la forme exacte où je les ai écrits. Exigez que
Staline les reproduise sans abréviations ni falsifications. Il
n’osera pas. n craint la vérité plus que tout. Je vais résumer
ici le contenu de mes articles.
1.
La
résolution du G.P.U. sur mon exil assure que je mène « des
préparatifs pour une lutte armée contre la république soviétique
». Dans la Pravda
(n° 41,19 février 1929), il n’y avait pas cette affirmation
concernant la lutte armée. Pourquoi? Pourquoi Staline n’a-t-il pas
osé répéter dans la Pravda
ce qui était dit dans la résolution du G.P.U. ? Parce qu’il
savait que personne ne le croirait. Après l’histoire de l’officier
de Wrangel, après qu’on ait démasqué l’agent provocateur
envoyé par Staline aux Oppositionnels avec la proposition d’un
complot militaire, personne ne va croire que les
bolcheviks-léninistes, qui veulent convaincre le parti que leurs
idées sont justes, préparent la lutte armée. Voilà pourquoi
Staline n’a pas osé imprimer dans la Pravda
ce qui était dit dans la résolution du G.P.U. du 18 janvier.
Mais,
s’il en est ainsi, pourquoi introduire ce mensonge patent dans la
résolution du G.P.U. ? Il le fallait, pas pour l’U.R.S.S., mais
pour l’Europe et tout le monde extérieur. Par l’intermédiaire
de l’agence Tass, Staline a coopéré quotidiennement et de façon
systématique avec la presse bourgeoise du monde entier, propageant
ses calomnies contre les bolcheviks- léninistes. Staline ne pouvait
expliquer cet exil et les innombrables arrestations autrement qu’en
accusant l’Opposition de préparer une lutte armée. Et par ce
mensonge monstrueux, il a fait beaucoup de mal à la république
soviétique. Toute la presse bourgeoise a discuté du fait que
Trotsky, Rakovsky, Smilga, Radek, I. N. Smirnov, Beloborodov,
Mouralov, Mratchkovsky et bien d’autres qui ont bâti et défendu
la république soviétique, sont en train de préparer une lutte
armée contre le pouvoir soviétique. D n’est que trop clair qu’une
telle idée ne peut que nuire à la république soviétique aux yeux
du monde entier. C’est pour justifier la répression que Staline
est obligé de fabriquer ces légendes monstrueuses, faisant un mal
incalculable au pouvoir soviétique. C’est pourquoi j’ai estimé
nécessaire de m’exprimer dans la presse bourgeoise et de dire au
monde entier : il n’est pas vrai que l’Opposition veuille mener
une lutte armée contre le pouvoir soviétique. L’Opposition a mené
et continuera à mener une lutte implacable pour
le pouvoir soviétique contre tous ses ennemis. Cette déclaration
que j’ai faite a été imprimée dans des journaux ayant un tirage
de dix millions d’exemplaires dans toutes les langues du monde.
Staline veut renforcer sa position aux dépens de la république
soviétique. Je veux, moi, renforcer la république soviétique en
dénonçant les mensonges des staliniens.
2.
Staline
et sa presse ont pendant longtemps propagé dans le monde entier
l’affirmation selon laquelle je soutiendrais que la république
soviétique est devenue un État bourgeois, que le pouvoir
prolétarien est perdu, etc. En Russie, beaucoup de travailleurs
savent que c’est une odieuse calomnie, bâtie sur des
falsifications. Je les ai dénoncées des dizaines de fois dans des
lettres qui ont circulé de main en main. Mais la presse bourgeoise
mondiale y ajoute foi, ou fait semblant. Toutes ces citations
truquées par Staline s’étalent dans les colonnes des journaux du
monde pour démontrer l’affirmation selon laquelle Trotsky
considère comme inévitable la chute du pouvoir soviétique. Du fait
de l’énorme intérêt de l’opinion publique internationale, et
surtout de celle des larges masses populaires pour tout ce qui se
passe en Union soviétique, la presse bourgeoise, obéissant à son
intérêt matériel, son désir de diffusion, les revendications de
ses lecteurs, a été obligée de reproduire mes articles. J’y dis
au monde entier que le pouvoir soviétique, malgré la politique
erronée de la direction stalinienne, est encore profondément
enraciné dans les masses, qu’il est très puissant et survivra à
ses ennemis.
Vous
ne devez pas oublier que l’écrasante majorité des travailleurs en
France et surtout en Amérique, lisent encore la presse bourgeoise.
J’ai posé comme condition que mes articles soient reproduits
intégralement, sans la moindre modification. Il est vrai que
certains journaux, dans un petit nombre de pays, n’ont pas respecté
cette condition, mais la majorité l’ont respectée. En tout cas,
tous les journaux ont été forcés de publier que, contrairement aux
mensonges et aux calomnies des staliniens, Trotsky est convaincu de
la profonde force interne
de la
révolution et croit fermement que les travailleurs réussiront par
des moyens pacifiques à changer l’actuelle politique erronée du
comité central.
Au
printemps de 1917, Lénine, emprisonné en Suisse, utilisa un «
wagon plombé » des Hohenzollern pour rejoindre les ouvriers russes.
La presse chauvine attaqua Lénine, allant jusqu’à le traiter
d’agent allemand et à lui dire « Herr Lenin ». Comme Lénine, je
considère avec un tranquille mépris l’opinion publique des
philistins et des bureaucrates dont Staline incarne l’esprit.
3.
J’ai
dit dans mes articles, déformés et falsifiés par Iaroslavsky,
comment, pourquoi et dans quelles circonstances j’ai été banni
d’U.R.S.S. Les staliniens propagent des rumeurs selon lesquelles on
m’aurait permis de quitter la Russie à ma demande. J’ai dénoncé
ce mensonge. J’ai expliqué comment j’avais été conduit de
force à la frontière après un accord préalable entre Staline et
la police turque. Et là, j’agissais non seulement dans l’intérêt
de ma défense personnelle contre les calomnies, mais avant tout dans
l’intérêt de la république soviétique. Si les Oppositionnels
voulaient réellement quitter l’Union soviétique, ce serait
compris dans le monde entier comme un signe qu’ils considèrent
comme désespérée la situation du gouvernement soviétique. Nous
n’y songeons même pas. La politique stalinienne a porté un coup
terrible non seulement à la révolution chinoise, au mouvement
ouvrier britannique et à toute l’I.C., mais aussi à la stabilité
interne du régime soviétique. C’est incontestable. Cependant la
situation n’est pas le moins du monde désespérée. L’Opposition
n’a nullement l’intention de fuir l’Union soviétique. J’ai
catégoriquement refusé de traverser la frontière, proposant qu’à
la place on me mette en prison. Les staliniens n’ont pas osé le
faire : ils redoutaient que les travailleurs ne se mettent à exiger
ma libération. Ils ont préféré s’entendre avec la police turque
et m’ont transporté de force à Constantinople. Cela, je l’ai
exposé au monde entier. Tout ouvrier qui réfléchit va dire que si
Staline, par l’intermédiaire de Tass, nourrit quotidiennement la
presse bourgeoise de calomnies contre l’Opposition, j’étais,
moi, obligé de réfuter ces calomnies.
4.
A
des dizaines de millions d’exemplaires, j’ai dit au monde entier
que ce n’étaient pas les ouvriers russes qui m’avaient exilé,
ni les paysans russes, ni les gardes rouges soviétiques, ni ceux
avec qui nous avons conquis le pouvoir et lutté, épaule contre
épaule, sur tous les fronts de la guerre civile. Ce sont les
bureaucrates qui m’ont exilé, des gens qui ont usurpé le pouvoir
et ont dégénéré en caste bureaucratique liée par une solidarité
de privilégiés. Pour défendre la révolution d’Octobre, la
république soviétique et le nom révolutionnaire des
bolcheviks-léninistes, j’ai dit au monde entier la vérité sur
Staline et les staliniens. Je leur ai rappelé une fois de plus que
Lénine, dans son Testament mûrement médité, avait caractérisé
Staline comme « déloyal
». Ce mot est compris dans toutes les langues du monde. Il désigne
un homme indigne de confiance ou malhonnête, guidé dans ses actions
par des motivations basses, un homme à qui on ne peut pas faire
confiance. C’est ainsi que Lénine caractérisait Staline et nous
voyons combien sa mise en garde était juste. Il n’y a pas de pire
crime pour un révolutionnaire que de tromper son parti,
d’empoisonner l’esprit de la classe ouvrière par des mensonges.
Et c’est actuellement la principale occupation de Staline. Il
trompe l’Internationale communiste et le prolétariat mondial en
attribuant à l’Opposition des intentions et des actions
contre-révolutionnaires contre le pouvoir des soviets. C’est
précisément à cause de ce penchant pour ce genre d’activités
que Lénine a qualifié Staline de déloyal. C’est exactement pour
cette raison que Lénine a proposé au parti que Staline soit écarté
de son poste. Il est d’autant plus nécessaire maintenant, après
tout ce qui est arrivé, d’expliquer au monde entier en quoi
consiste la déloyauté de Staline — c’est-à-dire sa perfidie et
sa malhonnêteté à l’égard de l’Opposition.
5.
Les
calomniateurs (Iaroslavsky et les autres agents de Staline) ont fait
beaucoup de bruit autour des dollars américains. En d’autres
circonstances, cela ne vaudrait pas la peine d’examiner ces
ordures. Mais la presse bourgeoise la plus enragée se réjouit de
répandre les saletés de Iaroslavsky Pour ne rien laisser dans
l’ombre, je vais vous parler des dollars.
J’ai
remis mes articles à une agence américaine de Paris. Lénine et
moi, des dizaines de fois, avons donné des interviews et des exposés
écrits de nos idées sur telle ou telle question, à de telles
agences. Du fait de mon expulsion et du mystère des circonstances
qui l’entourait, l’intérêt dans le monde pour cette question
était colossal. L’agence comptait gagner beaucoup d’argent. Elle
m’offrit la moitié du profit. Je lui répondis que,
personnellement, je ne prendrais pas un sou mais qu’elle devrait
verser à mon nom la moitié du revenu de mes articles et qu’avec
cet argent je publierai, en russe et dans les autres langues
étrangères, toute une série de travaux de Lénine (ses discours,
articles, lettres) qui sont aujourd’hui supprimés par la censure
stalinienne. J’utiliserai également cet argent à publier une
série de documents importants (comptes rendus de conférences,
congrès, lettres, articles, etc.) qui sont dissimulés au parti
parce qu’ils démontrent clairement la faillite théorique et
politique de Staline. Telle est la littérature «
contre-révolutionnaire » (selon Staline et Iaroslavsky) que j’ai
l’intention de publier. Un bilan exact des sommes ainsi dépensées
sera publié le jour venu. Tout ouvrier dira qu’il vaut mieux
publier les écrits de Lénine avec de l’argent reçu sous la forme
d’une contribution accidentelle de la bourgeoisie que de propager
des calomnies contre les bolcheviks- léninistes avec de l’argent
prélevé sur les ouvriers et paysans russes.
Ne
l’oubliez pas, camarades : le testament de Lénine demeure, comme
auparavant, un document contre-révolutionnaire en Russie, dont la
diffusion peut valoir arrestation et exil. Et ce n’est pas par
hasard. Staline lutte contre le léninisme à l’échelle
internationale. Il ne doit pas rester un seul pays dans le monde où
se trouvent aujourd’hui à la tête du P.C. les révolutionnaires
qui dirigeaient le parti à l’époque de Lénine. Ils sont presque
tous exclus de l’Internationale communiste. Lénine a guidé les
quatre premiers congrès de l'I.C. Avec Lénine, j’ai élaboré
tous les documents fondamentaux de PI.C. Au IVe
congrès,
en 1922, Lénine a divisé en deux parts égales avec moi le rapport
fondamental sur la Nep et les perspectives de la révolution
internationale. Après la mort de Lénine, presque tous les
participants, au moins tous ceux, sans exception, qui avaient été
des militants influents et participé aux quatre premiers congrès,
furent exclus de l’I.C. Partout dans le monde, à la tête des P.C.
se trouvèrent des hommes nouveaux, des gens de hasard, venus la
veille du camp de nos adversaires et de nos ennemis. Pour pouvoir
adopter une politique anti-léniniste, il fallait d’abord renverser
la direction léniniste. Staline l’a fait, prenant appui sur la
bureaucratie, sur les nouvelles couches petites-bourgeoises, sur
l’appareil d’État, sur le G.P.U. et sur les ressources
financières de l’État Cela a été réalisé, non seulement en
U.R.S.S., mais aussi en Allemagne, en France, en Italie, en Belgique,
aux États-Unis, dans les pays Scandinaves—et un mot dans presque
tous les pays du monde.
Seul
un aveugle pourrait ne pas comprendre la signification du fait que
les collègues les plus proches et les compagnons d’armes de Lénine
dans le P.C. soviétique et toute l’I.C., tous les dirigeants des
P.C. dans les dures années initiales, tous les participants et
dirigeants des quatre premiers congrès, aient été révoqués de
leurs postes, calomniés et exclus. Cette lutte enragée contre la
direction léniniste était nécessaire aux staliniens pour faire une
politique anti-léniniste.
Tandis
qu’ils faisaient la chasse aux bolcheviks-léninistes, ils
rassuraient le parti en lui disant qu’il serait de nouveau
monolithique. Vous savez que le parti, maintenant, est plus divisé
que jamais. Et ce n’est pas fini. Il n’est point de salut sur la
voie stalinienne. On ne peut qu’adopter ou bien une politique
oustrialoviste — c’est-à-dire une politique thermidorienne
consistante — ou une politique léniniste. La position centriste de
Staline mène inévitablement à une accumulation de difficultés
économiques et politiques énormes et à la continuation de la
décimation et de la destruction du parti.
Il
n’est pas trop tard pour changer d’orientation. Il faut changer
radicalement la politique et le régime du parti dans l’esprit de
la plate-forme de l’Opposition. Il faut mettre fin à la honteuse
persécution des meilleurs léninistes révolutionnaires dans le
P.C.U.S. et dans le monde entier. Il faut restaurer la direction
léniniste. Il faut condamner et extirper les méthodes déloyales,
c’est-à-dire indignes et malhonnêtes, de l’appareil stalinien.
L’Opposition est prête à aider de toutes ses forces le noyau
prolétarien du parti à réaliser cette tâche vitale. Les
persécutions furieuses, les calomnies malhonnêtes et la répression
gouvernementale ne peuvent venir à bout de notre fidélité à la
révolution d’Octobre et au parti international de Lénine. Nous
resterons fidèles à l’une comme à l’autre jusqu’au bout,
dans les prisons staliniennes et en exil.