Léon
Trotsky : Où va la République soviétique ?
(25
février 1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, p. 59-66,
voir des
annotations
là-bas]
Depuis
la révolution d’Octobre, cette question n’a pas quitté les
colonnes de la grande presse mondiale. Au moment présent, elle est
discutée en liaison avec mon expulsion d’U.R.S.S., que les ennemis
du bolchevisme considèrent comme un symptôme d’un dénouement
longtemps attendu. Que mon expulsion ait un caractère qui n’est
pas personnel, mais politique, ce n’est pas à moi de le nier.
Cependant je ne conseillerais pas à quiconque de sauter à la
conclusion sur ce point d’un « commencement de la fin ».
Il
est inutile de rappeler que les prédictions de l’histoire, à la
différence de celles de l’astronomie, sont toujours
conditionnelles, contenant options et alternatives. Il serait
ridicule de prétendre à la capacité de prévision exacte, quand il
s’agit d’une lutte entre forces vivantes. La tâche de prédiction
historique consiste à différencier le possible de l’impossible et
à séparer les variables les plus probables de toutes celles qui
sont théoriquement possibles.
Pour
être bien fondée, toute réponse à la question de savoir où va la
révolution soviétique devrait résulter d’une analyse de toutes
ses forces internes et de la situation mondiale dans laquelle se
trouve la révolution elle-même. Une telle étude devrait constituer
un livre. A Alma-Ata, j’ai commencé à travailler sur un livre
semblable et j’espère l’achever dans un proche avenir.
Je
ne puis ici qu’indiquer les lignes sur lesquelles il faut chercher
la réponse. Est-il vrai que l’Union soviétique soit sur le bord
d’être détruite ? Ses ressources internes sont-elles épuisées ?
Qu’est-ce qui lui succédera, si elle est détruite — la
démocratie, la dictature ou la restauration de la monarchie ?
Le
cours du processus révolutionnaire est infiniment plus complexe que
celui d’un torrent de montagne. Mais, dans les deux cas, ce qui
peut apparaître comme un changement de direction très paradoxal est
en réalité tout à fait normal, c’est-à- dire conforme aux lois
naturelles. Il n’y a aucune raison d’attendre une conformité
schématique ou superficielle avec de telles lois. On doit partir du
caractère normal de sa nature tel qu’il est déterminé par la
masse du flot, le relief géologique local, les conditions de vents
qui dominent, etc. En politique, cela signifie être capable de voir
au-delà des sommets les plus élevés de la révolution, de prévoir
la possibilité et même la probabilité de périodes soudaines,
parfois prolongées de recul et, d’un autre côté, aux époques de
plus profond déclin, par exemple pendant la contre-révolution de
Stolypine, d’être capable de distinguer quelles sont les
préconditions d’une nouvelle montée.
Les
trois révolutions que la Russie a expérimentées dans le dernier
quart de siècle constituent en fait des étapes d’une seule et
même révolution. Douze ans se sont écoulés entre la première et
la seconde; entre la seconde et la troisième, neuf mois seulement.
Les
onze années de la révolution russe à leur tour peuvent être
décomposées en une série d’étapes, deux principales, la maladie
de Lénine et l’ouverture de la lutte contre le « trotskysme »
pouvant être prises en gros comme la ligne de partage entre elles.
Dans la première période, les masses jouaient le rôle décisif.
L’histoire n’a connu aucune autre révolution mettant en
mouvement d’aussi grandes masses que la révolution d’Octobre. Il
y a pourtant encore aujourd’hui des excentriques qui considèrent
Octobre comme une aventure. Raisonnant de cette façon, ils réduisent
d’ailleurs à néant ce qu’ils défendent eux-mêmes. Car que
vaut un système social qui peut être renversé par une « aventure
» ? En réalité, le succès de la révolution d’Octobre — le
fait même qu’elle ait tenu dans les années les plus critiques
contre tant d’ennemis — a été assuré par l’intervention
active et l’initiative des masses de la ville et de la campagne par
millions. Ce ne fut que sur cette base qu’on a pu improviser un
appareil de gouvernement et une Armée rouge. Telle est en tout cas
la conclusion principale que je tire de mon expérience dans ce
domaine.
La
seconde période, qui a amené un profond changement dans la
direction est caractérisée par une indiscutable diminution du
niveau de l’intervention directe des masses. Le courant est une
fois de plus contenu dans ses rives. Sur les masses, et au- dessus
d’elles, s’élève de plus en plus l’appareil administratif
centralisé. L’État soviétique, comme l’armée, se
bureaucratise. La distance entre la couche gouvernante et les masses
s’accroît. L’appareil acquiert une toujours plus grande
autosuffisance. Le gouvernement officiel a de plus en plus la
conviction que la révolution d’Octobre a été faite précisément
pour concentrer le pouvoir entre ses mains et lui assurer une
position privilégiée.
Il
n’est pas nécessaire, je pense, d’expliquer que les
contradictions réelles, vivantes, dans le développement de l’État
soviétique, que nous soulignons, ne peuvent en aucun cas servir
d’arguments en faveur d’un « rejet » anarchiste de l’État,
c’est-à- dire d’un « rejet » sans fard et bien inutile de
l’État en général.
Dans
une lettre remarquable qui traitait de phénomène de dégénérescence
de l’appareil d’État et du parti, mon vieil ami Rakovsky a
démontré de façon frappante qu’après la conquête du pouvoir
une bureaucratie indépendante se différenciait du milieu de la
classe ouvrière et que cette différenciation était d’abord
seulement fonctionnelle, puis devenait sociale3-.
Naturellement le processus à l’intérieur de la bureaucratie s’est
développé en relation avec le processus très profond en cours dans
le pays. Sur la base de la Nep, une large couche de petite-
bourgeoisie a reparu dans les villes ou a été créée. Les
professions libérales ont ressuscité. Dans les campagne, le paysan
riche, le koulak, a relevé la tête. De larges secteurs de
fonctionnaires, précisément parce qu’ils se sont élevés
au-dessus des masses, se sont rapprochés des couches bourgeoises et
ont noué avec elle des liens de famille. De plus en plus,
l’initiative ou la critique de la part des masses a été
considérée par l’appareil comme une ingérence. L’appareil a pu
exercer une pression sur les masses, d’autant plus facilement que,
comme on l’a dit, le sentiment de réaction dans la psychologie des
masses elles-mêmes s’exprimait par une diminution indiscutable du
niveau de leur activité politique. Il s’est produit fréquemment,
dans les dernières années, que des ouvriers entendent des
bureaucrates ou des nouveaux possédants leur crier de façon
péremptoire : « Ce n’est plus 1918 ! » En d’autres termes, le
rapport de forces s’est modifié au détriment du prolétariat.
Correspondant
à ces processus, il s’est produit des changements internes dans le
parti dirigeant lui-même. Il ne faut jamais oublier que l’écrasante
majorité des millions de membres du parti d’aujourd’hui n’ont
qu’une vague idée de ce qu’était le parti dans la première
période de la révolution pour ne pas parler de la clandestinité
d’avant la révolution. Il suffit d’indiquer que de 75 à 80 %
des membres du parti n’ont adhéré qu’après 1923. Le nombre de
ceux qui ont des services avant la révolution est inférieur à 1 %.
A partir de 1923, le parti a été dilué dans une masses de recrues
à moitié brutes, dont le rôle était de servir de matériau docile
aux mains des professionnels de l’appareil. Il fallait noyer ce
noyau révolutionnaire du parti comme condition préalable à la
victoire de l’appareil sur le « trotskysme ».
Remarquons
à ce point que la bureaucratisation du parti et du gouvernement a
produit d’importantes conséquences sur le plan de la corruption et
de l’arbitraire. Nos adversaires les soulignent non sans ironie. Il
ne serait pas naturel pour eux d’agir autrement. Mais quand ils
essaient d’expliquer ces phénomènes par l’absence de démocratie
parlementaire, il suffit de répondre en soulignant les longues
séries de « Panamas » à commencer par celui qui, bien qu’il ne
fût pas le premier, est devenu le terme péjoratif pour toute
affaire de ce genre et en terminant par le dernier « Panama » où
sont impliqués la Gazette
de Paris et l’ancien ministre français KIotz. Si quelqu’un
devait nous dire que la France constitue une exception et que, par
exemple aux États-Unis, la corruption est inconnue chez les
politiciens ou les fonctionnaires du gouvernement, nous trouverions
très difficile de le croire.
Mais
revenons à notre sujet. La majorité de ces fonctionnaires qui se
sont élevés au-dessus des masses est profondément conservatrice.
Elle incline à penser que tout ce qui est nécessaire au bien-être
de l’humanité a déjà été fait, et considère comme un ennemi
quiconque ne le reconnaît pas. L’attitude de ces éléments
vis-à-vis de l’Opposition est celle de la haine organique : ils
l’accusent de semer le mécontentement à leur égard dans les
masses en exprimant des critiques, en sapant la stabilité du régime,
et de menacer les conquêtes d’Octobre par le spectre de la «
révolution permanente ». Cette couche conservatrice, qui constitue
le soutien le plus puissant de Staline dans sa lutte contre
l’Opposition, tend à aller plus loin à droite, dans la direction
des nouveaux propriétaires, que Staline lui-même ou le noyau
principal de sa fraction. D’où la lutte actuelle entre Staline et
la droite ; d’où aussi la perspective d’une nouvelle purge dans
le parti, non seulement des « trotskystes », dont le nombre a crû
considérablement depuis les exclusions et les déportations, mais
aussi des éléments les plus dégénérés de la bureaucratie. Ainsi
la politique indécise de Staline s’est-elle développée dans une
série de zigzags, avec cette conséquence que les deux ailes du
parti, la gauche et la droite, ont grandi — aux dépens de la
fraction gouvernante du centre.
Bien
que la lutte contre la droite n’ait pas été retirée de l’ordre
du jour, pour Staline, l’ennemi principal demeure, comme avant, la
gauche. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de le prouver. Pour
l’Opposition, c’est devenu évident il y a quelque temps. Dès
les premières semaines de la campagne contre la droite, dans une
lettre à mes camarades d’Alma-Ata le 10 novembre de l’année
dernière, j’écrivais que l’objectif tactique de Staline était,
quand le moment était arrivé, « quand la droite serait
suffisamment terrorisée, de tourner brutalement son feu contre la
gauche. La campagne contre la droite sert seulement à construire une
force d’élan pour un nouveau massacre contre la gauche. Celui qui
ne le comprenait pas, ne comprend rien. » Cette prédiction a été
vérifiée plus tôt et plus complètement qu’on ne pouvait s’y
attendre.
Quand
quelqu’un qui joue un rôle dans une révolution commence à
reculer, sans rompre avec la base sociale qui soutient cette
révolution, celui qui recule est obligé d’appeler le déclin une
montée et de faire passer la droite pour la gauche. C’est
précisément pour cette raison que les staliniens accusent
l’Opposition de « contre-révolution » et font des efforts
désespérés pour jeter au panier ensemble leurs opposants de droite
et de gauche. Ce sont les mêmes objectifs que recherche désormais
l’emploi du mot « émigré ». En réalité, il y a aujourd’hui
deux types d’émigrés, l’un qui a été chassé par le
soulèvement de masse de la révolution et l’autre qui sert
d’indice du succès remporté par les forces hostiles à la
révolution.
Quand
l’Opposition parle de Thermidor en s’appuyant sur l’analogie de
la révolution classique de la fin du XVIII siècle, elle a, à
l’esprit, le danger que, devant les phénomènes et tendances ci-
dessus mentionnées, la lutte des staliniens contre la gauche puisse
devenir le point de départ d’un changement dissimulé dans la
nature sociale du pouvoir soviétique.
La
question de Thermidor qui a joué un rôle si important dans la lutte
entre l’Opposition et la fraction dirigeante, exige quelques
explications supplémentaires.
L’ancien
président du Conseil français Herriot, a récemment exprimé
l’opinion que le régime soviétique, qui s’est appuyé sur la
violence dans les dix dernières années, a par là même porté
jugement contre lui. Au cours de sa visite à Moscou en 1924,
Herriot, ainsi que je l’ai compris à l’époque, a essayé
d’aborder les soviets de façon plus sympathique, bien que pas
encore très claire. Mais maintenant qu’une décennie s’est
écoulée, il estime qu’il est juste d’ôter son crédit à la
révolution d’Octobre. J’avoue n’avoir pas très bien compris
la pensée politique des radicaux. Les révolutions n’ont jamais
donné à quiconque des effets à court terme. Il a fallu dix ans à
la grande révolution française pour, non pas installer la
démocratie, mais
livrer le pays au bonapartisme. Il reste néanmoins indiscutable que
si les Jacobins n’avaient pas réprimé les Girondins et n’avaient
pas donné au monde l’exemple de la façon dont il faut traiter
l’ordre ancien, toute l’humanité d’aujourd’hui serait plus
courte d’une tête.
les
révolutions n’ont pas encore passé sans laisser de traces sur le
destin de l’humanité. Mais en même temps elles n’ont pas
toujours préservé les conquêtes acquises au moment de leur apogée.
Après que certaines classes, groupes ou individus ont fait une
révolution, d’autres commencent à en tirer profit. Seul un
sycophante sans espoir pourrait nier la signification historique
mondiale de la grande révolution française, bien que la réaction
qui l’a suivie ait été si profonde qu’elle amena la
restauration des Bourbons. La première étape sur la voie de la
restauration a été Thermidor. Les nouveaux fonctionnaires et les
nouveaux propriétaires voulaient jouir en paix des fruits de la
révolution. Les vieux Jacobins constituaient pour eux un obstacle.
Les nouvelles couches de possédants n’osaient pas encore
apparaître sous leur propre drapeau. Elles avaient besoin d’une
couverture provenant du milieu jacobin lui-même. Elles cherchaient
quelques dirigeants pour le court terme en la personne de certains
Jacobins de second ou troisième ordre. Nageant dans le courant, ces
Jacobins ont préparé la voie pour la venue de Bonaparte, lequel,
avec ses baïonnettes et son code civil, a consolidé le nouveau
système de propriété.
Des
éléments d’un processus thermidorien, bien entendu tout à fait
différent, peuvent être découverts dans le pays des soviets. Ils
sont devenus évidents de façon frappante dans les dernières
années. Ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir ou bien ont joué un
rôle secondaire dans les événements décisifs de la première
période de la révolution ou étaient des adversaires résolus de la
révolution qu’ils n’ont ralliée qu’après sa victoire. Ils
servent maintenant, dans leur plus grande partie, de camouflage pour
ces couches et groupes qui, hostiles au socialisme, sont trop faibles
pour un soulèvement contre-révolutionnaire et sont donc à la
recherche d’un retour en arrière thermidorien pacifique sur la
voie qui mène à la société bourgeoise : ils cherchent à
redescendre avec les freins serrés comme l’a dit un de leurs
idéologues.
Ce
serait cependant une immense erreur que de considérer tous ces
processus comme achevés. Heureusement pour les uns et
malheureusement pour les autres, ce point est encore fort éloigné.
L’analogie historique est une méthode tentante et pour cette
raison dangereuse. Supposer qu’il existe une loi particulière,
cyclique, des révolutions, qui les oblige toujours à passer
d’anciens Bourbons à de nouveaux à travers une étape
bonapartiste, serait penser de façon trop superficielle. Le cours de
toute révolution est déterminé par la combinaison unique de forces
sur la scène nationale et dans l’ensemble de la situation
internationale. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il existe
certains traits communs à toutes les révolutions qui permettent
l’analogie et en fait l’exigent de façon impérative si l’on
veut se baser sur les leçons du passé et non pas recommencer
l’histoire à zéro à chaque nouvelle étape. Il est possible
d’exprimer en terme sociologiques pourquoi la tendance
à Thermidor, au bonapartisme et à la Restauration se trouve dans
toute révolution victorieuse digne de ce nom.
Le
cœur de la question réside dans la force de ces tendances, la façon
dont elles se combinent, les conditions dans lesquelles elles se
développent. Quand nous parlons de la menace de bonapartisme, nous
n’avons nullement en vue une conclusion donnée d’avance,
déterminée par quelque loi historique abstraite. Le destin
ultérieur de la révolution sera tranché par le cours de la lutte
elle-même comme la livreront les forces vives de la société. Il y
aura encore des flux et des reflux, dont la durée dépendra dans une
large mesure de la situation en Europe et dans le monde. A une époque
comme la nôtre, un courant politique peut être considéré comme
réduit en miettes, sans espoir, s’il ne comprend pas seulement les
causes objectives de sa défaite et se sent comme un débris de bois
dans le flot — si toutefois un morceau de bois peut être considéré
comme ayant des sentiments.