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Léon Trotsky 19290415 Préface de «L’I.C. après Lénine »

Léon Trotsky : Préface de «L’I.C. après Lénine »

(15 avril 1929)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février 1929 à mai 1929. Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 143-148, voir des annotations là-bas]

Ce livre comprend quatre parties écrites indépendamment l’une de l’autre mais formant cependant un tout indissoluble. Il est consacré aux problèmes fondamentaux de l’Internationale communiste. Il embrasse tous les aspects de l’activité de celle-ci ; son programme, sa stratégie et sa tactique, son organisation et les personnalités qui constituent sa direction. Étant donné que le Parti communiste de l’U.R.S.S., le parti gouvernemental de l'Union soviétique, est le parti principal, celui qui, à tous les points de vue, joue un rôle décisif dans l’Internationale communiste, ce livre contient également une appréciation de la politique intérieure du Parti communiste de l’U.R.S.S. pendant toute la dernière période commençant à la maladie et à la mort de Lénine. En ce sens, il constitue, je l’espère, un tout assez complet.

Mon ouvrage n’a pas paru en langue russe. Il fut écrit en 1928 alors que, dans la République soviétique, les œuvres marxistes traitant de sujets d’actualité étaient devenues la forme la plus prohibée de la littérature. Pour assurer tout au moins une certaine diffusion à mes manuscrits, je transformerai les deux premières parties de ce livre en documents officiels que j’adressai au VIe congrès de l’Internationale communiste qui siégea à Moscou au cours de l’été de l’année dernière. Les troisième et quatrième parties furent écrites après le congrès elles se passaient de main en main à l’état de manuscrits. La transmission de ceux-ci était, elle est encore punie de l’exil dans les coins perdus de Sibérie et même ces temps derniers, de réclusion sévère au bagne de Tobolsk.

Seule, la seconde partie, c’est-à-dire la Critique du Programme a été publiée en allemand. Dans son ensemble le livre n’a vécu jusqu’à présent qu’à l’état de manuscrit, d’une vie en quelque sorte pré-natale. Il paraît pour la première fois sous la forme que voici, dans l’édition française. Étant donné cependant que mes manuscrits ont pénétré par des voies différentes à travers la frontière de la Chine occidentale, ainsi que dans les pays d’Europe et d’Amérique, j’estime nécessaire de déclarer ici que la présente édition française est l’unique et seule édition de cette œuvre dont je sois responsable envers les lecteurs.

Par décision du VIe Congrès, le projet de programme critiqué dans ce livre est devenu le programme officiel de l’Internationale. Mais ma critique n’a rien perdu par. là de son actualité. Bien au contraire. Toutes les fautes fatales du projet sont restées à leur place, elles sont simplement consacrées de droit et devenues l’objet d’une profession de foi. Lors du congrès, la commission du programme posa la question de savoir ce qu’il fallait faire d’une critique dont l’auteur était non seulement exclu de l’Internationale communiste, mais encore déporté en Asie centrale. Des voix isolées et timides s’élevèrent pour dire qu’on pouvait également s’instruire auprès des adversaires, et que des pensées justes demeurent justes, indépendamment de leur auteur. Mais ce fut un autre groupement, plus compact, qui triompha, presque sans rencontrer de résistance ni avoir à lutter. Une vieille femme respectable, qui fut autrefois Clara Zetkin, déclara qu’on avait pas à tenir compte d’idées justes dès lors qu’elles émanaient de Trotsky. Elle ne faisait qu’exécuter une démarche dont elle avait été chargée dans les coulisses. Confier des missions indignes à des gens aussi dignes que possible, cela fait partie du système de Staline. La timide voix de la raison se tut aussitôt. La commission passa à côté de ma « Critique » en fermant les yeux pour ne pas la voir. Ainsi, tout ce que j’ai dit au sujet du projet est valable pour le programme officiel actuel. Il n’a aucune consistance au point de vue théorique et il est nuisible au point de vue politique. Il doit être modifié et il le sera.

Les membres du VIe Congrès condamnèrent de nouveau « le trotskysme », « à l’unanimité », comme toujours. Au fond c’était pour cela qu’ils étaient convoqués à Moscou. La majorité d’entre eux ne se trouve sur l’arène de la politique que depuis hier ou avant-hier. Pas un seul n’a participé à la création de l’Internationale communiste. Bien peu nombreux sont ceux qui assistèrent à un ou deux des quatre congrès qui siégèrent sous la direction de Lénine. Tous sont des recrues du nouveau cours politique, des agents du nouveau régime d’organisation. En m’accusant, ou plutôt en signant l’accusation lancée contre moi d’avoir porté atteinte aux principes léninistes, les délégués du VIe Congrès ont bien davantage fait preuve de docilité que de clarté dans leurs pensées théoriques et de connaissance de l’histoire de l’Internationale communiste.

Avant le VIe Congrès, l’internationale n’avait pas de programme codifié. Des manifestes et des résolutions de principe en tenaient lieu. Le Ier et le IIe Congrès adressèrent des manifestes à la classe ouvrière internationale. Celui du IIe Congrès, particulièrement développé, présentait sous tous les rapports le caractère d’un programme. Ces deux appels furent écrits par moi, approuvés par notre comité central sans qu’aucun amendement y fût apporté, et acceptés par les deux premiers congrès dont l’importance fut particulière en tant qu’assemblées constituantes.

Le IIIe Congrès adopta des thèses de programme et de tactique qui s’appliquaient aux problèmes fondamentaux du mouvement ouvrier mondial. Lors du IIIe Congrès j’intervins pour défendre ces thèses que j’avais élaborées. Les amendements qui y furent apportés — pas toujours dans le bon sens — étaient dirigés autant contre Lénine que contre moi. En luttant résolument contre l’Opposition d’alors, personnifiée par Thâlmann, Bêla Kun, Pepper et autres confusionnistes, nous arrivâmes, Lénine et moi, à faire adopter mes thèses par le congrès à une quasi-unanimité.

Lénine partagea par moitié avec moi l’élaboration du rapport principal du IVe Congrès sur la situation de la République des soviets et les perspectives de la révolution mondiale. Nous intervînmes côte à côte ; c’était moi qui devais prononcer le discours de clôture après chacun des deux rapports. Il est superflu d’ajouter que les documents qui constituaient la pierre angulaire de l’Internationale Communiste et qui furent établis par moi, ou avec ma collaboration, exposent et appliquent ces mêmes bases du marxisme que les recrues de la période stalinienne condamnent à présent en tant que « trotskysme ».

Mais il n’est pas inutile de dire que le dirigeant actuel de ces recrues ne participa aucunement (ni directement ni indirectement) aux travaux de l’Internationale communiste, pas plus dans les congrès que dans les commissions, pas même dans la besogne préparatoire, dont naturellement la plus grande part incombait au parti russe. Il n’existe pas un seul document pouvant témoigner non pas seulement d’une participation créatrice à l’œuvre des quatre premiers congrès, mais même d’un intérêt sérieux de celui-ci envers leurs travaux.

Les choses, au surplus, ne se bornent pas là. Si l’on examine les listes des délégués aux quatre premiers congrès, c’est-à-dire les listes des premiers amis de la révolution d’Octobre, des plus dévoués, des fondateurs de l’Internationale communiste, des collaborateurs immédiats de Lénine dans le domaine international, il se trouve qu’à fort peu d’exceptions près, tous ceux-ci furent après la mort de Lénine, non seulement écartés de la direction, mais également exclus de l’Internationale communiste. Cela est aussi vrai pour l’Union soviétique que pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Italie, pour la Scandinavie, pour la Tchécoslovaquie, aussi vrai pour l’Europe que pour l’Amérique. Ainsi la ligne de Lénine serait attaquée par ceux qui l’avaient élaborée avec lui. Elle serait défendue par ceux qui la combattaient de son vivant et qui n’ont adhéré à l’Internationale communiste que dans les toutes dernières années, ignorant ce qui s’était passé hier, et ne songeant pas au lendemain.

Les résultats du changement de la politique et du personnel dirigeant ne sont que trop connus. A partir de 1923, l’Internationale communiste n’enregistre que des défaites : en Allemagne et en Bulgarie, en Angleterre et en Chine. Dans les autres pays, sans être aussi tragiques, les échecs furent aussi profonds. L’aveuglement de la direction en fut partout la cause immédiate. La plus profonde de ces défaites est celle que Staline prépare dans la république soviétique. C’est à croire qu’il s’est fixé pour but celui d’entrer dans l’Histoire avec le titre de grand organisateur de la défaite.

Dans la république des soviets les militants de l’Internationale communiste léniniste sont exilés, emprisonnés ou bannis. Il va de soi qu’en Allemagne et en France les choses n’en sont pas encore à la déportation. Mais ce n’est vraiment pas la faute des Thälmann, ni celle des Cachin. Ces « chefs » exigent de la police capitaliste qu’elle ne tolère pas les compagnons de lutte de Lénine sur le territoire de la démocratie bourgeoise. En 1916, Cachin justifiait mon expulsion de France en se servant d’arguments de chauvin déchaîné. Il exige aujourd’hui que je ne sois pas admis en France. Il ne fait après tout que continuer sa besogne comme je continue la mienne.

On le sait, au cours des quatre premiers congrès, je fus particulièrement mêlé aux affaires françaises. J’eus souvent à examiner avec Lénine les problèmes du mouvement ouvrier français. De temps à autre Lénine me demandait, plaisantant à demi pour la forme, mais très sérieusement au fond : « Ne considérez-vous pas avec trop d’indulgence les girouettes parlementaires du type Cachin ?» Je répondais que les Cachin ne constituent qu’une passerelle provisoire menant à la masse ouvrière française, mais que lorsque de sérieux révolutionnaires surgiront et se consolideront, ils balayeront de leur route les Cachin et consorts. Pour des raisons exposées en détail dans ce livre les choses traînent en longueur. Mais je ne doute pas un instant que les girouettes auront le sort qu’elles méritent. Le prolétariat a besoin d’outils en acier, non pas en fer-blanc.

Le front unique de Staline, de la police bourgeoise, de Thälmann et de Cachin contre les compagnons de lutte de Lénine est un fait incontestable et d’une importance relativement grande dans la vie politique de l’Europe d’aujourd’hui.

Quelle est la conclusion générale à déduire de ce livre ? De divers côtés on cherche à nous attribuer le projet de créer une IVe Internationale. C’est là une idée absolument fausse. Le communisme et le « socialisme » démocratique forment deux profondes tendances historiques dont les racines s’enfoncent dans les rapports entre classes. L’existence et la lutte de la IIe et de la IIIe Internationale constituent un long processus intimement lié au sort de la société capitaliste. Les tendances intermédiaires ou « centristes » peuvent à un moment donné acquérir une grande influence, mais pas pour longtemps. La tentative de Friedrich Adler et Cie de créer une internationale intermédiaire (n° 2½) semblait promettre beaucoup au début; elle fit très rapidement faillite. La politique de Staline, bien qu’elle prenne comme point de départ d’autres bases et d’autres traditions historiques, constitue une variété du même centrisme. Règle et compas en main, Friedrich Adler tenta de construire une diagonale politique entre le bolchevisme et la social-démocratie. Staline ne poursuit pas des buts aussi doctrinaires. Sa politique forme une ligne de zigzags empiriques entre Marx et Vollmar, entre Lénine et Tchiang Mi-chemin, entre le bolchevisme et le national-socialisme. Mais si l’on ramène la somme de ces zigzags à leur expression fondamentale, on obtient le même total arithmétique : 2½. Après toutes les erreurs commises et les défaites cruelles qu’il a causées, il y a longtemps que le centrisme stalinien eût été liquidé politiquement, s’il ne s’appuyait sur les ressources matérielles et la source d’idées d’un État issu de la révolution d’Octobre. Mais l’appareil le plus puissant lui-même ne peut sauver une politique désespérée. Entre le marxisme et le social-patriotisme il n’y a de place que pour le stalinisme.

Après avoir passé par une série d’épreuves et de crises l’internationale communiste rejettera le joug d’une bureaucratie sans idées, capable seulement de recourir à des tiraillements, de décrire les zigzags, de se livrer à la répression et de préparer des défaites. Nous n’avons nul besoin de construire une IVe Internationale. Nous continuons et développons la ligne de la IIIe que nous avons préparée pendant la guerre, et à la fondation de laquelle nous avons participé avec Lénine après la révolution d’Octobre. Pas un seul instant nous n’avons laissé échapper de nos mains le fil de la succession dans le domaine des idées. Nos jugements et nos prévisions ont été confirmés par des faits d’une importance historique énorme. Jamais autant qu’à présent, au cours des années de persécution et de bannissement, nous n’avons été aussi inébranlablement persuadés de la justesse de nos idées et de l’inéluctabilité de leur triomphe.

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