Léon
Trotsky : Radek et l’Opposition
(26
mai 1929)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février
1929 à mai 1929.
Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 248-250,
voir des
annotations
là-bas]
Au
cours des dernières semaines, la presse mondiale a beaucoup parlé
de la « désintégration » de l’Opposition russe et le camarade
Radek y a souvent été désigné comme le chef du groupe qui est en
train de rejoindre Staline. Les personnes mal informées — et elles
sont la majorité en Occident — peuvent en conclure que Radek ne
s’est que tout récemment détourné de l’Opposition pour aller
vers les centristes de l’appareil. En fait, les oscillations de
Radek se prolongent déjà depuis un an et demi. Il serait plus juste
de dire que la voie du camarade Radek, depuis 1923, n’a croisé le
chemin de l’Opposition que pour s’en détourner vers la droite ou
vers la gauche — surtout vers la droite — et coïncider de
nouveau avec elle. Jusqu’en 1926, Radek soutenait qu’il était
impossible de faire une autre politique économique que celle de
Staline et Boukharine. Jusqu’en 1927, il a conservé l’illusion
qu’on pourrait collaborer avec Brandler et son groupe. Radek était
contre que le parti communiste chinois quitte le Guomindang. Après
la grève générale britannique, Radek était contre la dissolution
du comité anglo-russe. Après que Guomindang de droite et de gauche
eurent trahi la révolution, Radek était contre le mot d’ordre de
dictature prolétarienne et pour celui de dictature « démocratique
», interprétant ce mot d’ordre comme le faisaient Staline,
Boukharine et Martynov.
En 1923-24, Radek démontrait que la théorie de la « révolution
permanente » était fondamentalement la même que la ligne
stratégique de Lénine. En 1928, il tenta d’établir qu’il y
avait contradiction absolue sur cette question entre Lénine et
Trotsky, et dut répéter, avec des réserves mineures, les arguments
éculés de Zinoviev. D’un autre côté, sur la question de
Thermidor et des deux partis, Radek prit une position ultra-gauche en
1927. Il tenta à plusieurs reprises d’assurer que Thermidor était
déjà « accompli ». Pendant un temps, il refusa de signer la
plate-forme seulement parce qu’elle se tenait trop fermement sur la
ligne d’un seul parti. Il n’y a rien que de très naturel dans
cette combinaison de conclusions ultra-gauches et de prémisses
droitières. Au contraire, l’histoire du Comintern regorge de
telles combinaisons. Et il n’y a rien de plus naturel que les
déplacements que Radek a faits si facilement de déductions ultra-
gauches sur la question de Thermidor et des deux partis, au chemin de
la conciliation sans principes avec le zigzag centriste de gauche.
Nous avons vu dans d’autres pays, particulièrement en Allemagne,
combien les gens avaient accusé l’Opposition russe de « ne pas
aller assez loin » et qui avaient des dizaines de fois proclamé que
Thermidor était « accompli », étaient passés avec leur léger
bagage dans le camp de la social-démocratie.
Naturellement,
personne parmi nous ne veut mettre Radek sur le même plan que ces
girouettes. Radek a derrière lui un quart de siècle de travail
marxiste révolutionnaire. Non seulement il est incapable de soutenir
les social-démocrates, mais il est douteux qu’il soit capable de
rejoindre les staliniens. En tout cas, il sera incapable de vivre
avec eux. Il est trop marxiste pour cela et surtout trop
internationaliste. Le malheur de Radek est dans ce qui fait sa force,
son excessive
impulsivité.
Radek
est incontestablement l’un des meilleurs journalistes marxistes au
monde. Pas seulement par la précision et la force de son style. Il
l’est surtout par sa capacité à réagir avec une rapidité
stupéfiante aux phénomènes et tendances nouveaux et même à leurs
premiers symptômes. C’est le côté fort de Radek. Mais la force
d’un journaliste devient sa faiblesse comme politique. Radek
exagère et anticipe beaucoup trop. Il prend un décamètre là où
il ne s’agit que de quelques centimètres. C’est pourquoi il est
presque toujours à droite ou à gauche — le plus souvent à droite
— de la ligne juste.
Aussi
longtemps que nous habitions tous Moscou, l’impulsivité de Radek
fut souvent utile à l’Opposition. A presque chaque séance, il
soumettait des suggestions pour des modifications importantes de la
politique de l’Opposition — en général sur une question ou une
autre. Il rencontrait généralement une résistance amicale et
bientôt trouvait avec elle un terrain d’accord. Mais, sous ces
innovations exagérées et dangereuses, on pouvait souvent découvrir
quelque remarque valable ou une impression neuve. C’est pourquoi la
participation de Radek a toujours été positive pour le travail
collectif. Et aucun d’entre nous ne songeait à dresser la liste
des nombreux zigzags de Radek — à droite comme à gauche, quoique
plus souvent à droite qu’à gauche. Le malheur est pourtant qu’à
partir de 1928 le groupe dirigeant de l’Opposition a été
dispersé. Nous étions séparés les uns des autres par d’énormes
distances et livrés à nous-mêmes. Il est clair que, dans pareilles
circonstances, l’extrême impulsivité de Radek allait lui rendre
de bien mauvais services.
A
partir de février 1928, le camarade Radek a fait un tournant très
brusque sur la question de Thermidor et des « deux partis ». Il
n’avait pas prévu l’éventualité d’une résistance des
centristes à la droite, exactement comme ceux qui entendirent parler
de Thermidor par nous pour la première fois, et qui se mirent à
jurer qu’il était « accompli ». Comme, en outre, Radek ne se
borne pas à répéter des phrases générales et creuses mais
s’efforce d’observer et de comprendre les faits, il alla aux
extrêmes opposés. Après février 1928, il commença à penser que
les staliniens étaient marxistes et que Thermidor était presque un
mythe. Si nous avions été tous à Moscou, Radek se serait sans
doute calmé après ses premières exagérations — jusqu’à une
nouvelle inspiration. Mais Radek était en Sibérie. Il envoyait
lettres et thèses à un certain nombre de camarades. Tout le monde
lui tomba dessus. La correspondance fut interceptée par le G.P.U. et
envoyée au comité central. Iaroslavsky rendit compte, dans des
réunions, des idées de Radek, embrouillant tout autant parce qu’il
ne comprenait pas que du fait de ses perfides mensonges. Ainsi Radek
fut-il fait le prisonnier de son propre caractère impulsif. Il
commença à altérer les faits dans un effort pour renforcer sa
position. Il fut forcé de colorer de plus en plus le zigzag de
Staline pour justifier le sien.
Cette
histoire, on l’a indiqué, a duré environ un an et demi. En
juillet de l’année dernière, Radek écrivit son projet d’appel
au 6e
congrès. A cette époque, les exilés avaient encore la permission
de correspondre assez librement entre eux : les staliniens espéraient
que la scission dans leurs rangs se manifesterait ainsi plus
rapidement. A travers un échange de télégrammes entre les colonies
des Oppositionnels, il y eut une sorte de vote sur les deux textes
d’appel au 6e
congrès. Radek eut une dizaine de voix. Mon projet fut signé par
plusieurs centaines. Finalement Radek joignit aussi son nom à la
déclaration collective.
Le
17 juillet 1929, je soumis le projet de thèses de Radek à une
analyse dans une lettre que j’envoyai aux exilés et à Moscou. Je
considère que le moment est venu de publier cette analyse. Le
lecteur se convaincra à la lire, je l’espère, qu’en 1929, Radek
n’ajoute que peu à ses erreurs de 1928. En tout cas, ces zigzags
individuels ou de groupes, même faits avec les meilleures
intentions, ne peuvent pas détourner l’Opposition de sa route.