Léon
Trotsky : Lettre à Alfred Rosmer
[Alfred
et Marguerite Rosmer - Léon Trotsky : Correspondance
1929-1939,
Paris 1982, pp. 200-201,
voir des
annotations
là-bas]
Coyoacán,
le 25 mai 1937
Cher
ami,
On
se réjouit beaucoup id de votre arrivée à New York, d’autant
plus qu’il y a quelques semaines les nouvelles de votre santé
étaient loin d’être favorables.
Inutile
de vous dire que je trouve extrêmement souhaitable aussi
l’accélération des travaux de la Commission. Mais, étant «
partie intéressée », je ne puis intervenir ni directement ni
indirectement dans cette question délicate. D’un autre côté, on
ne peut pas négliger l’état de l’opinion publique, celle des
organisations ouvrières y comprise : on hésite, on est mécontent,
mais on se dit qu’il doit tout de même y avoir quelque chose. En
somme, l’opinion publique est profondément méfiante envers les
deux côtés (en tout cas avec un avantage croissant en notre
faveur). Dans une telle situation il y a un certain danger pour la
Commission à aller trop vite, à se détacher de l’évolution de
l’opinion publique et à aboutir à la conclusion définitive avant
que le monde extérieur ait eu la possibilité d’absorber le
déroulement de l’investigation. Trois ou quatre étages semblent
ainsi inévitables, comme des classes à l’école primaire.
Naturellement il ne faut pas trop tarder dans chaque classe. En
somme, je trouve tout à fait salutaire votre pression dans le sens
de l’accélération et j’espère en même temps que la résultante
des deux tendances correspondra à l’état de l’opinion publique
mondiale.
Il
ne m’est d’ailleurs pas clair comment l’investigation se
présente en Europe. Je ne connais que la Commission de Paris, dont
la composition me paraît très imposante. Mais est-ce que cette
Commission va fonctionner aussi pour les cas de Copenhague et d’Oslo,
c’est-à-dire, est-ce que la Commission de Paris va créer deux
commissions rogatoires pour la Scandinavie ou est-ce qu’on envisage
deux nouvelles commissions soumises à New York ? La première
version me paraît, de beaucoup, plus raisonnable, car c’est la
seule possibilité d’accélérer la vérification en Europe et de
rapprocher ainsi la convocation de la Commission internationale.
C’est sur ce point, me semble-t-il, qu’il faut surtout concentrer
l’attention en encourageant le travail rapide de la Commission de
Paris par un câble explicatif et détaillé. Quant au nouveau «
procès », c’est-à-dire l’assassinat des 43 « espions
trotskystes », je crois qu’il n’y a même pas eu un simulacre de
procès. On a agi comme on avait agi immédiatement
après l’assassinat de Kirov, c’est-à-dire on a fusillé
sommairement. On peut bien supposer que, parmi ces 43 hommes, il y
avait vraiment un quarteron d’espions japonais, qui n’ont
naturellement rien à voir avec le trotskysme, une douzaine de
trotskystes qui n’ont, bien entendu, rien à voir avec l’espionnage
et aussi quelques agents louches de la G.P.U. qui avaient amalgamé
le procès et dont on a voulu se débarrasser.
Il
est triste que l’investigation vienne si tard pour ces nouvelles
exécutions. D’un autre côté, on ne peut pas brûler les étapes,
pour ne pas compromettre l’investigation tout entière. Mais, je le
répète, je suis tout à fait d’accord avec vous sur la nécessité
d’accélérer la procédure. Tout cela à titre privé, car je ne
veux nullement sortir des cadres de ma situation de « témoin » et
de « partie intéressée ».
Combien
de temps comptez-vous rester à New York ? Pourriez-vous, pendant
l’intervalle, venir ici ? Inutile de vous dire que Natalia,
moi-même et les jeunes serions très heureux de vous avoir chez nous
pendant quelque temps. Malheureusement la distance est plus grande
que de Paris à Oslo et, peut-être, à Prinkipo.
Je
m’empresse de vous envoyer cette lettre par avion ; il faut la
terminer avant midi. C’est pourquoi je ne vous réponds que bien
brièvement.