Léon
Trotsky : Lettre à Alfred Rosmer
[Alfred
et Marguerite Rosmer - Léon Trotsky : Correspondance
1929-1939,
Paris 1982, pp. 213-215]
Coyoacán,
le 16 juillet 1937
Cher
ami,
Formellement,
je ne peux pas intervenir dans les travaux de la Commission. C’est
ici qu’apparaît le désavantage du fait que je ne suis que «
témoin », pas même accusé. Si j’étais accusé, je pourrais
exiger que tel ou tel de mes intérêts soit pris en considération.
Au fond, il s’agit cependant de deux des accusés des procès de
Moscou, de moi-même et de Léon Sédov. C’est pourquoi, dans cette
lettre privée, je me permets de revenir sur la nécessité de donner
aux travaux de la Commission une marche un peu plus accélérée et
un caractère un peu plus concret. Même si l’on se décide de
donner son opinion sur les questions politiques en général, il faut
commencer par les questions concrètes qui concernent Léon Sédov et
moi-même. Je vous prie de relire le discours d’ouverture du Dr
Dewey à la session de Coyoacán. Les tâches de la Commission y sont
définies d’une manière extrêmement restreinte. Il ne s’agirait
que d’une seule question : Trotsky et Sédov sont-ils coupables des
crimes qui leur sont imputés, oui ou non? Je croyais et je crois que
cette définition des tâches de la Commission est trop limitée. La
Commission
ne pourra pas ne pas établir que non seulement Trotsky et Sédov ne
sont pas coupables des crimes imputés, mais encore que ces « crimes
» ont été délibérément construits par les falsificateurs de
Moscou. Mais en tout cas, même si la tâche indiquée dans le
discours d’ouverture du Dr
Dewey n’épuise pas toute la matière, elle définit très bien le
but le plus urgent et le plus immédiat des travaux de la Commission.
Répondre
à la question de la culpabilité de Trotsky et de Sédov, la
Commission ne peut le faire qu’en analysant les dépositions
concrètes l’une après l’autre, en commençant chronologiquement
et logiquement par celle de Holtzmann, ce pilier du premier procès
contre Trotsky et Sédov.
Ainsi,
avant d’arriver à sa conclusion définitive, la Commission ne
pourra pas ne pas répondre à la question : Holtzmann a-t-il
réellement vu Trotsky à Copenhague et Sédov y est-il venu. Si la
sous-commission arrive, comme je le suppose, à la conclusion que le
témoignage de Holtzmann est faux d’un bout à l’autre, avant de
faire confirmer cette conclusion par la Commission plénière, elle
devrait donner à l’autre partie, c’est-à-dire au Guépéou, à
Moscou, la possibilité de réfuter nos preuves et d’en présenter
d’autres. Puisque l’autre partie ne participe pas à
l’investigation, la seule possibilité de la forcer à se prononcer
est de publier la conclusion partielle et préalable sur Copenhague
dans la presse avec l’invitation expresse à Vychinsky et aux
autres d’essayer d’ébranler cette conclusion. Ce procédé me
paraît découler si clairement de la matière elle-même que je n’en
vois pas d’autre possible. Si la sous-commission réussit à
aboutir à la fin de juillet ou au commencement d’août à cette
première conclusion partielle et préalable, elle aurait fait un
vrai pas en avant. Le même procédé s’impose pour d’autres
dépositions décisives (Olberg, Romm, Piatakov, etc.). C’est aussi
la seule possibilité de faire participer l’opinion publique au
travail de l’investigation elle-même, au lieu d’imposer à la
fin une conclusion totale qui pourrait apparaître comme le deus
ex machina.
Ce
procédé aurait, j’en suis sûr, l’avantage supplémentaire
inappréciable de limiter les discussions et les investigations
d’ordre général (histoire du bolchevisme, de la Révolution
d’Octobre, etc.), dans lesquelles la Commission risquerait de se
perdre dans l’infini ou, ce qui n’en serait pas mieux, de se
diviser sur des questions d’ordre théorique, politique ou moral.
D’ailleurs, je le répète, tout cet exposé n’est autre chose
qu’un commentaire du discours d’ouverture du Dr
Dewey et ce discours annonçait un programme de la Commission
elle-même. Relisez-le, je vous en prie.
Il
y a une autre question qui me paraît très importante. Il faut faire
tout ce qui est possible pour me donner la possibilité de paraître
devant la Commission plénière. Je ne crois pas que le gouvernement
pourrait me refuser facilement un visa de deux mois, avec le visa de
retour pour le Mexique assuré d’avance. Non seulement du point de
vue de la « sensation », la comparution du principal accusé devant
la Commission plénière aurait une importance évidente (et ce côté
de l’affaire est presque décisif, étant donné la nécessité de
faire la plus grande publicité possible aux travaux de la
Commission); mais la Commission elle-même serait beaucoup plus sûre
dans ses procédés et ses conclusions, ayant la possibilité de me
poser à chaque instant les questions qui ne sont pas encore
éclaircies. Je me permets d’attirer votre attention sur ce côté
de l’affaire.
Ne
pourrait-on pas insister auprès de Modigliani officiellement,
officieusement et personnellement pour qu’il revienne sur sa
décision négative? Sa participation à la Commission de New York
aurait infiniment plus de valeur que l’envoi de New York en Europe
de nouveaux investigateurs improvisés qui ne connaissent pas
l’affaire, qui risquent de s’y embrouiller et d’embrouiller les
autres. Voilà, cher ami, quelques suggestions que je me permets de
vous exposer.