Léon Trotsky‎ > ‎1938‎ > ‎

Léon Trotsky 19380522 Apprendre à penser

Léon Trotsky : Apprendre à penser

Un conseil amical a certains ultra-gauchistes

(22 mai 1938)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 17, mars 1938 a juin 1938. Institut Léon Trotsky, Paris 1984, pp. 245-250, voir des annotations là-bas]


Certains professionnels de la phrase ultra-gauchiste essaient de « corriger » à tout prix les thèses du secrétariat de la IVe Internationale sur la guerre en accord avec leurs propres préjugés invétérés. Ils attaquent particulièrement cette partie de la thèse qui affirme que, dans tous les pays impérialistes, le parti révolutionnaire, tout en restant en opposition irréductible à son propre gouvernement en temps de guerre, devrait néanmoins conformer sa pratique politique dans chaque pays à la situation intérieure et aux regroupements internationaux, en opérant une distinction nette entre un État ouvrier et un État impérialiste.

« Le prolétariat d’un pays capitaliste qui se trouve l’allié de l’U.R.S.S. doit conserver pleinement et complètement son irréductible hostilité au gouvernement impérialiste de son propre pays. En ce sens, sa politique ne sera pas différente de celle d’un prolétariat dans un pays qui combat l’U.R.S.S. Seulement, dans la nature des actions pratiques, il peut apparaître, en fonction des conditions concrètes de la guerre, des différences considérables. »

Les ultra-gauchistes considèrent que ce postulat, dont la justesse a été démontrée par l’ensemble du développement, est le point de départ du... social-patriotisme (Mme Simone Weil écrit même que notre position est la même que celle de Plekhanov en 1914-18. Simone Weil a bien entendu le droit de ne rien comprendre, mais il ne faut pas abuser de ce droit). Puisque l’attitude vis-à-vis des gouvernements impérialistes devrait être « la même » dans tous les pays, ces stratèges bannissent toute distinction au-delà des frontières de leur propre pays impérialiste. Sur le plan théorique, leur erreur provient de leur tentative de construire sur des bases fondamentalement différentes la politique du temps de guerre et celle du temps de paix.

Supposons qu’un soulèvement éclate demain dans la colonie française d’Algérie sous le drapeau de l’indépendance nationale et que le gouvernement italien, motivé par ses propres intérêts impérialistes, se dispose à envoyer des armes aux insurgés. Quelle devra être dans ce cas l’attitude des ouvriers italiens ? J’ai délibérément pris l’exemple d’un soulèvement contre un impérialisme démocratique avec une intervention du côté des rebelles d’un impérialisme fasciste. Les ouvriers italiens devront-ils empêcher le chargement des armes destinées aux Algériens? Que quelques ultra-gauchistes osent répondre à cette question par l’affirmative ! Tout révolutionnaire, avec les ouvriers italiens et les Algériens insurgés, balaierait avec indignation une telle réponse. Même si une grève générale dans les ports éclatait à ce moment dans l’Italie fasciste, même dans ce cas, les grévistes devraient faire une exception en faveur de ceux des bateaux qui transportent de l’aide pour les esclaves coloniaux soulevés : autrement, ils ne seraient que de misérables trade-unionistes, pas des révolutionnaires prolétariens.

En même temps, les travailleurs français des ports, même sans aucune grève à l’ordre du jour, seraient obligés de faire tout leur possible pour arrêter le chargement de munitions destinées à être utilisées contre les insurgés. Seule une telle politique de la part des ouvriers italiens et français constitue une politique d’internationalisme révolutionnaire.

Cela signifie-t-il pourtant que, dans ce cas, les ouvriers italiens doivent tempérer leur lutte contre le régime fasciste ? Pas le moins du monde. Le fascisme ne donne « de l’aide » aux Algériens que pour affaiblir son ennemi, la France, et pour mettre sa main rapace sur ses colonies. Les ouvriers italiens révolutionnaires ne l’oublient pas un instant. Ils appellent les Algériens à ne faire aucune confiance à leur « allié » perfide et poursuivent eux-mêmes, en même temps, leur lutte irréconciliable contre le fascisme « ennemi principal dans leur propre pays ». Ce n’est que de cette façon qu’ils peuvent gagner la confiance des insurgés, aider le soulèvement et renforcer leur propre position révolutionnaire.

Si ce qui vient d’être dit est juste en temps de paix, pourquoi cela devient-il faux en temps de guerre? Tout le monde connaît le postulat du fameux théoricien militaire allemand Clausewitz, que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Cette pensée profonde conduit naturellement à la conclusion que la lutte contre la guerre n’est que la continuation de la lutte prolétarienne générale en temps de paix. Le prolétariat en temps de paix rejette-t-il et sabote-t-il toutes les actions et toutes les mesures du gouvernement bourgeois ? Même dans le cours d’une grève qui embrasse une ville entière, les ouvriers prennent des mesures pour assurer la livraison du ravitaillement dans leurs quartiers, s’assurer qu’ils auront de l’eau, que les hôpitaux ne vont pas souffrir, etc. De telles mesures leur sont dictées non par de l’opportunisme vis-à-vis de la bourgeoisie, mais par le souci des intérêts de la grève elle-même, le souci d’avoir les sympathies des masses de la ville ainsi submergée, etc. Ces règles élémentaires de stratégie prolétarienne en temps de paix conservent toute leur vigueur en temps de guerre aussi.

Une attitude intransigeante à l’égard du militarisme bourgeois ne signifie pas du tout que le prolétariat, dans tous les cas, entre en lutte contre sa propre armée « nationale ». Au minimum, les ouvriers n’empêcheraient pas les soldats d’éteindre un incendie ou de recueillir des gens en train de se noyer pendant une inondation, au contraire, ils aideraient, aux côtés des soldats et fraterniseraient avec eux. Et la question n’est pas épuisée simplement par les cas de calamités naturelles. Si les fascistes français essayaient aujourd’hui un coup d’État et que le gouvernement Daladier soit obligé d’envoyer ses troupes contre les fascistes, les ouvriers révolutionnaires, tout en maintenant leur indépendance politique complète, combattraient aux côtés de ces troupes contre les fascistes. Ainsi, dans un certain nombre de cas, les ouvriers sont obligés, non seulement de permettre et de tolérer, mais de soutenir activement les mesures pratiques du gouvernement bourgeois...

Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, les ouvriers placent en réalité un signe moins là où la bourgeoisie place un signe plus. Dans dix cas cependant, ils sont obligés de mettre le même signe que la bourgeoisie, avec leur propre sceau, dans lequel s’exprime leur méfiance à l’égard de la bourgeoisie. La politique du prolétariat ne se déduit pas du tout automatiquement de la politique de la bourgeoisie, en mettant simplement le signe contraire (cela ferait de chaque sectaire un maître stratège). Non, le parti révolutionnaire doit chaque fois s’orienter de façon indépendante, dans la situation intérieure comme extérieure, et arriver à prendre les décisions qui correspondent le mieux aux intérêts du prolétariat. Cette règle s’applique aussi bien à la période de guerre qu’à la période de paix.

Imaginons que, dans la prochaine guerre européenne, le prolétariat belge prenne le pouvoir avant le prolétariat de France. Sans aucun doute, Hitler essaiera d’écraser la Belgique prolétarienne. Pour couvrir son propre flanc, le gouvernement bourgeois français peut se trouver obligé d’aider le gouvernement des ouvriers belges en lui fournissant des armes. Les soviets belges prendront bien entendu ces armes des deux mains. Mais, mus par le principe du défaitisme, peut-être les ouvriers français devront-ils empêcher leur bourgeoisie d’envoyer des armes à la Belgique prolétarienne? Seuls des traîtres véritables ou de parfaits idiots peuvent raisonner ainsi.

La bourgeoisie française ne pourrait envoyer des armes à la Belgique prolétarienne que par peur du danger militaire le plus grand et seulement avec la perspective d’écraser ultérieurement la révolution prolétarienne avec ses propres armes. Pour les ouvriers français au contraire, la Belgique prolétarienne est le plus grand soutien de leur lutte contre leur propre bourgeoisie. L’issue de la lutte sera tranchée, en dernière analyse, par le rapport des forces dans lequel une politique juste entre en tant que très important facteur. La première tâche du parti révolutionnaire est d’utiliser la contradiction entre deux pays impérialistes, la France et l’Allemagne, pour sauver la Belgique prolétarienne.

Les scolastiques ultra-gauchistes ne pensent pas en termes concrets, mais en abstractions creuses. Ils ont ainsi transformé l’idée du défaitisme en une sorte de coquille vide. Ils ne se représentent de façon vivante ni la marche de la guerre, ni celle de la révolution. Ils cherchent une formule hermétiquement scellée qui exclue l’air frais. Mais une telle formule ne peut offrir à l’avant-garde prolétarienne aucune orientation.

Élever la lutte de classes à sa forme la plus élevée – la guerre civile – c’est la tâche du défaitisme. Mais cette tâche ne peut être résolue que par la mobilisation révolutionnaire des masses, c’est-à-dire en élargissant, en approfondissant, en aiguisant ces méthodes révolutionnaires qui constituent le contenu de la lutte de classe en « temps de paix ». Le parti prolétarien n’a pas recours aux méthodes artificielles, comme de brûler des entrepôts, de poser des bombes, de saboter les trains, etc. pour provoquer la défaite de son propre gouvernement. Même s’il réussissait dans cette voie, la défaite militaire ne conduirait pas du tout à un succès révolutionnaire, un succès qui ne peut être assuré que par le mouvement indépendant du prolétariat. Le défaitisme révolutionnaire signifie seulement que, dans sa lutte de classes, le parti prolétarien ne se laisse arrêter par aucune considération patriotique, puisque la défaite de son propre gouvernement impérialiste, provoquée ou accélérée par le mouvement révolutionnaire des masses, est de loin un moindre mal que sa victoire obtenue au prix de l’unité nationale, c’est-à-dire de la prostration politique du prolétariat. C’est là que réside la signification complète du défaitisme et elle suffit tout à fait.

Les méthodes de la lutte changent, bien entendu, quand la lutte entre dans une phase ouvertement révolutionnaire. La guerre civile est une guerre et, sous cet angle, elle a ses lois particulières. Dans la guerre civile, le bombardement des entrepôts, le sabotage des trains et toutes les autres formes de « sabotage » militaire sont inévitables. Leur caractère adéquat est tranché par des considérations purement militaires – la guerre civile continue la politique révolutionnaire, mais par d’autres moyens – des moyens militaires précisément.

Cependant, pendant une guerre impérialiste, il peut y avoir des cas où un parti révolutionnaire sera forcé à recourir à des moyens militaro-techniques, bien qu’ils ne découlent pas encore directement du mouvement révolutionnaire dans leur propre pays. Ainsi, s’il s’agit d’envoyer des armes ou des troupes contre un gouvernement ouvrier ou une colonie soulevée, non seulement des méthodes comme le boycottage et la grève, mais le sabotage militaire direct peuvent devenir tout à fait obligatoires à employer. Le recours à de telles mesures ou non sera une question de possibilités pratiques. Si les ouvriers belges, prenant le pouvoir en temps de guerre, ont leurs propres agents militaires sur le sol allemand, ce sera le devoir de ces agents de ne reculer devant aucun moyen technique pour arrêter les troupes de Hitler. Il est absolument clair que les ouvriers révolutionnaires allemands sont tenus (s’ils le peuvent) d’accomplir cette tâche dans l’intérêt de la révolution belge, indépendamment du cours général du mouvement révolutionnaire en Allemagne même.

La politique défaitiste, c’est-à-dire la politique de la lutte de classes intransigeante en temps de guerre, ne peut par conséquent être « la même » dans tous les pays, exactement comme la politique du prolétariat n’est pas la même en temps de paix. C’est seulement le Comintern des épigones qui a établi un régime dans lequel les partis de tous les pays peuvent démarrer tous en même temps du pied gauche. Dans la lutte contre ce crétinisme bureaucratique, nous avons essayé plus d’une fois de démontrer que les principes généraux et les tâches doivent être menés à bien dans chaque pays conformément à ses conditions internes et externes. Ce principe conserve toute sa vigueur également en temps de guerre.

Ces ultra-gauchistes qui ne veulent pas penser en marxistes – c’est-à-dire concrètement – vont être pris au dépourvu par la guerre. Leur politique en temps de guerre va être le couronnement fatal de leur politique du temps de paix. Les premiers coups de l’artillerie vont ou bien souffler d’un coup les ultra-gauchistes dans le néant politique, ou les mener dans le camp du social-patriotisme, exactement comme les anarchistes espagnols, ces « négateurs » absolus de l’État, qui se sont retrouvés, pour les mêmes raisons, ministres bourgeois quand vint la guerre. Pour faire une politique juste en temps de guerre, il faut apprendre à penser juste en temps de paix.

Kommentare