Léon
Trotsky : Bilan du Procès
(10
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 299-308,
voir des
annotations là-bas]
Avant
même de se terminer, le procès de Moscou avait déjà lassé
l’opinion publique par son accumulation d’incongruités à
sensation. Même un journaliste médiocre aurait pu rédiger d’avance
le réquisitoire final du procureur Vychinsky – sauf peut-être
pour la quantité d’injures basses.
Le
procureur Vychinsky a introduit un élément significatif de vindicte
personnelle dans ce procès politique. Pendant les années de la
révolution, il appartenait au parti des Gardes blancs. Quand il
changea de couleurs, après la victoire des bolcheviks, il se sentit
suspect et humilié. Aujourd’hui il prend sa revanche. Il peut
railler librement Boukharine, Rykov, Rakovsky – des noms qu’il
prononça des années durant avec un respect obséquieux. Et, en même
temps, les ambassadeurs Troianovsky, Maisky, Souritz, dont le passé
ressemble à celui de Vychinsky, assurent au monde civilisé que ce
sont eux qui sont les héritiers des idéaux de la révolution
d’Octobre, tandis que les Boukharine, Rykov, Rakovsky, Trotsky et
autres, les ont trahis. Tout est sens dessus dessous.
Des
conclusions que Vychinsky devra prononcer à la fin de la
dernière
série de procès, il ressort que l’État soviétique n’est rien
d’autre qu’un appareil centralisé en vue de la haute trahison.
Les
chefs du gouvernement et la majorité des commissaires du peuple
(Rykov, Kamenev, Roudzoutak, Smirnov, Iakovlev, Rosengolz, Tchernov,
Grinko, Ivanov, Ossinsky et d’autres), les grands diplomates
soviétiques (Rakovsky, Sokolnikov, Krestinsky, Karakhane, Bogomolov,
Iouréniev et d’autres), tous les dirigeants de l’Internationale
communiste (Zinoviev, Boukharine, Radek), les principaux dirigeants
de l’économie (Piatakov, Smirnov, Sérébriakov, Lifschitz et
autres), les meilleurs capitaines et chefs de l’Armée rouge
(Toukhatchevsky, Gamarnik, Iakir, Ouborévitch, Kork, Mouralov,
Mratchkovsky, Alksnis, l’amiral Orlov et autres), les ouvriers
révolutionnaires les plus éminents produits par le bolchevisme en
trente-cinq ans (Tomsky, Evdokimov, Smirnov, Bakaiev, Sérébriakov,
Bogouslavsky, Mratchkovsky), les chefs et membres des gouvernements
des républiques soviétiques russes (Soulimov, Varvara Iakovleva),
tous les chefs, sans aucune exception, des trente républiques
soviétiques, c’est-à-dire les dirigeants issus des mouvements de
libération nationale (Boudou Mdivani, Okoudjava, Kavtaradzé,
Tcherviakov, Goloded, Skrypnik, Lyoubtchenko, Nestor Lakoba,
Fayçullah Khodjaiev, Ikramov et des dizaines d’autres), les chefs
du G.P.U. de ces dix dernières années, Iagoda et ses
collaborateurs, et, finalement, et ce qui est le plus important, les
membres du tout-puissant bureau politique qui est en fait le pouvoir
suprême du pays, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Tomsky, Rykov,
Boukharine, Roudzoutak, tous, ont comploté contre le pouvoir
soviétique dans les années où il était entre leurs mains ! Tous,
en tant qu’agents de puissances étrangères, cherchaient à
démanteler cette fédération soviétique qu’ils avaient
construite de leurs mains et à asservir au fascisme les peuples pour
la libération desquels ils avaient lutté pendant des dizaines
d’années !
Dans
cette activité criminelle, les ministres, les maréchaux et les
ambassadeurs se soumettaient invariablement à un seul individu, pas
le chef officiel, non, un proscrit! Il lui suffisait de claquer des
doigts, et les vétérans de la révolution devenaient des agents de
Hitler et du Mikado. Sur les « instructions de Trotsky », par un
intermédiaire de hasard de l’agence Tass, les dirigeants de
l’industrie, des transports, et de l’agriculture, détruisaient
les forces productives et la culture du pays. Sur un ordre de l’ «
ennemi du peuple », venu de Norvège ou du Mexique, les cheminots
d’Extrême-Orient sabotaient les convois militaires et de
vénérables médecins du Kremlin empoisonnaient leurs patients. Tel
est le tableau ahurissant de l’État soviétique que Vychinsky est
amené à présenter sur la base des révélations des derniers
procès. Mais une difficulté apparaît. Un régime totalitaire,
c’est une dictature de la bureaucratie. Si toutes les
positions-clés étaient occupées par les trotskystes qui m’étaient
soumis, pourquoi, dans ce cas, Staline est-il au Kremlin et moi en
exil ? Tout est sens dessus dessous dans ces procès. Les ennemis de
la Révolution d’Octobre se présentent comme ses exécuteurs
testamentaires, des carriéristes se targuent d’être des champions
de l’idéal et des spécialistes en impostures apparaissent en
juges d’instruction, magistrats, procureurs et juges.
Mais
néanmoins, va dire l’homme de « bon sens », il est difficile de
croire que ces centaines d’accusés, des individus adultes et
normaux, doués, par-dessus le marché, de caractères vigoureux et
d’intelligences exceptionnelles, se soient accusés eux-mêmes de
façon insensée, devant l’humanité tout entière, de crimes
horribles et odieux.
Comme
cela arrive souvent dans la vie, le « bon sens » rejette un
moucheron et avale un chameau, Bien sûr, il est difficile de
comprendre pourquoi des centaines de personnes se sont salies
elles-mêmes. Mais est-il plus facile de croire que ces mêmes
centaines de personnes ont commis des crimes terribles à l’encontre
de leurs intérêts, de leur psychologie, de toute la cause à
laquelle ils ont consacré leur vie? Il faut tenir compte des
conditions concrètes pour pouvoir juger et évaluer. Ces gens n’ont
fait leur déposition qu’après avoir été arrêtés, avec l’épée
de Damoclès au-dessus de leur tête, alors qu’eux-mêmes, leurs
femmes, leurs enfants, leurs pères, leurs mères et leurs amis
étaient complètement tombés aux mains du G.P.U., alors qu’ils
étaient sans défense et sans la moindre lueur d’espoir, alors
qu’ils subissaient eux-mêmes une pression mentale qu’aucun
système nerveux humain ne saurait être capable de supporter. Par
ailleurs, ces crimes invraisemblables dont ils avouent être
coupables, ils les ont commis – si, du moins, on les croit –
quand ils étaient tout à fait libres, occupaient des positions
élevées et avaient la possibilité entière de réfléchir, de
peser, de choisir, Ne va-t-il donc pas de soi que le mensonge le plus
absurde proféré sous la gueule d’un revolver est incomparablement
plus naturel que cette chaîne de crimes, dénués de sens,
délibérément perpétrés ? Qu’est-ce qui est le plus probable :
qu’un exilé politique, privé de pouvoir et de moyens, séparé de
Russie par un rideau de calomnies, puisse, d’un petit geste des
doigts, entraîner des ministres, des généraux, des diplomates à
trahir leur pays pendant des années et à se trahir eux-mêmes au
nom d’objectifs absurdes et désespérés, ou bien que Staline, qui
a à sa disposition une puissance illimitée et des ressources
inépuisables, c’est-à-dire tous les moyens de l’intimidation et
de la corruption, ait forcé les accusés à témoigner dans un sens
qui sert ses objectifs à lui ?
Pour
dissiper définitivement les doutes de myope du « bon sens », on
peut encore poser une ultime question. Qu’est-ce qui est le plus
probable, qu’à l’époque du Moyen Age, les sorcières
entretenaient réellement un commerce avec les puissances infernales,
semaient le choléra, la peste noire, et les maladies du bétail sur
les villages après des consultations nocturnes avec le diable («
l’ennemi du peuple »)... ou que ces malheureuses femmes ne se sont
salies elles-même que sous le fer rouge de l’Inquisition ? Il
suffit de poser clairement cette question pour que toute la
superstructure de Staline-Vychinsky tombe en poussière.
Parmi
les aveux délirants des accusés, il en est un, qui, autant qu’on
puisse en juger de loin, n’a pas été relevé, mais qui, même
isolé du reste, donne la clé non seulement des énigmes du procès
de Moscou mais du régime de Staline dans son intégralité. Je pense
à la déposition du Dr Lévine, l’ancien chef de l’hôpital du
Kremlin. Cet homme de soixante-huit ans a déclaré devant le
tribunal qu’il avait consciemment accepté de hâter la mort de
Menjinsky, de Pechkov (le fils de Maksim Gorky), de Kouibytchev et de
Maksim Gorky lui-même. Le professeur Lévine ne se présente pas
comme un « trotskyste » clandestin et personne ne l’en accuse ;
et le procureur Vychinsky lui-même ne l’accuse pas de vouloir
prendre le pouvoir dans l’intérêt de Hitler. Non, Lévine a
assassiné ses patients sur l’ordre de Iagoda, alors chef du
G.P.U., parce que ce dernier le menaçait, en cas de refus, de
sévères représailles.
Lévine
craignait
/’« anéantissement
» de
sa famille.
C’est là, mot pour mot, son témoignage qui est à la base de
l’acte d’accusation. L’assassinat de Kirov, commis tour à tour
par tous les « centres », les plans pour démembrer l’U.R.S.S.,
le sabotage des trains, l’empoisonnement en masse des ouvriers,
tout cela n’est rien en comparaison du témoignage du vieux Lévine.
Ceux qui ont perpétré les crimes en question sont supposés avoir
agi sous l’influence de leur soif de pouvoir, de la haine ou de la
cupidité, en un mot, pour des raisons qui touchent à des fins
personnelles. Lévine, en commettant le pire de tous les crimes,
l’empoisonnement perfide de patients qui avaient confiance en lui,
n’avait pas de motifs personnels du tout! Au contraire, il «
aimait Gorky et toute sa famille ». Il a tué le fils et le père,
par peur pour sa propre famille. Il n’a trouvé aucun moyen de
sauver son propre fils ou sa propre fille qu’en consentant à
empoisonner un auteur infirme, l’orgueil du pays. Que dire? Dans un
État « socialiste », sous la plus « démocratique » de toutes
les constitutions, un vieux médecin, complètement étranger à
l’ambition et aux intrigues politiques, empoisonne ses patients
parce qu’il a peur du chef de la police secrète. L’instigateur
des crimes est celui qui est investi du pouvoir suprême pour la
lutte contre le crime. Celui dont la profession est de protéger la
vie est celui qui assassine. Il assassine par peur.
Admettons
un instant que ce soit vrai. Que dire, en ce cas, de l’ensemble du
régime ? Lévine n’est pas n’importe qui. Il a été le médecin
de Lénine, de Staline, de tous les membres du gouvernement. J’ai
bien connu cet homme tranquille et consciencieux. Comme beaucoup de
médecins célèbres, il avait des relations intimes, presque
protectrices, avec ses patients de haut rang. Il connaissait très
bien les vertèbres de ces Messieurs les « chefs » et la façon
dont fonctionnaient leurs reins autoritaires. Lévine avait l’accès
libre à tout haut responsable. Ne pouvait-il donc dénoncer le
sanglant chantage de Iagoda à Staline, Molotov ou tout autre membre
du bureau politique ou du gouvernement ? Il semble que non. Au lieu
de dénoncer le gredin du G.P.U., le docteur a été obligé
d’empoisonner ses patients pour sauver sa propre famille. Ainsi le
régime stalinien se révèle-t-il dans le panorama judiciaire de
Moscou, à son sommet même, au Kremlin, dans sa partie la plus
intime, dans l’hôpital pour les membres du gouvernement !
Qu’est-ce qui se passe donc dans le reste du pays ?
«
Mais c’est un mensonge », s’exclame le lecteur. « Le Dr Lévine
n’a empoisonné personne ! Il a simplement fait un faux témoignage
sous le menace d’un Mauser du G.P.U. ». C’est tout à fait
juste. Mais pour cette raison, l’allure générale est plus
sinistre encore.
Si
un médecin, sous la menace du chef de la police, avait réellement
commis un crime, il serait encore possible, oubliant tout le reste,
de dire : c’est un cas pathologique, un complexe de persécution,
un cas de sénilité – tout ce que vous voudrez. Mais non, le
témoignage de Lévine fait partie intégrante du plan judiciaire
inspiré par Staline et élaboré conjointement par le procureur
Vychinsky et le nouveau chef du G.P.U. Ejov. Ces gens n’ont pas eu
peur de recourir à un tel mélange cauchemardesque. Ils n’ont pas
estimé que c’était impossible. Au contraire, parmi toutes les
variantes possibles, ils ont choisi la plus probable, c’est-à-dire
celle qui correspondait le mieux aux conditions d’existence et aux
traditions. Le président du tribunal ne pourrait pas demander à
l’ancien chef de l’hôpital du Kremlin pourquoi il s’était
incliné devant le criminel au lieu de le dénoncer. Vychinsky est
encore moins capable de répondre à une telle question. Tous les
participants du procès, toute la presse soviétique, tous ceux qui
détiennent un pouvoir, reconnaissent qu’il est parfaitement
plausible que le G.P.U. puisse forcer n’importe qui à commettre
n’importe quel crime, même si la personne en question est libre,
occupe une position élevée et jouit de la protection des sommets
dirigeants. Mais, maintenant que la situation est ainsi clarifiée,
est-il encore possible de douter un instant que le tout-puissant
G.P.U., qui a ses entrées partout, puisse obliger un prisonnier
détenu dans les cellules de la Lioubianka à avouer «
volontairement » qu’il est coupable de crimes qu’il n’a pas
commis ? Le témoignage du Dr Lévine donne la clé de tout le
procès. Cette clé ouvre tous les secrets du Kremlin et, en même
temps, scelle définitivement la bouche des avocats de la justice de
Staline à travers le monde.
Qu’on
ne nous dise pas :
voilà
où nous a menés la révolution d’Octobre ! Cela reviendrait à
dire devant le pont du Niagara qui s’est effondré récemment que
c’est le résultat de notre lutte contre la chute d’eau! La
révolution d’Octobre ne nous a pas valu que des impostures
judiciaires. Elle a donné une puissante impulsion à l’économie
et à la culture d’une grande famille de peuples. Mais elle a en
même temps engendré de nouveaux antagonismes sociaux à un niveau
historique supérieur. L’arriération et la barbarie héritées du
passé ont trouvé leur expression la plus concentrée dans la
nouvelle dictature bureaucratique. Dans la lutte contre la société
qui vit et se développe, cette dictature, sans idées, sans honneur,
et sans conscience a été amenée à commettre des crimes sans
précédent et, par là, à une crise fatale.
L’accusation
de sadisme contre le Docteur Pletnev en tant qu’épisode de la
préparation de l’actuel procès, les affaires romanesques de
Iagoda comme cause de la mort du fils de Gorky, le talisman religieux
de la femme de Rosengolz, et surtout les « aveux » du Docteur
Lévine, tous ces épisodes secrètent la même odeur de pourriture
que celle qui montait de l’affaire Raspoutine dans la dernière
période de la monarchie. La couche dirigeante qui peut exhaler de
telles émanations est perdue. Le procès actuel est la tragique
agonie de la dictature stalinienne. Il dépend de la volonté du
peuple de l’U.R.S.S. comme de l’opinion publique mondiale que ce
régime, dans sa chute inévitable, n’entraîne pas, avec lui, au
fond du gouffre de l’histoire, toutes les conquêtes sociales que
plusieurs générations du peuple russe ont payées de sacrifices
innombrables.