Léon
Trotsky : Caïn-Djougachvili va jusqu’au bout
(17
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 334-336,
voir des
annotations là-bas]
La
bassesse de la dernière mise en scène judiciaire est éclipsée par
sa stupidité. Staline croit toujours qu’il va réussir, avec un
truc inventé par Iagoda et lui, à duper l’humanité tout entière.
Toute l’idée du procès-spectacle, les plans politiques
imaginaires des « conspirateurs », la distribution des rôles entre
eux, tout cela est grossier et bas, même sous l’angle du faux
judiciaire. De derrière le « grand » Staline, c’est le
petit-bourgeois de Tbilissi, Caïn-Djougachvili, roublard médiocre
et inculte qui considère l’humanité. Le mécanisme de la réaction
l’a armé d’un pouvoir politique illimité. Personne n’ose le
critiquer ni même lui donner un conseil. Ses collaborateurs, Ejov et
Vychinsky, des nullités pourries jusqu’à la moelle, ne sont pas
arrivés par hasard aux postes élevés qu’ils occupent dans le
système du despotisme totalitaire et de la corruption. Les inculpés
qui, dans leur majorité, dépassent leurs accusateurs de v
plusieurs
têtes, s’attribuent des projets et des idées qui relèveraient du
génie d’un Kretchinsky contemporain et pourraient être inventés
par une bande de gangsters.
Entraînés par la logique de la capitulation et de la déchéance,
écrasés moralement et physiquement, terrorisés par la peur au
sujet du sort des leurs, hypnotisés par l’impasse politique où la
réaction les a conduits, Boukharine, Rykov, Rakovsky, Krestinsky et
les autres jouent les rôles horribles et pitoyables qui leur ont été
assignés par les collaborateurs illettrés d’Ejov. En coulisse,
Caïn-Djougachvili se frotte les mains et ricane lugubrement : quel
beau truc n’a-t-il pas inventé là pour tromper le système
solaire tout entier?
Mais
Staline pourra-t-il continuer à ricaner derrière sa voilure? Un
renversement imprévu ne va-t-il pas couper le vent dans ses voiles ?
C’est vrai qu’il est retranché du monde par un mur d’ignorance
et de servilité. C’est vrai qu’il est habitué à penser que
l’opinion publique n’est rien et que le G.P.U. est tout. Mais les
indices menaçants s’accumulent, visibles même par lui. Les
Troianovsky, Maisky, Souritz – et les agents d’Ejov chargés de
les surveiller – peuvent de moins en moins fréquemment rapporter
de l’étranger au Kremlin des nouvelles réconfortantes. Les masses
laborieuses du monde entier sont étreintes par une inquiétude
grandissante. Les rats dits « amis », de plus en plus souvent et de
plus en plus nombreux, quittent la navire en détresse. Les nuages
internationaux grossissent. Le fascisme remporte victoire sur
victoire et son meilleur allié, celui qui lui fraie la voie dans le
monde entier, c’est le stalinisme. De terribles menaces de guerre
frappent à toutes les portes de l’Union soviétique. Et pendant ce
temps Staline détruit l’armée et foule le pays aux pieds. Caïn
est obligé d’aller jusqu’au bout. Il a hâte de s’asperger les
mains du sang de Boukharine et de Rykov. Il peut aujourd’hui encore
se permettre ce luxe. Mais il peut de moins en moins goûter la «
douceur » de la vengeance.
Le vieux renard de Tbilissi, jeté par la vague historique trouble
sur le trône de Thermidor, a de plus en plus de difficultés à
rire. La haine s’accumule autour de lui, implacable, et une
vengeance terrible est suspendue au-dessus de sa tête.
Un
attentat? Il est possible que ce régime qui, sous prétexte de lutte
contre le terrorisme, a exterminé toutes les meilleures têtes du
pays, encourage finalement contre lui la terreur individuelle. On
peut même dire plus : il serait contraire aux lois de l’Histoire
que les gangsters au pouvoir ne suscitent pas contre eux-mêmes la
vengeance de terroristes désespérés. Mais la IVe
Internationale, le parti de la révolution mondiale, n’a rien à
voir avec le désespoir, et la vengeance individuelle est trop bornée
pour nous. Quelle satisfaction politique ou morale le meurtre de
Caïn-Djougachvili apporterait-il au prolétariat, quand il peut être
remplacé par n’importe quel autre « génie » bureaucratique ?
Pour autant que le sort personnel de Staline nous intéresse, nous ne
pouvons qu’espérer qu’il vivra assez longtemps pour voir
s’écrouler son système. Il n’aura pas trop à attendre. Les
travailleurs victorieux les sortiront, lui et ses gangsters, de sous
les décombres de l’abomination totalitaire, et leur feront rendre
compte des crimes qu’ils ont commis, devant un véritable tribunal.
Au moment du jugement, la langue des hommes ne trouvera pas de mots à
prononcer en faveur de la plus sinistre des histoires de Caïn. Les
monuments qu’il s’est construits seront détruits ou mis dans les
musées du gangstérisme totalitaire. Mais la classe ouvrière verra
clair dans les procès, publics et secrets, et édifiera, sur les
places de l’Union soviétique libérée, des monuments aux
malheureuses victimes du système stalinien de bassesse et de
déshonneur.