Léon
Trotsky : Combattre l’impérialisme pour combattre le fascisme
(21
septembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 18, juin
1938 a septembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1984, pp. 310-312,
voir des
annotations
là-bas]
La
chose la plus importante et la plus difficile en politique est, à
mon sens, de définir d’une part les lois générales
qui déterminent la lutte et la vie de tous les pays du monde moderne
et, d’autre part, de découvrir comment ces lois se combinent dans
chaque pays en particulier. L’humanité moderne, sans aucune
exception, des ouvriers britanniques aux nomades éthiopiens, vit
sous le joug de l’impérialisme. Il ne faut pas l’oublier une
seule minute. Mais cela ne signifie pas du tout que l’impérialisme
se manifeste sous une forme identique dans tous les pays. Non.
Certains pays sont porteurs de l’impérialisme, d’autres sont ses
victimes. Telle est la ligne de clivage essentielle entre les nations
et les États modernes. C’est de ce seul point de vue que l’on
doit examiner le problème actuel du fascisme
et de la démocratie.
La
démocratie, pour le Mexique, par exemple, signifie l’aspiration
d’un pays semi-colonial à échapper aux liens de dépendance,
donner la terre aux paysans, permettre aux Indiens d’accéder à un
niveau supérieur de culture, etc. En d’autres termes, les tâches
démocratiques du Mexique ont un caractère progressiste et
révolutionnaire. Mais que signifie la « démocratie » en
Grande-Bretagne ? Le maintien de l’ordre existant, c’est- à-dire
avant tout le maintien de la domination de la métropole sur les
colonies. Il en est de même pour la France. Le drapeau de la
démocratie couvre ici l’hégémonie impérialiste de la minorité
privilégiée sur la majorité opprimée.
De
la même façon, on ne peut pas parler du fascisme « en général ».
En Allemagne, en Italie et au Japon, fascisme et militarisme sont les
armes d’un impérialisme cupide, affamé et par conséquent
agressif. Dans les pays latino-américains, le fascisme est
l’expression de la dépendance la plus servile vis-à-vis de
l’impérialisme étranger. Nous devons être capables de découvrir
le contenu économique et social sous la forme politique.
Dans
certains cercles de l’intelligentsia aujourd’hui, l’idée d’une
« union de tous les États démocratiques » contre le fascisme est
populaire. Je la considère comme extravagante, chimérique,
seulement susceptible d’abuser les masses, surtout les peuples
faibles et opprimés. Peut-on croire réellement un seul instant que
Chamberlain, Daladier ou Roosevelt peuvent faire la guerre pour
sauvegarder le principe abstrait de la « démocratie » ? Si le
gouvernement britannique aimait tellement la démocratie, il aurait
donné la liberté à l’Inde. C’est également vrai pour la
France. La Grande-Bretagne préfère en Espagne la dictature de
Franco à la domination politique des ouvriers et des paysans, parce
que Franco serait un agent plus souple et plus sûr de l’impérialisme
britannique. L’Angleterre et la France ont livré sans résistance
l’Autriche à Hitler, mais, s’il touchait à leurs colonies, la
guerre serait inévitable.
La
conclusion de tout cela est qu’il est impossible de combattre le
fascisme sans combattre l’impérialisme. Les pays coloniaux et
semi-coloniaux doivent avant tout combattre le pays impérialiste qui
les opprime, qu’il porte ou non le masque du fascisme ou celui de
la démocratie.
Dans
les pays d’Amérique latine, le meilleur et le plus sûr moyen de
combattre le fascisme, c’est la révolution agraire. C’est
uniquement parce que le Mexique a fait en ce sens des pas importants
que l’insurrection du général Cedillo est restée suspendue en
l’air. Au contraire, les cruelles défaites des républicains en
Espagne sont dues au fait que le gouvernement Azana, allié à
Staline, a réprimé la révolution agraire et le mouvement
indépendant des ouvriers. Une politique sociale conservatrice et
même réactionnaire dans les pays faibles et semi-coloniaux
constitue au plein sens du terme une trahison de l’indépendance
nationale.
Vous
allez me demander comment expliquer que le gouvernement soviétique,
issu de la révolution d’Octobre, extermine en Espagne le mouvement
révolutionnaire. La réponse est simple : une nouvelle caste
bureaucratique privilégiée, très conservatrice, cupide et
tyrannique, est parvenue à s’élever au-dessus des soviets. La
bureaucratie n’a pas confiance dans les masses : elle en a peur.
Elle cherche à se rapprocher des classes dominantes, en particulier
des impérialismes « démocratiques ». Pour prouver qu’il est
digne de confiance, Staline est prêt à jouer le gendarme dans le
monde entier. La bureaucratie stalinienne et son agence, le
Comintern, représentent aujourd’hui le pire danger pour
l’indépendance et le progrès des peuples faibles et opprimés.
Je
connais trop mal Cuba pour me permettre un jugement sur votre patrie.
Vous pouvez juger mieux que moi celles des idées que je viens
d’exprimer qui peuvent être appliquées à la situation de Cuba.
En ce qui me concerne personnellement, j’espère pouvoir visiter la
perle des Antilles et mieux connaître votre peuple auquel, par
l’intermédiaire de votre journal, j’envoie mes salutations les
plus chaleureuses et les plus sincères.