Léon
Trotsky : Dans la littérature du centrisme
(16
novembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 19, octobre
1938 a décembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 178-185,
voir des
annotations
là-bas]
Rodrigo
Garda Trevino, El
Pacto de Munich y la Tercera Internacional
(Una conferencia y cuatro articulos). Ed. de la Sociedad de
Estudiantes Marxistas de la Escuela Nacional de Economia, México, 66
p.
Cette
brochure est éditée par la Société des étudiants marxistes.
Comme son nom l'indique, cette société s'est assigné comme tâche
l'étude du marxisme. On ne pourrait que se féliciter d'un objectif
aussi louable en ces temps de prostitution complète de la doctrine
marxiste, si cette société abordait sa tâche avec le sérieux
nécessaire. Malheureusement, la préface de cette brochure, écrite
et signée de tous les membres de la société, ne donne pas les
preuves d'un tel sérieux. Il serait inadmissible de chercher à
polémiquer avec des jeunes qui ne sont pas encore familiarisés avec
l’A B C du marxisme, s’ils se rendaient aux-mêmes compte de
l'état de leurs connaissances. L'ignorance est naturelle à un
certain âge et on peut la vaincre en étudiant. Mais le malheur est
quand l'ignorance se joint à la prétention, quand, au lieu de
s’instruire avec application, on veut instruire les autres. C’est
malheureusement ce qui caractérise la préface des éditeurs. Nous
notons ici leurs principales erreurs, car il n'est pas possible de
toutes
les énumérer !
La
préface tente d’établir un rapport entre le développement de la
théorie révolutionnaire et les différentes étapes du
développement de la société bourgeoise. L’intention est tout à
fait louable, mais il faut, pour la réaliser, connaître l’histoire
de la société bourgeoise et celle des idéologies et nos auteurs ne
connaissent ni l’un ni l’autre. Ils commencent par affirmer qu’au
milieu du siècle dernier, la bourgeoisie « a consolidé son pouvoir
politique à l’échelle mondiale et ouvert l’étape de
l’impérialisme », et que c’est de là qu’est sortie l’œuvre
de Marx et d’Engels dans le domaine de la politique et de la
doctrine. Tout est faux de A à Z. Au milieu du siècle dernier, la
bourgeoisie était encore très éloignée du « pouvoir politique à
l’échelle mondiale ». N’oublions pas que Le
Manifeste communiste
a été écrit à la veille de la révolution de 1848. Après sa
défaite, la bourgeoisie allemande est restée nationalement
éparpillée, sous l’oppression de nombreuses dynasties. L’Italie
bourgeoise n’était ni libre, ni unifiée. Aux États-Unis, la
bourgeoisie devait encore traverser la guerre civile pour parvenir à
l’unification de l’État national (bourgeois). En Russie,
l’absolutisme et le servage dominaient entièrement, etc.
Dire,
par ailleurs, que l’époque de l'impérialisme
a commencé au milieu du siècle dernier, c’est n’avoir pas la
moindre notion, ni du siècle passé, ni de l’impérialisme.
L’impérialisme est le système économique et la politique
intérieure et extérieure du capital monopoliste
(financier). Au milieu du siècle dernier n’existait que le
capitalisme « libéral », c’est-à-dire le capitalisme de libre
concurrence qui n’avait que des tendances à créer à son profit
la forme politique de la démocratie. Les trusts,
les syndicats, les konzern
ne se sont formés à grande échelle qu’à partir de l’année 80
du siècle dernier et ont rapidement occupé une position de
prépondérance. La politique de l’impérialisme au sens
scientifique du terme a commencé au tournant du siècle passé au
siècle actuel. Si les auteurs avaient lu le livre bien connu de
Lénine sur l’impérialisme, ils n’auraient pas commis d’erreurs
aussi inquiétantes. Ils invoquent pourtant Lénine. Que signifie
tout cela ?
Ce
n’est pourtant que le début d’une série d’erreurs. Citant
apparemment de seconde main l’affirmation de Lénine selon laquelle
l’impérialisme est « le stade suprême du capitalisme », nos
auteurs essaient de compléter Lénine et de l’approfondir... «
Notre génération, écrivent-ils, peut, à son tour, interprétant
Lénine, établir sur le plan doctrinal que le fascisme est la phase
ultime, le stade suprême du capitalisme, l’ultime étape du régime
bourgeois. » Les cheveux se dressent sur la tête à lire ces lignes
prétentieuses. « Notre génération » doit étudier avant
d’enseigner. L’impérialisme est le stade suprême du capitalisme
au sens objectif, économique : l’impérialisme a amené les forces
productives au point le plus élevé concevable sur la base de la
propriété privée et a fermé la voie de leur développement
ultérieur ; par là même, il a ouvert une ère de décomposition du
capitalisme. D’autre part, ayant centralisé la production,
l’impérialisme a créé une pré-condition économique très
importante pour l'économie
socialiste.
Ainsi, la caractérisation de l’impérialisme comme stade suprême
du capitalisme s'appuie sur la dialectique du développement des
forces productives, et ce avec un caractère strictement
scientifique.
La
conclusion par analogie qu’essaient de faire nos auteurs : « Le
fascisme est le stade suprême de l’impérialisme » n’a
absolument aucun contenu économique. Le fascisme est avant tout le
régime politique qui couronne la décomposition économique. Issu du
déclin des forces productives, le fascisme ne leur ouvre aucune
possibilité de développement ultérieur. L’impérialisme a été
une nécessité historique. Marx a prévu
l’instauration d’un régime de monopole. Il était impossible de
prévoir le fascisme, parce qu’il n’était pas déterminé par la
nécessité économique, au sens dialectique et non mécanique du
terme. Le prolétariat, du fait de causes historiques, ne s’étant
pas trouvé capable de prendre à temps le pouvoir et de prendre
l’économie en mains afin de la reconstruire sur les principes
socialistes, la société capitaliste pourrissante n’a pu continuer
à vivre qu’en substituant à la démocratie bourgeoise la
dictature fasciste. Alors que l’impérialisme est apparu comme
forme suprême
du capitalisme, le fascisme est apparu comme un
pas en arrière,
un recul politique, le début de la chute de la société dans la
barbarie.
Nos
auteurs se trompent complètement quand, voulant démontrer leur
découverte que « le fascisme est l’ultime étape de
l’impérialisme », ils citent Marx qui disait qu’une société
ne disparaît pas de la scène avant d’avoir épuisé jusqu’au
bout ses possibilités de production. Car, précisément,
l’impérialisme avait épuisé, dès avant la guerre, ses
possibilités créatrices. La société bourgeoise n’a pas quitté
la scène à temps,
parce qu’aucune société qui se survit ne disparaît d'elle-même
:
il faut qu’une classe révolutionnaire la chasse. La IIe,
puis la IIIe
Internationales ont empêché
que cela se fasse. C’est pour cette raison, et exclusivement pour
cette raison, que le fascisme a surgi. La crise actuelle de la
civilisation humaine est le résultat de la crise de la direction
prolétarienne. La classe révolutionnaire ne possède pas encore le
parti qui puisse assurer par sa direction la solution du problème
fondamental de notre époque : la prise du pouvoir par le
prolétariat.
Du
fait que l’impérialisme a atteint son stade « suprême » ( ? !),
le fascisme, nos auteurs tirent la conclusion de la nécessité de
rénover la doctrine révolutionnaire. Et ils se proposent cette
tâche à eux-mêmes. Ils se proposent de commencer par la critique
de la doctrine de la IIIe
Internationale. Il semble qu’ils ignorent totalement l'énorme
travail critique effectué dans ce domaine, au cours des quinze
dernières années, par la fraction internationale des
bolcheviks-léninistes, particulièrement à partir de la révolution
chinoise, c’est-à-dire depuis 1925-1927. Les auteurs de la préface
se permettent une légèreté et une désinvolture inadmissibles
vis-à-vis de l’unique tendance marxiste de notre époque. Voici ce
qu’ils disent à propos de la IVe
Internationale :
«
Il nous paraît indiscutable que dans les questions internationales
[la IVe
Internationale] a commis des erreurs — appelons-les ainsi — qui
l’ont privée de sa capacité en tant que groupe d’avant-garde.
Nous citerons, juste à titre de rappel, les éloges de Trotsky sur
nos célèbres avocats Cabrera et De la Fuente. »
Et
c’est tout. Une appréciation de ce genre ne peut germer que dans
des têtes qui ont été infectées par les microbes du stalinisme.
La IVe
Internationale est l’unique organisation qui ait fait une analyse
marxiste de tous les événements et processus de la dernière
période historique : la dégénérescence thermidorienne en
U.R.S.S., la révolution chinoise, le coup d’État de Pilsudski en
Pologne, le coup d’État de Hitler en Allemagne, la défaite de la
social-démocratie autrichienne, la politique de la troisième
période du Comintern, la politique des « fronts populaires », la
révolution espagnole, etc. Qu’est-ce que nos auteurs connaissent
de tout cela? Apparemment rien. Pour démontrer la « carence » de
la IVe
Internationale, ils citent les « éloges » adressés par Trotsky à
Cabrera et De la Fuente. L’épisode avec Cabrera a consisté dans
le fait que cet intelligent avocat conservateur a discerné la
fabrication des procès de Moscou cependant que quelques imbéciles «
de gauche » y croyaient. Trotsky a attiré l’attention de
l’opinion publique sur l’analyse juridique
absolument exacte de Cabrera. Rien de plus ! Il serait parfaitement
absurde d’y voir une solidarité
politique quelconque. Nos étudiants « marxistes » n’ont rien dit
jusqu’à présent — absolument rien sur les procès de Moscou
dont le parti de Lénine a été victime. N’est-il pas honteux,
dans ces conditions, de se dissimuler derrière Cabrera ? Le
stalinisme a fabriqué consciemment des épouvantails de ce genre
pour faire peur aux petits enfants. Cabrera ! Quelle horreur !
Pourtant, d’un point de vue marxiste révolutionnaire, la
différence n’est pas grande entre Cabrera et Toledano. Tous les
deux restent sur le terrain de la société bourgeoise et en
conservent les caractéristiques. Toledano est plus dangereux et plus
méprisable parce qu’il se couvre du masque du socialisme. Quant à
De la Fuente, nous ne savons pas de qui il s’agit. Nos désinvoltes
auteurs pourraient-ils nous l’expliquer?
En
tout cas, on ne peut rien faire de plus léger, de plus indigne,
qu’apprécier le rôle historique d’une organisation
internationale au moyen d’un épisode journalistique de dixième
ordre. Sur le fond, les auteurs de la préface s’adaptent au
stalinisme. Tout est là : ils permettent de faire une critique «
indépendante » de toutes les doctrines, mais, en fait, ils sont à
genoux devant les méthodes pourries et nauséabondes de la
bureaucratie stalinienne. Pour avaliser leurs lamentables exercices
en marxisme, ils jugent opportun de se tourner contre le trotskysme.
II faut dire que cette « méthode » pour se rassurer soi-même est
par ailleurs caractéristique de tous les intellectuels
petits-bourgeois de notre époque.
En
ce qui concerne le travail de Trevino — la conférence et les
articles —, son trait positif est l’effort qu’il constitue pour
se débarrasser des toiles d’araignée du stalinisme et du
toledanisme, lequel représente la pire forme du stalinisme, la pire
parce que la plus superficielle, la plus insaisissable, la plus
creuse. Le
malheur,
avec Trevino, c’est qu’il pense et écrit comme si l’histoire
commençait avec lui. Le marxiste aborde tous les phénomènes, y
compris les idées, dans leur développement. Dire «
revenir
à Lénine », « revenir à Marx », c’est ne pas dire
grand-chose. Actuellement, il est impossible de revenir à Marx en
laissant de côté Lénine, c’est-à-dire en fermant les yeux sur
l’énorme travail d’application, d’explication et de
développement du marxisme qui a été réalisé sous la direction de
Lénine. Après que Lénine eut cessé ce travail, il s’est écoulé
quinze années, toute une période historique pleine d’événements
mondiaux formidables! Pendant ce temps, le « léninisme », si on en
traite de façon formelle, s’est divisé en deux : le stalinisme,
l’idéologie et la pratique officielles de la bureaucratie
soviétique parasitaire, et le marxisme révolutionnaire que ses
adversaires appellent « trotskysme ». Tous les événements
mondiaux ont été passés à travers ces deux « filtres »
théoriques. Trevino considère pourtant qu’il a le droit — celui
du subjectiviste, pas du marxiste — d’ignorer le développement
idéologique réel qui s’est exprimé dans la lutte implacable
entre ces deux tendances. Lui-même, sans en être conscient, se
nourrit, avec bien du retard, des débris de notre critique qui se
sont répandus. Il ne s’agit évidemment pas du retard en lui-même
: toute la jeune génération doit passer avec un certain retard par
l’école de la IVe
Internationale. Le malheur n’est pas là. Le malheur, c’est que
Trevino essaie d’adapter sa critique à la « doctrine »
officielle du stalinisme. Il essaie de faire des idées
révolutionnaires et des « remarques amicales » sur les lieux
communs et les banalités pacifistes et social-impérialistes. Il
veut convaincre le Comintern de ses bonnes intentions et des
avantages du marxisme dilué (le centrisme) sur l’opportunisme
ouvert. Mais la tâche du révolutionnaire n’est pas de rééduquer
la bureaucratie stalinienne (c’est sans espoir), mais d’éduquer
les ouvriers dans un esprit de méfiance intransigeante à son égard
à elle.
Nous
n’allons pas nous engager ici dans une évaluation détaillée de
la brochure de Trevino, parce qu’il nous faudrait faire des
remarques à chaque page et chaque ligne. Trevino a tort même quand
il a raison. Nous voulons dire par là que même certaines
observations justes — et il n’en manque pas — sont intégrées
par lui dans le cadre d’une conception incorrecte, d’une
perspective inexacte, parce que l’auteur demeure fondamentalement
un centriste. Et il est impossible de garder une telle position. Le
devoir immédiat de Trevino est d’effectuer une révision radicale
de son bagage politique en comparant les corrections hybrides qu’il
a voulu apporter au stalinisme avec les critiques clairement et
précisément formulés de la IVe
Internationale. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra quitter
le terrain du centrisme.
Lorsque
Trevino énumère les erreurs de la IVe
Internationale, découvertes occasionnellement ici ou là, pour
apprécier le mouvement dans son ensemble et en arriver à la
conclusion monstrueuse qu’il joue un rôle «
contre-révolutionnaire », il essaie au fond de faire la même chose
que les malheureux auteurs de la préface, de s’adapter à ses
alliés et camarades d’hier. Jetant un coup d’œil terrorisé sur
les bonapartistes du Kremlin, il se vêt d’une couleur susceptible
de le protéger. Ses diverses critiques sur quelques épisodes
secondaires sur la vie de certaines sections de la IVe
Internationale peuvent être ou non exactes (en général, elles sont
inexactes). Mais c’est avant tout sa façon d’aborder les
problèmes qui est fausse. La tâche et le devoir d’un marxiste
sérieux consistent à distinguer ce qui est fondamental, principal,
collectif, et à faire reposer son jugement sur ces bases. Nous
craignons cependant que la question ne soit pas, en réalité, que
Trevino soit simplement peu au courant de la littérature de la IVe
Internationale.
Le dilettantisme, le caractère superficiel et l’absence de
préoccupations théoriques sont très répandus actuellement dans
les rangs des intellectuels, notamment de ceux qui se croient «
marxistes ». C’est le résultat de l’oppression de la réaction
mondiale, celle du stalinisme y compris. Mais il est impossible de
faire un pas en avant sans revenir à la tradition de la conscience
marxiste scientifique.
Quand
Lombardo Toledano, avec la grâce qui lui est propre, demande quand
et où les représentants de la IVe
Internationale ont
écrit
quelque chose sur le fascisme, on ne peut que hausser les
épaules
avec pitié. La IVe
Internationale est née et a grandi dans la lutte contre le fascisme.
Depuis 1929, nous avons prédit la victoire de Hitler, si le
Comintern continuait sa politique de la «
troisième
période ». Les bolcheviks-léninistes ont écrit sur ce thème un
grand nombre d’articles, de brochures et de livres en des langues
différentes. Si Lombardo Toledano ignore tout cela, c’est dans
l’ordre des choses. Mais Garcia Trevino ? Est-ce possible qu’il
parle de ce qu’il ne connaît pas ?
Nous
avons déclaré publiquement en 1933 : si la victoire de Hitler,
assurée par la politique du Kremlin, n’apprend rien au Comintern,
cela veut dire qu’il est mort. Et comme la victoire de Hitler n’a
rien appris au Comintern, nous en avons tiré toutes les conclusions
: nous avons fondé la IVe
Internationale. Les pseudo-marxistes petits-bourgeois qui ne sont
bons à rien, même comme démocrates, s’imaginent que la lutte
contre le fascisme consiste en discours dans les réunions et les
congrès. La véritable lutte contre le fascisme est inséparable de
la lutte de classes du prolétariat contre les bases de la société
capitaliste. Le fascisme n’est pas une étape économiquement
inévitable. Mais il n’est pas non plus un simple « hasard ». Il
est le résultat de l’incapacité des partis dégénérés et
profondément pourris du prolétariat à assurer la victoire du
socialisme. La lutte contre le fascisme est par conséquent avant
tout la lutte pour une direction révolutionnaire du prolétariat
international. C’est en cela que réside la signification
historique du travail de la IVe
Internationale. Ce n’est que de ce point de vue qu’il est
possible de la comprendre et de la juger.
L’aspect
gnoséologique du marxisme est indissolublement lié à son aspect
d’action. A notre époque de réaction débridée, aggravée par la
décomposition de ce qui fut autrefois le Comintern, il n’est pas
possible d’être marxiste sans une volonté inébranlable, sans un
courage idéologique et politique, sans la capacité de nager contre
le courant. Nous souhaitons sincèrement que Trevino possède tout
cela. S’il en finit avec l’indécision et les hésitations, il
aura la possibilité de rendre de sérieux services à la cause du
marxisme révolutionnaire.