Léon
Trotsky : De nouvelles Défections
(17
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 337-339,
voir
des
annotations là-bas]
Après
la série de purges enragées qui a décimé le personnel soviétique
à l’étranger, quatre agents importants du Kremlin ont décidé de
ne pas rentrer :
Ignace
Reiss, Alexandre Barmine, Walter Krivitsky et enfin Fedor Boutenko.
Si l’on prend en compte la préparation qu’il faut subir pour
accéder à ses postes, la sélection, les contrôles et surtout le
système des otages, il faut admettre que le pourcentage est très
élevé. Il témoigne de la puissance des forces centrifuges qui
déchirent la bureaucratie elle-même. Ce fait est encore mieux mis
en lumière par l’étude des orientations politiques de ceux qui
ont fait défection.
Ignace
Reiss s’est immédiatement placé sous le drapeau des
bolcheviks-léninistes. Cela indique clairement sa grandeur politique
et morale. Seul un révolutionnaire authentique pouvait décider de
franchir ce cap dans les conditions actuelles. Mais Reiss est tombé
dès ses premiers pas, héros de la IVe
Internationale. Il laissait une compagne et un fils qui lui étaient
indissolublement attachés et restent fidèles à sa mémoire. Quand
son fils sera assez grand pour relever l’étendard tombé des mains
de son père, la IVe
Internationale sera déjà une grande force historique.
Alexandre
Barmine a quitté la bureaucratie sur sa gauche, mais n’a
évidemment pas encore trouvé Savoie. Nous n’avons ni la
possibilité ni le droit de le presser. Nous comprenons trop bien les
difficultés et les responsabilités qu’un tel choix implique,
après des années passées dans les casernes de la bureaucratie
stalinienne. Espérons qu’il choisira la bonne voie !
Walter
Krivitsky, si les premiers signes ne nous ont pas trompé, se dirige
vers le camp de la démocratie bourgeoise. Nous ne voulons pas dire
par là qu’il soit allé à droite de la bureaucratie stalinienne.
Les rangs de l’appareil soviétique fourmillent de fonctionnaires à
l’esprit bourgeois. Quand ils rejettent le manteau du stalinisme,
ils ne font que dévoiler leur véritable nature politique. Si notre
hypothèse sur Krivitsky se révèle fausse, nous serons les premiers
à nous en réjouir.
Fedor
Boutenko, lui, a sauté le pas jusqu’au fascisme. A-t-il eu à se
renier beaucoup ? A lutter contre lui-même ? Nous ne le pensons pas.
Une partie considérable – et qui prend de plus en plus
d’importance – de l’appareil soviétique est formée de
fascistes qui ne se sont pas encore reconnus comme tels.
L’identification entre le régime soviétique dans son ensemble
et le fascisme est une erreur historique à laquelle inclinent les
dilettantes ultra-gauchistes qui ignorent ce qui différencie
fondamentalement les bases sociales de ces deux régimes. Mais la
symétrie des superstructures politiques, la similitude des méthodes
totalitaires et des types psychologiques est frappante. Boutenko est
un symptôme d’une très grande importance : il nous montre ce que
sont à l’état naturel les carriéristes de l’école
stalinienne.
S’il
était possible de passer aux rayons X l’ensemble de
l’appareil,
nous y découvririons des bolcheviks qui se cachent, des
révolutionnaires désemparés, mais honnêtes, des démocrates
bourgeois et enfin des candidats au fascisme. On peut affirmer que,
plus un groupe a un caractère réactionnaire, plus vite il se
développe à l’intérieur de la bureaucratie.
L’énigme
politique des procès de Moscou est que l’appareil qui a porté
Staline au pouvoir ne veut plus continuer à le porter sur ses
épaules. Les forces centrifuges à l’intérieur de la bureaucratie
ne font que refléter à leur tour les profonds antagonismes de la
société « sans classes » et la haine générale des masses pour
la bureaucratie. La fraction de Staline elle-même est numériquement
peu importante et composée de fieffées canailles comme Vychinsky et
Ejov. Le bolchevisme tendait à créer un État sans bureaucratie, du
« type de la Commune ». Staline a créé un État où la
bureaucratie se dévore elle-même, « du type du G.P.U. ». C’est
pourquoi l’agonie du stalinisme est le spectacle le plus affreux et
le plus odieux de l’histoire de l’humanité !