Léon
Trotsky : Déclaration inévitable
(24
février 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 198-202, voir des
annotations là-bas]
M.
Lombardo Toledano et sa clique, après une préparation longue et
soigneuse, ont fait la tentative malhonnête d’abuser l’opinion
publique du Mexique. Les « matériaux » avec lesquels ils opèrent
ne représentent ni ne contiennent rien de nouveau ce sont ceux
qu’emploient Iagoda, Ejov et Vychinsky. Ce sont les matériaux de
Staline. C’est sur la base de postulats semblables qu’on a
exécuté des milliers de gens qui n’étaient coupables que de haïr
la dictature exercée par la clique du Kremlin et de mépriser ses
laquais. Les « matériaux » utilisés aujourd’hui par M. Lombardo
Toledano pour abuser l’opinion publique mexicaine ont déjà été
jugés comme ils le méritent par le verdict de la commission
internationale d’enquête de New York. Par leur stature morale, par
leur passé, par leur réputation irréprochable, par leur
désintéressement personnel, tous les membres de cette commission, à
commencer par son président, le Dr Dewey, dépassent de plusieurs
têtes Toledano et ses semblables. La commission a réfuté point par
point les accusations des Iagoda, Ejov, Vychinsky, Staline et de
leurs avocats internationaux. Le paragraphe 21 du verdict déclare :
« Nous trouvons que le Procureur a falsifié de façon extravagante
le rôle de Trotsky avant, pendant et après la révolution
d’Octobre. » C’est précisément
cette
«
falsification » extravagante qui se trouve à la base des
calomnies
de M. Toledano et de ses auxiliaires.
Ma
véritable
politique peut être connue de tous. Elle est exposée
dans
mes livres et dans mes articles. En U.R.S.S., comme
je l’ai fait en octobre 1917, je défends les intérêts et les
droits des
ouvriers et des paysans contre la nouvelle aristocratie, rapace
et
tyrannique. En Espagne, je défends, dans la lutte mire
le fascisme,
les mêmes méthodes qui ont assuré la victoire des
soviets dans
la guerre civile – contre les méthodes funestes du
Kremlin qui
ont assuré la victoire du fascisme en Allemagne et en
Autriche
et qui préparent la victoire du général Franco. Dans le
inonde
entier, je défends les méthodes intransigeantes de lutte contre
l’impérialisme qu’employaient Lénine, Rosa Luxemburg et
Karl
Liebknecht,
mes vieux compagnons d’armes et amis, contre
les
méthodes du Comintern actuel, complètement pourri désormais,
qui
se met à genoux devant l’impérialisme « démocratique
» et
trahit ainsi les peuples coloniaux et semi-coloniaux pour
sauver
les privilèges temporaires de la bureaucratie soviétique.
Telles
sont mes idées. Je ne suis pas disposé à en changer. J'en
porte l’entière responsabilité.
Engager
une polémique juridique ou politique contre M
Toledano
après le verdict de la commission n’a pour moi aucun
sens.
Mais je ferai connaître la vérité aux gens qu’il a abusés,
et
c’est précisément de cela qu’ont peur M. Toledano et sa
clique.
Toute
cette machination, comme ses auteurs eux-mêmes
l’ont
reconnu, n’a qu’un seul objectif : me
fermer la bouche.
Le
verdict
de la commission internationale, la publication les
comptes
rendus sténographiques des sessions de la commission
d’enquête
de Coyoacán, les révélations des anciens agents responsables du
Kremlin, Reiss, Barmine et Walter Krivitsky, ont
porté
à Staline, au G.P.U. et à leurs agents un coup irréparable. Mon
dernier livre, Les
Crimes de Staline,
a déjà été publié
dans
plusieurs langues, et, j’espère, va bientôt paraître également
en espagnol. C’est ce qui explique l’effort désespéré du
G.P.U. pour me forcer à me taire.
M.
Lombardo Toledano et sa clique se trompent s’ils pensent réussir à
accomplir la mission qui leur a été confiée. D’autres, et bien
plus puissants qu’eux, ont essayé dans le passé, avant eux,
d’exécuter cette tâche, mais sans succès. Le tsar a entrepris de
m’apprendre à garder le silence pendant quatre années, me gardant
deux ans en prison et m’envoyant à deux reprises en Sibérie. Le
Kaiser Guillaume m’a condamné par contumace à la prison parce que
j’avais refusé de me taire pendant la guerre. Les alliés français
du tsar m’ont expulsé de France en 1916 pour le même « crime ».
Alphonse XIII m’a jeté dans la prison modèle de Madrid pour me
faire taire. Les impérialistes britanniques, avec le même objectif,
m’ont enfermé dans un camp de concentration au Canada. L’avocat
Kerensky, qui avait également réussi pendant un certain temps à
abuser l’opinion publique, a essayé de me fermer la bouche dans la
célèbre prison Kresty de Petrograd. Mais il était écrit dans les
pages de l’histoire que je n’apprendrai à me taire sur l’ordre
de personne. Par ailleurs, durant mes quarante années de lutte
révolutionnaire, j’ai rencontré, dans les rangs du mouvement
ouvrier, bien des arrivistes qui, non seulement savent se taire, mais
également calomnier au commandement.
Si
j’avais voulu garder le silence sur les crimes de la bureaucratie
du Kremlin contre les ouvriers et les paysans, elle m’aurait élevé
très haut sur mon pavois et les MM. Lombardo Toledano du monde
entier auraient rampé à mes pieds comme ils rampent aujourd’hui à
ceux de la clique du Kremlin. Les social-démocrates norvégiens, «
frères de cœur » de Toledano, n’ont trouvé qu’un unique moyen
de m’empêcher de parler contre le G.P.U. : me mettre en prison.
Par son livre, mon fils, que seule la mort a pu aujourd’hui réduire
au silence, a répondu pour moi.
Staline
comprend mieux que ses agents que Toledano ne réussira pas à me
réduire au silence par ses calomnies réchauffées : c’est
pourquoi
il prépare
d’autres
moyens plus
efficaces.
Mais, pour
ces
plans-là,
dont nous reparlerons le moment venu, Staline a besoin,
préalablement,
d'empoisonner l’opinion publique. C’est pour
ce
travail qu’il a besoin de Lombardo Toledano.
MM.
les
calomniateurs construisent leur intrigue en se basant
sur
l’accusation selon laquelle je suis en train de rompre mon
engagement
de ne pas intervenir dans la politique intérieure du
Mexique.
Ces messieurs identifient la politique intérieure du Mexique
avec
l’importation de Moscou – et la traduction en castillan
– de
calomnies infâmes. Je l’affirme : personne n’a jamais
exigé
de moi et je n’ai jamais promis à personne de renoncer
à
défendre mon honneur politique contre les calomniateurs
ni
mes idées contre mes adversaires. J’ai promis au gouvernement
du
général Cárdenas de ne jamais m’immiscer dans
la
politique intérieure de ce pays, dans l’acception ordinaire du
terme.
J’ai tenu scrupuleusement cet engagement. Mais si, dans
les
rues de cette capitale, quelqu’un met sa main dans ma poche
pour
me voler ma correspondance et mes papiers, je crois avoir
le
droit de saisir la main qui fait cela. Et je crois que le
propriétaire
de
cette main ne va pas ensuite se mettre à crier que je
m’immisce
dans la politique intérieure du Mexique ! Lombardo
Toledano
essaie de me voler quelque chose d’infiniment plus
important,
mon honneur politique, et il exige ensuite – ô démocrate,
ô
révolutionnaire ! – qu’on m’empêche par la force de
donner
à sa personne et à ses actes les noms qu’ils méritent.
Je
ne me suis jamais préoccupé du
programme politique ni des
actions publiques de M. Toledano, pas plus que
des références
qu’il fait à Lénine et qui
relèvent
de
l’humour involontaire.
De la même façon, je ne m’intéresse pas aujourd'hui à la
question de savoir quelle machination a permis à M. Toledano de
faire porter par un congrès syndical une décision sur une
question
dont l’écrasante majorité des votants n’avaient pas la
moindre
idée.
Mais
il est tout à fait clair que, lorsque M.
Toledano,
au moyen de « matériaux » fabriqués, mobilise ce congrès
contre
moi, contre une personne privée, contre un exilé politique
qui
n’a aucune relation d’aucune sorte avec les syndicats mexicains,
et qu’il le fait avec l’unique objectif de me réduire au silence
ou de me priver de mon asile, alors M. Toledano agit non
pas en représentant de la politique intérieure du Mexique, mais en
tant qu’agent de la politique extérieure du G.P.U..
Qu’il porte donc la responsabilité de cette peu honorable fonction
!
Ni
les circonstances actuelles de ma vie personnelle, ni le caractère
général de mon travail, ne me poussent à consacrer du temps à
m’occuper de M. Toledano. Mais il s’agit d’autre chose, à
savoir de l’opinion publique du pays qui nous a donné
l’hospitalité, à ma femme et à moi, de ce pays qu’au cours
d’une année nous avons appris à apprécier et à aimer. Ce sont
seulement ces circonstances-là qui me forcent à répondre par cette
déclaration à la conjuration des avocats de Staline.