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Léon Trotsky 19380108 Derrière les Murs du Kremlin

Léon Trotsky : Derrière les Murs du Kremlin

(8 janvier 1938)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon Trotsky, Paris 1983, p. 41-57, avec des annotations]

Même pour ceux qui connaissent bien les protagonistes et la situation, les récents événements du Kremlin sont incompréhensibles. Je l’ai ressenti particulièrement nettement lorsque est arrivée la nouvelle de l’exécution d'Enoukidzé, le vieux secrétaire permanent du comité central exécutif des soviets. Enoukidzé n’était pas un personnage important. Les affirmations de quelques journaux selon lesquelles il était un « ami de Lénine » et faisait partie du « groupe restreint qui dirigeait la Russie » sont inexactes. Lénine avait avec Enoukidzé de bonnes relations, mais pas meilleures qu’avec des dizaines d’autres. Enoukidzé était un personnage politique de second plan, sans ambitions personnelles, avec une disposition permanente à s’adapter à la situation ; c’est précisément pourquoi il semblait moins que tout autre candidat à l’exécution. Les calomnies de la presse soviétique contre Enoukidzé ont commencé de façon tout à fait inattendue peu après le procès de Zinoviev et Kamenev. On l'accusait d’être dépravé et d’entretenir des rapports avec des « ennemis du peuple ». Que signifie « rapports avec des ennemis du peuple » ? Il est très vraisemblable qu’Enoukidzé, qui était un homme généreux, a essayé d’aider les familles des bolcheviks exécutés.

La « dépravation » signifie un goût pour le confort personnel, un niveau de vie trop élevé, les femmes, etc. Il y a sans doute là-dedans une part de vérité. Néanmoins les choses sont allées loin, très loin, au Kremlin, si on en est venu à fusiller Enoukidzé. C’est pourquoi il me semble que le simple rappel de la vie de cet homme permettra au lecteur étranger de mieux comprendre ce qui se passe derrière les murs du Kremlin.

Abel Enoukidzé était comme Staline un Géorgien, de Tiflis. L’Abel de la Bible était plus jeune que Caïn. Enoukidzé, au contraire, avait deux ans de plus que Staline. A l’époque de son exécution, il avait à peu près soixante ans. Dès sa jeunesse, il était parmi les bolcheviks qui avaient constitué une fraction dans le parti social-démocrate uni à côté des mencheviks. Dans les premières années du siècle, il y avait dans le Caucase une remarquable imprimerie clandestine qui joua un rôle non négligeable dans la préparation de la première révolution (1905). Les deux frères Enoukidzé, Abel « le roux » et Simon « le brun », travaillaient activement dans cette imprimerie. L’entreprise était financée par Léonide Krassine, qui devait devenir un administrateur et un diplomate soviétique renommé. A cette époque, ce jeune ingénieur talentueux, avec la coopération du jeune écrivain Maxime Gorky, savait trouver pour la révolution de l’argent auprès de millionnaires libéraux comme Savva Morozov.

Depuis, Krassine avait conservé des relations amicales avec Enoukidzé ; ils s’appelaient par leurs surnoms. C’est dans la l ’ouche de Krassine que j’ai entendu pour la première fois le nom biblique d’ « Abel ».

Dans la période difficile entre la première et la seconde révolution, Enoukidzé, comme la majeure partie des dénommés « vieux bolcheviks », s’éloigna du parti. Je ne sais si ce fut pour longtemps. Pendant quelques années, Krassine réussit à devenir un industriel éminent. Enoukidzé n’amassa pas de capital. Au début de la guerre, il fut de nouveau envoyé en exil, et, de là, fut en 1916, envoyé au service militaire comme tous les hommes de quarante ans. La révolution le ramena à Saint-Pétersbourg. Je le rencontrai pour la première fois pendant l’été 1917 dans la élection des soldats du soviet de Saint-Pétersbourg. La révolution avait transporté bien des vieux bolcheviks ; mais ils restaient perplexes et hostiles face au programme de Lénine de prise du pouvoir. Enoukidzé ne faisait pas exception, mais il était plus prudent que les autres et se tenait dans l’expectative. Ce n’était pas un orateur, mais il connaissait bien le russe, et, s’il le fallait, pouvait faire un discours avec moins d’accent que la majorité des Géorgiens, Staline compris. Sur le plan personnel il faisait agréablement impression du fait de la douceur de son caractère, de son manque de prétentions personnelles, de son tact. Il faut ajouter une timidité extrême : à la moindre occasion, le visage criblé de tâches de rousseur d’Abel devenait cramoisi.

Que fit Enoukidzé dans les jours de l’insurrection d'Octobre ? Je ne sais pas. Il est possible qu’il ait attendu. En tout cas, il n'était pas de l’autre côté de la barricade comme MM. Troianovsky, Maisky, Souritz – aujourd’hui ambassadeurs – et des centaines d’autres hauts fonctionnaires. Après l’établissement du régime soviétique, Enoukidzé entra tout de suite dans le présidium du comité exécutif central et en devint le secrétaire. Il est très probable que ce fut à l’initiative du premier président du C.E.C., Sverdlov, lequel, en dépit de sa jeunesse, connaissait les hommes et savait mettre chacun à sa véritable place.

Sverdlov lui-même essaya de donner au présidium une importance politique, et cela provoqua même quelques frictions avec le conseil des commissaires du peuple, en partie avec le bureau politique. Après la mort de Sverdlov, au début de 1919, N. I. Kalinine fut élu à la présidence – sur ma proposition ; il s’y est maintenu jusqu’à présent, ce qui n’est pas un mince exploit. Pendant toute cette période, le secrétariat continua à être assuré par Enoukidzé.

Ces deux personnages, Mikhail Ivanovitch et Abel Safronovitch, incarnaient l’institution soviétique suprême aux yeux de la population. Superficiellement, on avait l’impression qu'Enoukidzé détenait entre ses mains une grande partie du pouvoir. Mais ce n’était qu’une illusion d’optique. Le travail législatif et administratif fondamental était fait par le conseil des commissaires du peuple, sous la direction de Lénine. Les questions de principe, les désaccords et les conflits étaient réglés dans le bureau politique qui jouait depuis le début le rôle d’un super-gouvernement. Pendant les trois premières années, quand toutes les forces se tendaient sur la guerre civile, un pouvoir énorme se trouva concentré par la force des choses dans les mains de l’autorité militaire. Le présidium du comité exécutif central tenait dans ce système une place qui n’était pas nettement définie, mais qui n’était en tout cas pas autonome. Il serait pourtant faux de lui dénier toute importance. Personne, à cette époque, ne craignait ni de se plaindre, ni de critiquer, ni de revendiquer. Ces trois fonctions importantes, revendication, critique, plainte, passaient essentiellement par le comité exécutif central.

Au cours des discussions au bureau politique, Lénine se tournait souvent vers Kalinine et disait avec une amicale ironie : « Alors, qu’en pense le chef de l’État ? » Kalinine mit du temps à se reconnaître sous ce pseudonyme excessif. Ancien paysan de Tver, puis ouvrier de Saint-Pétersbourg, il occupait ce poste élevé inattendu avec assez de modestie et en tout cas avec prudence. Ce n’est que peu à peu que la presse soviétique bâtit son nom et son autorité aux yeux du pays. Il est vrai que, pendant longtemps, la couche dirigeante ne prit pas Kalinine au sérieux, et que, même maintenant, elle ne le prend fondamentalement pas au sérieux.

Mais les masses paysannes s’étaient peu à peu faites à l'idée qu’il fallait « solliciter » par l’intermédiaire de Mikhail Ivanovitch. Et, de plus, cela ne se limitait pas aux paysans. D'anciens amiraux tsaristes, des sénateurs, des professeurs, des docteurs, des juristes, des artistes et, non moins nombreuses, des actrices, étaient reçus par le « chef de l’État ». Tous avaient quelque requête à présenter : au sujet de leurs fils et de leurs biles, des maisons réquisitionnées, du chauffage des musées, des instruments chirurgicaux, voire de la possibilité de commander à l’étranger les cosmétiques indispensables pour la scène. Pour les paysans, Kalinine trouvait sans difficulté le langage qu’il fallait. Avec l’intelligentsia bourgeoise, il était intimidé, les premières années. C’est alors que l’aide d’Enoukidzé (mieux éduqué et plus mondain) lui était particulièrement nécessaire. En outre, Kalinine était souvent en voyage ; aussi, à Moscou, lors des audiences, était-il remplacé par le secrétaire. Ensemble, ils travaillaient en bonne intelligence. Tous deux étaient opportunistes de caractère ; ils cherchaient tous deux toujours la ligne de moindre résistance et s’accommodaient bien l’un de l’autre.

De par ses hautes fonctions, Kalinine fut intégré au comité central du parti et devint même suppléant au bureau politique. Le large champ de ses conversations et entretiens divers lui permettait d’apporter dans les réunions beaucoup d’informations précieuses sur la vie quotidienne. Il est vrai que ses propositions étaient rarement retenues. Mais ses remarques étaient écoutées non sans attention et, d’une façon ou d’une autre, prises en considération. Enoukidzé n’est jamais entré au comité central ; pas plus, par exemple, que Krassine. Ces « vieux bolcheviks » qui avaient rompu avec le parti pendant la période de réaction étaient, au cours de ces années, admis à des postes dans les soviets, mais pas dans le parti. En outre, comme on l’a déjà dit, Enoukidzé n’a jamais eu de prétentions politiques. Il faisait confiance, les yeux fermés, à la direction du parti. Il était profondément dévoué à Lénine, avec une nuance d’adoration et il faut l’indiquer pour comprendre ce qui suit – il m’était très attaché. Dans les rares cas où Lénine et moi eûmes des divergences politiques, Enoukidzé souffrit profondément. Je puis dire, en passant, qu’il en fut de même pour beaucoup d’autres.

Sans jouer un grand rôle politique, Enoukidzé occupait néanmoins une place importante, sinon dans la vie du pays, du moins dans celle des sphères dirigeantes. Le fait est que se trouvait concentrée entre ses mains toute l’intendance du comité exécutif central : les produits de la coopérative du Kremlin ne pouvaient être livrés qu’avec son autorisation. L’importance de ce fait ne m’apparut que plus tard, et, de plus, grâce à des indices indirects. J’avais passé trois années au front. Pendant ce temps, un nouveau mode de vie avait commencé à s’instaurer progressivement dans la bureaucratie soviétique. Il n’est pas vrai qu’à cette époque, on nageait dans le luxe au Kremlin comme l’affirmait la presse des Blancs. On vivait en fait très modestement. Cependant, différences et privilèges avaient fait leur apparition et s’accumulaient automatiquement. Enoukidzé, de par ses fonctions, pour ainsi dire, se trouvait au centre de ce processus. Parmi bien d’autres, Ordjonikidzé, qui était alors dans le Caucase le personnage principal, veillait à ce qu'Enoukidzé ait dans sa coopérative la quantité nécessaire des produits de la terre.

Quand Ordjonikidzé partit pour Moscou, cette obligation retomba sur Orechelachvili, que tout le monde considérait comme la créature de Staline. Boudou Mdivani, président des commissaires du peuple de Géorgie, envoyait au Kremlin du vin de Kachkhétie. Nestor Lakoba envoyait d’Abkhazie des caisses de mandarines. Tous les trois, Orechelachvili, Mdivani et Lakoba, disons-le au passage, sont aujourd’hui sur la liste des exécutés. En 1919, j’appris par hasard qu’Enoukidzé avait du vin dans ses magasins, et j’en proposai l’interdiction. « Ce serait trop sévère » me dit Lénine en plaisantant. J’essayai d’insister : « Si la rumeur atteint le front qu’au Kremlin, on fait la fête, je redoute de fâcheuses conséquences. » Le tiers dans cette conversation était Staline, et il protesta : « Comment nous, Caucasiens, pouvons-nous nous passer de vin ? » Lénine le rejoignit : « Vous voyez ! Vous, vous pouvez vous passer de vin, mais ce serait une offense pour les Géorgiens. » Je répliquai : « Il n’y a rien à faire si ici, chez nous, les habitudes se sont adoucies. » Je crois que ce petit dialogue, sur le ton du badinage, caractérise, malgré tout, les mœurs de l’époque : on considérait une bouteille de vin comme un luxe.

La même année, en 1920, peut-être au début de 1921, Kamenev, qui était marié à ma sœur, m’invita par téléphone à venir chez lui alors que je faisais un bref séjour à Moscou. J’allai chez lui dans le fameux « corridor blanc ». Un des vieux serviteurs du Kremlin, avec un geste particulier de déférence et de familiarité qui me mit aussitôt sur mes gardes, m’ouvrit la porte de l’appartement de Kamenev. Plusieurs dignitaires du Kremlin étaient assis avec leurs femmes autour d’une grande table. Sur la table, il y avait des bouteilles et des zakouski qui provenaient bien entendu de la coopérative d’Enoukidzé. La physionomie de tout cela était du niveau de la petite bourgeoisie, au mieux moyenne bourgeoisie. Mais cette atmosphère de prospérité me heurta. Sans saluer personne, je fis demi-tour, refermai la porte et revins chez moi. Le serviteur, cette fois, me montra un visage sévère et un peu effrayé. C’est de ce jour que nos rapports avec Kamenev, qui avaient été excellents dans la période qui avait suivi l’insurrection, commencèrent à se détériorer. Pour me justifier, je dirai que je n’étais inspiré par aucun puritanisme ridicule, mais seulement par une réaction immédiate : les affaires de la guerre civile me possédaient complètement et sans partage.

Avec l’introduction de ce qu’on appela la « nouvelle politique économique » (Nep), les mœurs de la couche dirigeante commencèrent à se modifier de plus en plus vite. Une minorité continuait à vivre à un niveau qui n’était pas meilleur que celui des années d’émigration et n’y accordait aucune attention. Quand Enoukidzé proposait à Lénine quelque amélioration dans sa vie personnelle, ce dernier se dérobait en disant : « Non, on est mieux dans ses vieilles pantoufles. » De différentes régions du pays, on lui envoyait toutes sortes de produits locaux, décorés depuis peu des armes soviétiques « On m’a encore envoyé des fanfreluches », disait Lénine, « il nous faudrait l’interdire ». Finalement, on envoyait les « fanfreluches » à l’hôpital des enfants ou au musée… Ma famille ne changea pas sa façon de vivre habituelle dans l’aile Cavalier du Kremlin. Boukharine restait au fond un vieil étudiant. Zinoviev vivait modestement à Leningrad. Kamenev, au contraire, s’adapta très vite à ce nouveau mode de vie ; en lui, un sybarite avait toujours cohabité avec le révolutionnaire. Lounatcharsky, le commissaire à l’éducation publique, fut entraîné plus rapidement encore dans le courant. Je ne suis pas enclin à croire que Staline ait beaucoup modifié ses conditions de vie après Octobre. Mais, à cette époque, il n’entrait qu’à peine dans mon horizon. Bien d’autres ne faisaient que peu attention à lui. Ce n’est que plus tard, quand il eut occupé la première place, qu’on me raconta, qu’outre la bouteille de vin, il aimait égorger un mouton dans sa villa ou tirer les corbeaux par sa fenêtre. Je ne puis certifier la véracité de l’anecdote. En tout cas, dans les arrangements de sa vie personnelle à cette époque, Staline dépendait dans une large mesure d’Enoukidzé, lequel traitait son compatriote, non seulement sans « adoration », mais aussi sans sympathie, essentiellement à cause de sa brutalité et de ses caprices, c’est-à-dire de ces traits que Lénine avait jugé nécessaire de mentionner dans son « Testament ». Le personnel subalterne du Kremlin, qui appréciait particulièrement Enoukidzé pour sa simplicité, son caractère affable et son équité, manifestait au contraire une attitude d’extrême hostilité à l’égard de Staline.

Ma femme, qui administra les musées et les monuments historiques du pays pendant dix ans, se souvient de deux épisodes au cours desquels Enoukidzé et Staline manifestèrent des traits bien caractéristiques. Au Kremlin, comme à Moscou et dans l’ensemble du pays, se déroulait une incessante bataille pour les appartements. Staline voulait changer le sien, trop bruyant, pour un autre, plus tranquille. L’agent de la Tchéka Belenky recommanda quelques salles de réception du palais du Kremlin. Ma femme s’y opposa : on gardait le Palais comme musée. Lénine lui écrivit une longue lettre de remontrance : on pouvait retirer l’ameublement du « musée » de quelques pièces du palais ; on pouvait prendre des mesures particulières de protection ; Staline avait besoin d’un appartement où il pourrait dormir tranquille ; dans son appartement du moment, on pouvait mettre des jeunes capables de dormir même sous un bombardement d’artillerie, etc. Mais la gardienne du musée ne s’inclina pas devant ces arguments. Enoukidzé se rangea à son côté. Lénine désigna une commission pour vérifier. La commission reconnut que le Palais n’était pas un endroit pour habiter. Finalement, l’affable et accommodant Sérébriakov donna à Staline son propre appartement. Staline le fit fusiller dix-sept ans plus tard.

Nous vivions au Kremlin entassés les uns sur les autres. La majorité travaillait hors des murs. Les réunions se terminaient à toute heure du jour et de la nuit et le bruit des autos nous empêchait de dormir. Finalement, par la médiation du présidium du comité exécutif central, c’est-à-dire d’Enoukidzé, une règle fut établie : après onze heures du soir, les automobiles devaient s'arrêter sous les arches, là où commençaient les appartements d’habitation ; de cet endroit, MM. les dignitaires devaient continuer à pied. La règle fut énoncée avec l’accord de tous. Mais une auto continuait à troubler notre paix. Eveillé à trois heures du matin, j’attendis à la fenêtre le retour de la voiture et interrogeai le chauffeur : « Ne connaissez-vous pas la règle ? » « Je la connais, camarade Trotsky », me répondit le chauffeur, mais que pouvais-je faire ? Quand nous sommes arrivés aux arches, le camarade Staline m’a ordonné de continuer ». Il fallut l’intervention d’Enoukidzé pour obliger Staline à respecter le sommeil des autres. Nous pensons que Staline ne lui a jamais pardonné ce petit affront.

Un changement très brusque dans les conditions de vie de la bureaucratie apparut après l’ultime maladie de Lénine et le début de la campagne contre le « trotskysme ». Dans toutes les grandes luttes politiques, on peut en dernière analyse découvrir la question du beefsteack. A la perspective de la « révolution permanente », la bureaucratie opposait celle du bien-être personnel et du confort. Des banquets secrets se tenaient dans les murs et hors des murs du Kremlin. Leur but politique était de rassembler les rangs de la « Vieille Garde » contre moi. C’est à cette époque, en 1924, que Staline, Dzerjinsky et Kamenev bavardaient de façon intime autour d’une bouteille de vin à Zubalov, dans une villa. A la question de savoir ce que chacun préférait dans la vie, Staline, légèrement émoustillé, répondit avec une franchise inhabituelle : « Choisir ma victime, tout préparer, me venger sans pitié et aller me coucher. » Kamenev répéta plus d’une fois cette conversation après sa rupture avec Staline. Kamenev s’attendait au pire de la part de son ancien allié, et malgré tout, il ne sut pas prévoir la terrible vengeance que Staline lui réservait après une longue préparation. Quant à savoir si Staline a bien dormi la nuit qui suivit l’assassinat de Kamenev, Zinoviev et les autres, je n’en sais rien.

Les arrangements pour les banquets de la « Vieille Garde » reposaient en grande partie sur Enoukidzé. Ils ne se bornaient plus désormais au modeste vin de Kachkhétie. C’est pendant cette période que commença, à proprement parler, la « dépravation » qui devait être imputée à un crime à Enoukidzé des années plus tard. Il est probable qu’Abel lui-même ne fut jamais invité aux banquets intimes où l’on noua les nœuds du complot et où on les serra. A vrai dire, il ne cherchait pas à y participer, bien que, de façon générale, il n’eût rien contre les banquets. La lutte qui venait de commencer contre moi ne lui plaisait pas, et il le manifestait de toutes les façons possibles.

Enoukidzé vivait, comme nous, dans l’aile Cavalier. Vieux célibataire, il occupait un petit appartement qui avait été autrefois le logement d’un fonctionnaire de deuxième classe. Il passait, courbé, vieillissant, l’air coupable. Contrairement aux autres, il nous saluait, ma femme, moi, nos garçons, avec une affabilité redoublée. Mais, politiquement, Enoukidzé suivait la ligne de moindre résistance. Il s’alignait sur Kalinine. Et le « chef de l’État » commençait à comprendre que la force n’était plus maintenant dans les masses, mais dans la bureaucratie, et que la bureaucratie était contre « la révolution permanente », pour les banquets, pour une « vie heureuse », pour Staline. Kalinine lui-même en arriva à cette époque à devenir un autre homme. Non qu’il réussit à développer de façon appréciable ses connaissances ou à approfondir ses conceptions politiques ; mais il avait acquis la routine de « l’homme d’État », élaboré le style particulier d’un nigaud astucieux ; il ne perdait plus contenance devant les professeurs, les artistes et surtout les actrices. Sachant très peu les dessous de la vie du Kremlin, je ne fus informé qu’avec beaucoup de retard du nouveau genre de vie de Kalinine, et, de plus, par une source tout à fait inattendue. Dans une des revues satiriques soviétiques parut en 1925 un dessin qui montrait – c’est difficile à croire ! – le chef de l’État dans une situation très compromettante. La ressemblance ne laissait pas de place au doute. En outre, dans le texte, très risqué, Kalinine était désigné par ses initiales « N. I. ». Je ne pouvais en croire mes yeux. « Qu’est-ce que c’est que ça ? », demandai-je à plusieurs de mes proches, entre autres Sérébriakov. « C’est Staline qui donne un dernier avertissement à Kalinine, »« Mais pour quelle raison ? » Sûrement pas parce qu’il veut surveiller sa moralité. Kalinine doit résister sur un point. » En réalité, Kalinine, qui ne connaissait que trop bien Staline, ne voulut pas, pendant très longtemps, le reconnaître comme chef. En d’autres termes, il se refusait à lier son avenir à lui. « Ce cheval-là », disait-il dans un petit cercle, « mènera un jour ou l’autre la voiture dans le fossé ». Ce n’est que petit à petit, en murmurant et en résistant, qu’il se tourna contre moi, puis contre Zinoviev, puis, finalement, après une résistance plus grande encore, contre Rykov, Boukharine et Tomsky auxquels il avait été étroitement lié par ses tendances à la modération. Enoukidzé suivit la même évolution que Kalinine, feulement plus dans l’ombre, et certainement avec plus de tourments intérieurs.

De par son caractère, dont le trait dominant était de s'adapter mollement à tout, Enoukidzé ne pouvait éviter de se retrouver dans le camp de Thermidor. Mais ce n’était pas un carriériste et encore moins un gredin. Il lui était difficile de se détacher des vieilles traditions et plus encore de se détourner des gens qu’il avait été habitué à respecter. Non seulement Enoukidzé ne manifesta aucun enthousiasme agressif, mais au contraire, il se plaignit, grogna, résista. Staline ne le savait que trop bien, et il mit en garde Enoukidzé plus d’une fois. Je l’ai su, pour ainsi dire, de première main. Il y a dix ans, le système de la dénonciation avait certes déjà empoisonné non seulement la vie politique, mais aussi les relations personnelles : il restait cependant bien des cas où persistaient des confidences mutuelles. Enoukidzé était un ami de Sérébriakov, à l’époque militant important de l’Opposition de gauche, et il lui ouvrait fréquemment son cœur, « Et que veut-il de plus? » se plaignait Enoukidzé : « Je fais tout ce qu’il exige de moi, mais ça ne lui suffit pas. Il faut encore que je le prenne pour un génie. » Il est bien possible que, dès cette époque, Staline l’avait déjà placé sur la liste de ceux dont il lui faudrait se venger. Mais, la liste étant très longue, Abel dut attendre son tour pendant plusieurs années.

Au printemps de 1925, ma femme et moi étions à Soukhoum, dans la Caucase, sous la protection de Nestor Lakoba, le chef incontesté de la république d’Abkhazie. C’était – car pour tous, il faut dire, était – un homme tout petit et, de plus, presque sourd. Malgré l’appareil spécial qu’il portait, il n'était pas facile de s’entretenir avec lui. Mais Nestor connaissait son Abkhazie et, l’Abkhazie connaissait Nestor, héros de la guerre civile, homme d’un grand courage et d’une grande fermeté, ainsi que d’un grand sens pratique. Le jeune frère de Nestor, Mikhail Lakoba, était ministre de l’intérieur de la petite république et aussi mon fidèle garde du corps pendant mon séjour en Abkhazie. Mikhail était – encore, était – un jeune abkhazien, modeste et jovial, un homme sans artifices. Je n’ai jamais eu de discussion politique avec les deux frères. Une seule fois, Nestor me dit : « Je ne vois rien de remarquable en lui : ni intelligence ni talent. » Je compris qu’il parlait de Staline, mais ne poursuivis pas la conversation.

Ce printemps-là, la session régulière du comité exécutif central se tint non à Moscou, mais à Tiflis, dans le pays de Staline et d’Enoukidzé. Il courait alors des rumeurs confuses sur un conflit entre Staline et les deux autres membres du triumvirat, Zinoviev et Kamenev. De façon inattendue, un membre du comité exécutif central, Miasnikov et l’adjoint du chef du G.P.U., Mogilevsky, prirent l’avion à Tiflis pour venir me voir à Soukhoum. On se mit à murmurer beaucoup, dans les rangs de la bureaucratie, au sujet d’une possibilité d’alliance entre Trotsky et Staline. En fait, Staline, se préparant à l’éclatement du triumvirat, voulait effrayer Zinoviev et Kamenev qui cédaient facilement à la panique. Cependant l’avion diplomatique prit feu en plein vol, à cause d’une cigarette mal éteinte ou pour quelque autre raison, et les deux passagers périrent, ainsi que le pilote.

Environ deux jours plus tard, un autre avion amena de Tiflis à Soukhoum deux membres du comité central exécutif, mes amis l'ambassadeur soviétique en France Rakovsky et le commissaire du peuple aux services des postes Smirnov. L’opposition était déjà persécutée à l’époque. « Qui vous a donné un avion?», demandai-je avec étonnement. « Enoukidzé ». « Comment a-t-il osé ? » « Apparemment les autorités ne l’ignoraient pas. » Mes hôtes me dirent qu’Enoukidzé était rayonnant, qu’il s’attendait à un compromis prochain avec l’Opposition. Pourtant, ni Rakovsky, ni Smirnov ne venaient en mission politique, Staline, sans s’engager le moins du monde, ne cherchait qu’à semer des illusions chez les « trotskystes » et la panique chez les zinoviévistes. Cependant Enoukidzé, ainsi que Nestor Lakoba, espéraient sincèrement un changement de politique et ils relevaient la tête. Staline ne le leur pardonna jamais. Smirnov a été fusillé lors du procès Zinoviev. Nestor Lakoba a été fusillé sans procès, de toute évidence pour avoir refusé d’avouer de son « plein gré ». Mikhail Lakoba a été fusillé sur le verdict d’un tribunal devant lequel il avait lancé des accusations fantastiques contre son frère, déjà fusillé. On ignore encore ce qui est arrivé à Rakovsky depuis son arrestation.

Pour mieux ligoter Enoukidzé, Staline le fit entrer dans la commission centrale de contrôle, désignée pour veiller sur la moralité du parti. Staline prévoyait-il qu’Enoukidzé lui-même serait accusé de l’enfreindre ? De telles contradictions ne l’ont en tout cas jamais arrêté. Il suffit de dire que le vieux bolchevik Roudzoutak, arrêté sous le coup des mêmes accusations, avait été pendant nombre d’années président de cette commission centrale de contrôle, c’est-à-dire quelque chose comme un grand prêtre veillant sur la moralité du parti des soviets.

Par le système des canaux de communications, j’ai appris, au cours de mes dernières années de vie soviétique, que Staline possédait des archives particulières qu'il collectionnait des documents, des preuves circonstancielles, des rumeurs malveillantes sur tous les hauts fonctionnaires soviétiques sans exception. En 1929, au moment de la rupture ouverte avec les membres de l’aile droite du bureau politique (Boukharine, Rykov et Tomsky), Staline ne réussit à conserver Kalinine et Vorochilov de son côté qu’en les menaçant de révélations infamantes C’est au moins ce que mes amis m’ont écrit à Constantinople.

En novembre 1927, la commission centrale de contrôle, avec la participation de nombreux représentants des commissions de contrôle de Moscou, examina la question de l’exclusion du parti de Zinoviev, Kamenev et moi-même.

Le verdict était décidé d’avance. Enoukidzé siégeait au présidium. Nous n’épargnâmes pas nos juges. Les membres de la commission étaient mal à l’aise sous nos accusations. Le pauvre Abel n’avait plus de figure. C'est alors qu’entra en scène Sakharov, un des staliniens les plus endurcis, véritable gangster, prêt aux besognes les plus sordides. Le discours de Sakharov était plein d’insultes vulgaires. J’exigeai qu’on lui retirât la parole. Mais les membres du présidium, qui ne savaient que trop bien qui dictait ce discours, n’osèrent pas le faire. Je déclarai alors que je n’avais rien à faire dans une telle assemblée, et quittai la pièce. Peu après, Zinoviev et Kamenev, que quelques membres de la commission avaient essayé de retenir, me rejoignirent. Quelques minutes plus tard, Enoukidzé me téléphonait chez moi en me priant de revenir. « Comment pouvez-vous supporter cette racaille dans l’institution suprême du parti ?» – « Léon Davidovitch », m’implorait Abel, « Quelle importance Sakharov a-t-il? » « Plus grande que vous, en tout cas », répliquai-je, « car il fait ce qu’on lui a ordonné de faire alors que vous, vous ne faites que geindre ! » Enoukidzé balbutia quelque chose d’inintelligible, d’où il ressortait qu’il espérait encore un miracle. Moi, je n’espérais pas de miracle. « Vous n’oserez même pas blâmer Sakharov? » Enoukidzé resta silencieux. « N’allez-vous pas dans cinq minutes voter mon exclusion ? » La réponse fut un profond soupir.

Ce fut ma dernière explication avec Abel. Quelques semaines plus tard, j’étais en déportation en Asie centrale, et au bout d’un an, en émigration en Turquie. Enoukidzé continua d’être secrétaire du comité exécutif central. Je dois avouer que je commençai à oublier Enoukidzé. Mais Staline, lui, se souvenait de lui.

Enoukidzé fut révoqué quelques mois après l’assassinat de Kirov, peu après le premier procès Zinoviev-Kamenev où ceux-ci furent condamnés seulement à dix et cinq ans de prison respectivement, pour leur responsabilité « morale » dans cet acte terroriste. On ne peut douter qu’Enoukidzé et des dizaines d’autres bolcheviks ont essayé de protester contre la répression que commençait à subir la Vieille Garde de Lénine. Quelle forme la protestation a-t-elle revêtu? Oh, pas un complot, il s’en faut, Enoukidzé tentait de convaincre Kalinine, téléphonait à des membres du Politburo, peut-être à Staline lui-même. C’était suffisant. En tant que secrétaire du comité exécutif central, une des figures centrales du Kremlin, Enoukidzé était tout à fait intolérable au moment où Staline mettait en place sa gigantesque imposture judiciaire.

Mais Enoukidzé était un personnage trop important encore, jouissait de trop nombreuses sympathies, ressemblait trop peu à un conspirateur ou à un espion – car ces mots avaient encore conservé une ombre de sens dans le vocabulaire du Kremlin – pour qu’on puisse simplement le fusiller sans discussion. Staline décida de procéder par étapes. Le C.E.C. de la fédération transcaucasienne – sur l’ordre secret de Staline adressa au Kremlin une requête demandant qu’Enoukidzé soit « libéré » de ses obligations de secrétaire du C.E.C. de l’U.R.S.S., afin de pouvoir être élu président de l’organisme suprême en Transcaucasie. Satisfaction fut donnée à cette requête au début de mars 1935. Mais Enoukidzé était à peine arrivé à Tiflis que les journaux donnaient la nouvelle de sa nomination comme … responsable des stations balnéaires du Caucase. Cette nomination, comportant un caractère de moquerie – tout à fait dans le style de Staline – ne présageait rien de bon.

Enoukidzé a-t-il réellement administré les stations balnéaires pendant les deux ans et demi qui ont suivi? Il est bien plus probable qu’il était simplement sous surveillance du G.P.U. au Caucase.

Mais Enoukidzé ne capitula pas. Le second procès Zinoviev-Kamenev (août 1936), qui se termina par l’exécution de tous les accusés, aigrit le vieil Abel. Une rumeur se répandit selon laquelle c’était Enoukidzé qui aurait rédigé la presque apocryphe « Lettre d’un Vieux-Bolchevik » publiée à l’étranger. Non, Enoukidzé était incapable d’une telle initiative. Mais Abel était indigné, il grognait, jurait peut-être. C’était très dangereux. Enoukidzé en savait trop. Il fallait agir résolument. Enoukidzé fut arrêté. L’accusation initiale était plutôt obscure : un trop grand train de vie, népotisme, etc. Staline faisait payer à tempérament.

Mais, même alors, Enoukidzé ne capitula pas. Il refusa toute espèce d’« aveu » qui aurait permis de l’inclure dans la liste des accusés du procès Boukharine-Rykov. Un accusé sans aveux volontaires n’est pas un accusé. Enoukidzé a été fusillé sans jugement – comme « traître et ennemi du peuple ». Lénine, qui était capable de prévoir bien des choses, n’avait pas prévu semblable fin pour Abel.

Le destin d’Enoukidzé est d’autant plus frappant qu’il était lui-même un homme qui n’avait pas de traits frappants, plus un type qu’une personnalité. Il est tombé parce qu’il appartenait aux Vieux-Bolcheviks. Dans la vie de sa génération, il y avait eu une période héroïque : les imprimeries clandestines, les escarmouches avec la police tsariste, les arrestations, les déportations. 1905 avait été fondamentalement l’apogée de l’orbite de ces « Vieux Bolcheviks » qui, dans leurs idées, n’avaient pas dépassé la république démocratique. Ces hommes, déjà usés par la vie et fatigués, ne se sont en majorité adaptés à la révolution d’Octobre qu’à contrecœur. En revanche, c’est avec plus d’assurance qu’ils commencèrent à prendre des places dans l’appareil soviétique. Après la victoire militaire, il leur semblait qu’ils avaient devant eux une existence paisible et sans souci. Mais l’histoire a déçu Abel Enoukidzé. Les plus importantes difficultés l’attendaient encore. Pour assurer à des millions de fonctionnaires, grands ou petits, leur beefsteack, leur bouteille de vin et autres bonnes choses, il se trouvait qu’il fallait un régime totalitaire, Il est peu probable qu’Enoukidzé – qui n’était pas le moins du monde un théoricien – ait déduit que l’autocratie de Staline découlait de l'appétit de confort de la bureaucratie.

Il fut simplement l’un des instruments de Staline dans la consolidation de la nouvelle caste privilégiée. La « dépravation » dont il fut accusé personnellement constituait en réalité un élément organique de la politique officielle. Ce n’est pas pour cette raison qu’Enoukidzé a péri, mais parce qu’il n’a pas su aller jusqu’au bout. Pendant longtemps, il a supporté, s’est incliné et adapté. Mais il en est arrivé à une limite qu’il ne pouvait pas dépasser. Enoukidzé n’a ni comploté ni préparé des actes terroristes. Il a simplement relevé sa tête grise dans la terreur et le désespoir. Peut-être a-t-il rappelé la vieille prévision de Kamenev : Staline nous enverra tous dans le fossé. Il a probablement rappelé l’avertissement de Lénine : Staline est déloyal et abuse du pouvoir. Enoukidzé a tenté d’arrêter le bras qui s’abattait sur la tête des Vieux-Bolcheviks. C’était suffisant. Le chef du G.P.U. a reçu l’ordre d’arrêter Enoukidzé. Mais Iagoda lui-même, ce carriériste cynique, qui avait préparé le procès Zinoviev, a reculé devant cette mission. Iagoda a alors été remplacé par l’inconnu Ejov que rien ne reliait au passé. C’est sans difficulté qu’Ejov a placé face aux Mausers tous ceux que Staline lui désignait du doigt. Enoukidzé fut l’un des derniers. Avec lui a disparu de la scène la vieille génération des bolcheviks – lui au moins, sans s’être humilié lui-même.

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