Léon
Trotsky : Derrière les Murs du Kremlin
(8
janvier 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, p. 41-57, avec des annotations]
Même
pour ceux qui connaissent bien les protagonistes et la situation, les
récents événements du Kremlin sont incompréhensibles. Je l’ai
ressenti particulièrement nettement lorsque est arrivée la nouvelle
de l’exécution d'Enoukidzé, le vieux secrétaire permanent du
comité central exécutif des soviets.
Enoukidzé n’était pas un personnage important. Les affirmations
de quelques
journaux
selon lesquelles il était un « ami de Lénine » et
faisait
partie du « groupe restreint qui dirigeait la Russie » sont
inexactes.
Lénine avait avec Enoukidzé de bonnes relations, mais
pas
meilleures qu’avec des dizaines d’autres. Enoukidzé était
un
personnage politique de second plan, sans ambitions personnelles,
avec
une disposition permanente à s’adapter à la situation
;
c’est précisément pourquoi il semblait moins que tout autre
candidat
à l’exécution. Les calomnies de la presse soviétique
contre
Enoukidzé
ont
commencé
de façon tout à fait inattendue
peu après le
procès de Zinoviev et Kamenev. On l'accusait
d’être
dépravé et
d’entretenir
des rapports avec des « ennemis du peuple ». Que signifie «
rapports avec des ennemis du
peuple
» ? Il est très vraisemblable qu’Enoukidzé, qui était un homme
généreux,
a essayé d’aider les familles des bolcheviks exécutés.
La
« dépravation » signifie un goût pour le confort personnel, un
niveau de vie trop élevé, les femmes, etc. Il y a sans doute
là-dedans une part de vérité. Néanmoins les choses sont allées
loin, très loin, au Kremlin, si on en est venu à fusiller
Enoukidzé. C’est pourquoi il me semble que le simple rappel de la
vie de cet homme permettra au lecteur étranger de mieux comprendre
ce qui se passe derrière les murs du Kremlin.
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★
★
Abel
Enoukidzé était comme Staline un Géorgien, de Tiflis. L’Abel de
la Bible était plus jeune que Caïn. Enoukidzé, au contraire, avait
deux ans de plus que Staline. A l’époque de son exécution, il
avait à peu près soixante ans. Dès sa jeunesse, il était parmi
les bolcheviks qui avaient constitué une fraction dans le parti
social-démocrate uni à côté des mencheviks. Dans les premières
années du siècle, il y avait dans le Caucase une remarquable
imprimerie clandestine qui joua un rôle non négligeable dans la
préparation de la première révolution (1905). Les deux frères
Enoukidzé, Abel « le roux » et Simon « le brun », travaillaient
activement dans cette imprimerie. L’entreprise était financée par
Léonide Krassine, qui devait devenir un administrateur et un
diplomate soviétique renommé. A cette époque, ce jeune ingénieur
talentueux, avec la coopération du jeune écrivain Maxime Gorky,
savait trouver pour la révolution de l’argent auprès de
millionnaires libéraux comme Savva Morozov.
Depuis,
Krassine
avait conservé des relations amicales avec Enoukidzé
;
ils s’appelaient par
leurs
surnoms. C’est dans la l
’ouche de Krassine que j’ai entendu pour la première fois le nom
biblique d’
«
Abel
».
Dans
la
période difficile entre
la
première et la
seconde
révolution,
Enoukidzé,
comme la
majeure
partie des dénommés « vieux
bolcheviks
», s’éloigna du parti. Je ne sais si ce fut pour longtemps.
Pendant
quelques années, Krassine réussit à devenir un
industriel
éminent. Enoukidzé n’amassa pas de capital. Au début
de
la guerre, il fut de nouveau envoyé en exil, et, de là, fut en
1916, envoyé
au service militaire comme tous les hommes de quarante
ans.
La révolution le
ramena
à Saint-Pétersbourg. Je le rencontrai
pour
la première fois pendant l’été 1917 dans la élection
des
soldats du soviet de Saint-Pétersbourg. La révolution avait
transporté
bien
des vieux bolcheviks ; mais ils restaient perplexes et
hostiles
face au programme de Lénine de prise du pouvoir. Enoukidzé
ne
faisait pas exception, mais il était plus prudent que les
autres
et se tenait dans l’expectative. Ce n’était pas un orateur,
mais
il connaissait bien le russe, et, s’il le fallait, pouvait faire
un
discours avec moins d’accent que la majorité des Géorgiens,
Staline compris. Sur le plan personnel il faisait agréablement
impression du fait de la douceur de son caractère, de
son
manque de prétentions personnelles, de son tact. Il faut ajouter
une
timidité extrême :
à
la moindre occasion, le visage criblé
de
tâches de rousseur d’Abel devenait cramoisi.
Que
fit Enoukidzé dans les jours de l’insurrection d'Octobre ? Je ne
sais pas. Il
est possible
qu’il ait attendu. En tout cas, il n'était
pas
de l’autre côté de la barricade comme MM. Troianovsky, Maisky,
Souritz – aujourd’hui ambassadeurs – et des centaines d’autres
hauts fonctionnaires. Après l’établissement du régime
soviétique,
Enoukidzé entra tout de suite dans le présidium
du
comité exécutif central et en devint le secrétaire. Il est très
probable
que ce fut à l’initiative du premier président du C.E.C.,
Sverdlov,
lequel, en dépit de sa jeunesse, connaissait les hommes et savait
mettre chacun à sa véritable place.
Sverdlov
lui-même essaya de donner au présidium une importance politique, et
cela provoqua même quelques frictions avec le conseil des
commissaires du peuple, en partie avec le bureau politique. Après la
mort de Sverdlov, au début de 1919, N. I. Kalinine fut élu à la
présidence – sur ma proposition ; il s’y est maintenu jusqu’à
présent, ce qui n’est pas un mince exploit. Pendant toute cette
période, le secrétariat continua à être assuré par Enoukidzé.
Ces
deux personnages, Mikhail Ivanovitch et Abel Safronovitch,
incarnaient l’institution soviétique suprême aux yeux de la
population. Superficiellement, on avait l’impression qu'Enoukidzé
détenait entre ses mains une grande partie du pouvoir. Mais ce
n’était qu’une illusion d’optique. Le travail législatif et
administratif fondamental était fait par le conseil des commissaires
du peuple, sous la direction de Lénine. Les questions de principe,
les désaccords et les conflits étaient réglés dans le bureau
politique qui jouait depuis le début le rôle d’un
super-gouvernement. Pendant les trois premières années, quand
toutes les forces se tendaient sur la guerre civile, un pouvoir
énorme se trouva concentré par la force des choses dans les mains
de l’autorité militaire. Le présidium du comité exécutif
central tenait dans ce système une place qui n’était pas
nettement définie, mais qui n’était en tout cas pas autonome. Il
serait pourtant faux de lui dénier toute importance. Personne, à
cette époque, ne craignait ni de se plaindre, ni de critiquer, ni de
revendiquer. Ces trois fonctions importantes, revendication,
critique, plainte, passaient essentiellement par le comité exécutif
central.
Au
cours des discussions au bureau politique, Lénine se tournait
souvent vers Kalinine et disait avec une amicale ironie : « Alors,
qu’en pense le chef de l’État ? » Kalinine mit du temps à se
reconnaître sous ce pseudonyme excessif. Ancien paysan de Tver, puis
ouvrier de Saint-Pétersbourg, il occupait ce poste élevé inattendu
avec assez de modestie et en tout cas avec prudence. Ce n’est que
peu à peu que la presse soviétique bâtit son nom et son autorité
aux yeux du pays. Il est vrai que, pendant longtemps, la couche
dirigeante ne prit pas Kalinine au sérieux, et que,
même
maintenant, elle ne
le
prend fondamentalement pas au
sérieux.
Mais
les masses paysannes s’étaient peu
à
peu faites à l'idée
qu’il
fallait « solliciter » par l’intermédiaire de Mikhail
Ivanovitch.
Et,
de plus, cela ne se limitait pas aux paysans. D'anciens
amiraux
tsaristes, des sénateurs, des professeurs, des docteurs,
des
juristes, des artistes et,
non moins
nombreuses, des actrices,
étaient
reçus par le «
chef
de l’État ». Tous avaient quelque
requête
à présenter : au sujet de leurs fils et de leurs biles,
des
maisons réquisitionnées, du chauffage des musées, des instruments
chirurgicaux,
voire de la possibilité de commander à l’étranger
les
cosmétiques indispensables pour la scène. Pour les paysans,
Kalinine
trouvait sans difficulté le langage qu’il fallait. Avec
l’intelligentsia
bourgeoise, il était intimidé, les premières années.
C’est
alors que l’aide d’Enoukidzé (mieux éduqué et plus mondain)
lui
était particulièrement nécessaire. En outre, Kalinine
était
souvent en voyage ; aussi, à Moscou, lors des audiences,
était-il
remplacé par le secrétaire. Ensemble, ils travaillaient en
bonne
intelligence. Tous deux étaient opportunistes de caractère ; ils
cherchaient tous deux toujours la ligne de moindre résistance
et
s’accommodaient bien l’un de l’autre.
De
par ses hautes fonctions, Kalinine fut intégré au comité central
du
parti et devint même suppléant au bureau politique. Le
large champ
de ses conversations et entretiens divers lui permettait
d’apporter
dans les réunions beaucoup d’informations précieuses
sur
la vie quotidienne. Il est vrai que ses propositions étaient
rarement retenues.
Mais ses remarques étaient écoutées non
sans attention et,
d’une façon ou d’une autre, prises en considération.
Enoukidzé
n’est jamais entré au comité central ; pas
plus, par
exemple, que Krassine. Ces « vieux bolcheviks » qui
avaient
rompu avec le parti pendant la période de réaction étaient,
au
cours de ces années, admis à des postes dans les soviets,
mais
pas dans le parti. En outre, comme on l’a déjà dit, Enoukidzé
n’a jamais eu de prétentions politiques. Il faisait confiance,
les
yeux fermés, à la direction du parti. Il était profondément
dévoué
à Lénine, avec une nuance d’adoration et –
il
faut
l’indiquer pour comprendre ce qui suit – il m’était très
attaché.
Dans
les rares cas où Lénine et moi eûmes des divergences
politiques,
Enoukidzé souffrit profondément. Je puis dire,
en
passant, qu’il en fut de même pour beaucoup d’autres.
Sans
jouer un
grand rôle politique, Enoukidzé occupait néanmoins
une
place importante, sinon dans la vie du pays, du moins
dans celle
des sphères dirigeantes. Le
fait
est que se trouvait
concentrée
entre ses mains toute l’intendance du comité exécutif central :
les produits de la coopérative du Kremlin ne pouvaient être livrés
qu’avec son autorisation. L’importance de ce fait ne m’apparut
que plus tard, et, de plus, grâce à des indices indirects. J’avais
passé trois années au front. Pendant ce temps, un nouveau mode de
vie avait commencé à s’instaurer progressivement dans la
bureaucratie soviétique. Il n’est pas vrai qu’à cette époque,
on nageait dans le luxe au Kremlin comme l’affirmait la presse des
Blancs. On vivait en fait très modestement. Cependant, différences
et privilèges avaient fait leur apparition et s’accumulaient
automatiquement. Enoukidzé, de par ses fonctions, pour ainsi dire,
se trouvait au centre de ce processus. Parmi bien d’autres,
Ordjonikidzé, qui était alors dans le Caucase le personnage
principal, veillait à ce qu'Enoukidzé ait dans sa coopérative la
quantité nécessaire des produits de la terre.
Quand
Ordjonikidzé partit pour Moscou, cette obligation retomba sur
Orechelachvili, que tout le monde considérait comme la créature de
Staline. Boudou Mdivani, président des commissaires du peuple de
Géorgie, envoyait au Kremlin du vin de Kachkhétie. Nestor Lakoba
envoyait d’Abkhazie des caisses de mandarines. Tous les trois,
Orechelachvili, Mdivani et Lakoba, disons-le au passage, sont
aujourd’hui sur la liste des exécutés. En 1919, j’appris par
hasard qu’Enoukidzé avait du vin dans ses magasins, et j’en
proposai l’interdiction. « Ce serait trop sévère » me dit
Lénine en plaisantant. J’essayai d’insister : « Si la rumeur
atteint le front qu’au Kremlin, on fait la fête, je redoute de
fâcheuses conséquences. » Le tiers dans cette conversation était
Staline, et il protesta : « Comment nous, Caucasiens, pouvons-nous
nous passer de vin ? » Lénine le rejoignit : « Vous voyez ! Vous,
vous pouvez vous passer de vin, mais ce serait une offense
pour
les Géorgiens. » Je
répliquai
: « Il
n’y a
rien à faire si
ici, chez
nous, les habitudes se sont adoucies. » Je crois que ce petit
dialogue,
sur le
ton
du badinage, caractérise, malgré tout, les
mœurs
de l’époque : on considérait une bouteille de vin comme
un
luxe.
La
même année, en
1920,
peut-être
au
début de 1921, Kamenev,
qui
était marié à ma sœur, m’invita par téléphone à venir
chez
lui alors que je faisais un bref séjour à Moscou. J’allai chez
lui
dans le fameux «
corridor
blanc ». Un des vieux serviteurs
du
Kremlin, avec un geste particulier de déférence et de
familiarité
qui me mit aussitôt sur mes gardes, m’ouvrit la porte
de
l’appartement de Kamenev. Plusieurs dignitaires du Kremlin
étaient
assis avec leurs femmes autour d’une grande table.
Sur
la table, il y avait des bouteilles et des zakouski
qui provenaient bien entendu de la coopérative d’Enoukidzé. La
physionomie de tout cela était du niveau de la petite bourgeoisie,
au
mieux
moyenne bourgeoisie. Mais cette atmosphère de prospérité me
heurta. Sans saluer personne, je fis demi-tour, refermai
la
porte et revins chez moi. Le serviteur, cette fois, me montra un
visage sévère et un peu effrayé. C’est de ce jour que nos
rapports
avec Kamenev, qui avaient été excellents dans la
période
qui avait suivi l’insurrection, commencèrent à se détériorer.
Pour
me justifier, je dirai que je n’étais inspiré par aucun
puritanisme ridicule, mais seulement par une réaction immédiate
:
les affaires de la guerre civile me possédaient complètement
et
sans partage.
Avec
l’introduction de ce
qu’on appela
la « nouvelle politique
économique
» (Nep),
les
mœurs de la
couche
dirigeante commencèrent
à
se modifier de plus en plus vite. Une minorité continuait
à
vivre à un niveau qui n’était pas meilleur que celui des
années
d’émigration et n’y accordait aucune attention. Quand Enoukidzé
proposait à Lénine quelque amélioration dans sa
vie
personnelle, ce dernier se dérobait en disant :
«
Non, on est
mieux
dans ses vieilles pantoufles. » De différentes régions du pays,
on
lui envoyait toutes sortes de produits locaux, décorés depuis peu
des armes soviétiques «
On
m’a encore envoyé des fanfreluches », disait Lénine, «
il
nous faudrait l’interdire ».
Finalement,
on
envoyait les « fanfreluches »
à
l’hôpital des enfants
ou
au musée… Ma famille ne changea pas sa façon de vivre
habituelle
dans l’aile Cavalier du Kremlin. Boukharine restait
au
fond un vieil
étudiant.
Zinoviev vivait modestement à Leningrad.
Kamenev,
au contraire, s’adapta très vite à ce nouveau
mode
de vie
;
en lui, un sybarite
avait toujours cohabité
avec le révolutionnaire. Lounatcharsky, le commissaire à
l’éducation publique, fut entraîné plus rapidement encore dans
le courant. Je ne suis pas enclin à croire que Staline ait beaucoup
modifié ses conditions de vie après Octobre. Mais, à cette époque,
il n’entrait qu’à peine dans mon horizon. Bien d’autres ne
faisaient que peu attention à lui. Ce n’est que plus tard, quand
il eut occupé la première place, qu’on me raconta, qu’outre la
bouteille de vin, il aimait égorger un mouton dans sa villa ou tirer
les corbeaux par sa fenêtre. Je ne puis certifier la véracité de
l’anecdote. En tout cas, dans les arrangements de sa vie
personnelle à cette époque, Staline dépendait dans une large
mesure d’Enoukidzé, lequel traitait son compatriote, non seulement
sans « adoration », mais aussi sans sympathie, essentiellement à
cause de sa brutalité et de ses caprices, c’est-à-dire de ces
traits que Lénine avait jugé nécessaire de mentionner dans son «
Testament ». Le personnel subalterne du Kremlin, qui appréciait
particulièrement Enoukidzé pour sa simplicité, son caractère
affable et son équité, manifestait au contraire une attitude
d’extrême hostilité à l’égard de Staline.
Ma
femme, qui administra les musées et les monuments historiques du
pays pendant dix ans, se souvient de deux épisodes au cours desquels
Enoukidzé et Staline manifestèrent des traits bien
caractéristiques. Au Kremlin, comme à Moscou et dans l’ensemble
du pays, se déroulait une incessante bataille pour les appartements.
Staline voulait changer le sien, trop bruyant, pour un autre, plus
tranquille. L’agent de la Tchéka Belenky
recommanda
quelques salles de réception du palais du Kremlin. Ma femme s’y
opposa : on gardait le Palais comme musée. Lénine lui écrivit une
longue lettre de remontrance : on pouvait retirer l’ameublement du
« musée » de quelques pièces du palais ; on pouvait prendre des
mesures particulières de protection ; Staline avait besoin d’un
appartement où il pourrait dormir tranquille ; dans son appartement
du moment, on pouvait mettre des jeunes capables de dormir même sous
un bombardement d’artillerie, etc. Mais la gardienne du musée ne
s’inclina pas devant ces arguments. Enoukidzé se rangea à son
côté. Lénine désigna une commission pour vérifier. La commission
reconnut
que
le Palais n’était pas un endroit pour habiter. Finalement,
l’affable
et accommodant Sérébriakov donna à Staline son
propre
appartement. Staline le fit fusiller dix-sept ans plus tard.
Nous
vivions au Kremlin entassés les uns sur les autres. La majorité
travaillait
hors des murs. Les réunions se terminaient à toute
heure
du jour et de la nuit et le bruit des autos nous empêchait de
dormir. Finalement, par la médiation du présidium du
comité
exécutif central, c’est-à-dire d’Enoukidzé, une règle fut
établie
: après onze heures du soir, les automobiles devaient s'arrêter
sous
les arches, là où commençaient les appartements d’habitation ;
de cet endroit, MM. les dignitaires devaient continuer
à
pied. La règle fut énoncée avec l’accord de tous. Mais une
auto
continuait à troubler notre paix. Eveillé à trois heures du
matin,
j’attendis à la fenêtre le retour de la voiture et interrogeai
le
chauffeur : « Ne connaissez-vous pas la règle ? » «
Je
la
connais, camarade Trotsky », me répondit le chauffeur, mais que
pouvais-je faire ? Quand nous sommes arrivés aux arches,
le
camarade Staline m’a ordonné de continuer ». Il fallut
l’intervention d’Enoukidzé pour obliger Staline à respecter le
sommeil des autres. Nous pensons que Staline ne lui a jamais pardonné
ce
petit affront.
Un
changement très brusque dans les conditions de vie de la
bureaucratie
apparut
après l’ultime maladie de Lénine et le début de
la
campagne
contre le « trotskysme ». Dans toutes les grandes luttes
politiques, on
peut en dernière analyse découvrir la question
du
beefsteack. A
la
perspective de la « révolution permanente
»,
la bureaucratie opposait celle du bien-être personnel
et
du confort. Des banquets secrets se tenaient dans les murs
et
hors des murs du Kremlin. Leur but politique était de rassembler les
rangs de la « Vieille Garde » contre moi. C’est à cette
époque,
en 1924, que Staline, Dzerjinsky et Kamenev bavardaient de façon
intime autour d’une bouteille de vin à Zubalov, dans une villa. A
la question de savoir ce que chacun préférait dans la vie, Staline,
légèrement émoustillé, répondit avec
une
franchise inhabituelle : « Choisir ma victime, tout préparer,
me
venger sans pitié et aller me coucher. » Kamenev répéta
plus
d’une fois cette conversation après sa rupture avec
Staline.
Kamenev s’attendait au pire de la part de son ancien allié, et
malgré tout, il ne sut pas prévoir la terrible vengeance que
Staline lui réservait après une longue préparation. Quant à
savoir si Staline a bien dormi la nuit qui suivit l’assassinat de
Kamenev, Zinoviev et les autres, je n’en sais rien.
Les
arrangements pour les banquets de la « Vieille Garde » reposaient
en grande partie sur Enoukidzé. Ils ne se bornaient plus désormais
au modeste vin de Kachkhétie. C’est pendant cette période que
commença, à proprement parler, la « dépravation » qui devait
être imputée à un crime à Enoukidzé des années plus tard. Il
est probable qu’Abel lui-même ne fut jamais invité aux banquets
intimes où l’on noua les nœuds du complot et où on les serra. A
vrai dire, il ne cherchait pas à y participer, bien que, de façon
générale, il n’eût rien contre les banquets. La lutte qui venait
de commencer contre moi ne lui plaisait pas, et il le manifestait de
toutes les façons possibles.
Enoukidzé
vivait, comme nous, dans l’aile Cavalier. Vieux célibataire, il
occupait un petit appartement qui avait été autrefois le logement
d’un fonctionnaire de deuxième classe. Il passait, courbé,
vieillissant, l’air coupable. Contrairement aux autres, il nous
saluait, ma femme, moi, nos garçons, avec une affabilité redoublée.
Mais, politiquement, Enoukidzé suivait la ligne de moindre
résistance. Il s’alignait sur Kalinine. Et le « chef de l’État
» commençait à comprendre que la force n’était plus maintenant
dans les masses, mais dans la bureaucratie, et que la bureaucratie
était contre « la révolution permanente », pour les banquets,
pour une « vie heureuse », pour Staline. Kalinine lui-même en
arriva à cette époque à devenir un autre homme. Non qu’il
réussit à développer de façon appréciable ses connaissances ou à
approfondir ses conceptions politiques ; mais il avait acquis la
routine de « l’homme d’État », élaboré le style particulier
d’un nigaud astucieux ; il ne perdait plus contenance devant les
professeurs, les artistes et surtout les actrices. Sachant très peu
les dessous de la vie du Kremlin, je ne fus informé qu’avec
beaucoup de retard du nouveau genre de vie de Kalinine, et, de plus,
par une source tout à fait inattendue. Dans une des revues
satiriques soviétiques parut en 1925 un dessin qui montrait –
c’est difficile à croire ! – le chef de l’État dans une
situation très compromettante. La ressemblance ne laissait pas de
place au doute. En outre, dans le texte, très
risqué,
Kalinine était désigné par ses initiales « N. I. ». Je ne
pouvais en croire mes yeux. « Qu’est-ce que c’est que ça ? »,
demandai-je à plusieurs de mes proches,
entre
autres Sérébriakov.
«
C’est Staline qui donne un dernier
avertissement
à Kalinine, »«
Mais
pour quelle raison ? » Sûrement
pas
parce qu’il veut surveiller sa moralité. Kalinine doit
résister
sur un point. » En réalité, Kalinine, qui ne connaissait
que
trop bien Staline, ne voulut pas, pendant très longtemps, le
reconnaître
comme chef. En d’autres termes, il se refusait à lier
son
avenir à lui. « Ce cheval-là », disait-il dans un petit cercle,
«
mènera un jour ou l’autre la voiture dans le fossé ». Ce n’est
que
petit à petit, en murmurant et en résistant, qu’il se tourna
contre
moi, puis contre Zinoviev, puis, finalement, après une
résistance
plus grande encore, contre Rykov, Boukharine et Tomsky
auxquels il avait été étroitement lié par ses tendances à la
modération.
Enoukidzé suivit la même évolution que Kalinine, feulement plus
dans l’ombre, et certainement avec plus de tourments
intérieurs.
De
par son caractère, dont le trait dominant était de s'adapter
mollement
à tout, Enoukidzé ne pouvait éviter de se retrouver dans le camp
de Thermidor. Mais ce n’était pas un carriériste
et
encore moins un gredin. Il lui était difficile de se détacher des
vieilles traditions et plus encore de se détourner des gens
qu’il
avait été habitué à respecter. Non seulement Enoukidzé
ne
manifesta aucun enthousiasme agressif, mais au contraire, il se
plaignit, grogna, résista. Staline ne le savait que trop
bien,
et il mit en garde Enoukidzé plus d’une fois. Je l’ai su, pour
ainsi
dire, de première main. Il y a dix ans, le système de la
dénonciation
avait
certes déjà empoisonné non seulement la vie politique,
mais
aussi les relations personnelles : il restait cependant
bien
des cas où persistaient des confidences mutuelles. Enoukidzé était
un ami de Sérébriakov, à l’époque militant important
de
l’Opposition de gauche, et il lui ouvrait fréquemment
son
cœur, « Et que veut-il de plus? » se plaignait Enoukidzé : « Je
fais tout ce qu’il exige de moi, mais ça ne lui suffit pas. Il
faut encore que je le prenne pour un génie. » Il est bien possible
que, dès cette époque, Staline l’avait déjà placé sur la liste
de ceux dont il lui faudrait se venger. Mais, la liste étant très
longue, Abel dut attendre son tour pendant plusieurs années.
Au
printemps de 1925, ma femme et moi étions à Soukhoum, dans la
Caucase, sous la protection de Nestor Lakoba, le chef incontesté de
la république d’Abkhazie. C’était – car pour tous, il faut
dire, était
–
un homme tout petit et, de plus, presque sourd. Malgré l’appareil
spécial qu’il portait, il n'était pas facile de s’entretenir
avec lui. Mais Nestor connaissait son Abkhazie et, l’Abkhazie
connaissait Nestor, héros de la guerre civile, homme d’un grand
courage et d’une grande fermeté, ainsi que d’un grand sens
pratique. Le jeune frère de Nestor, Mikhail Lakoba, était ministre
de l’intérieur de la petite république et aussi mon fidèle garde
du corps pendant mon séjour en Abkhazie. Mikhail était – encore,
était
– un jeune abkhazien, modeste et jovial, un homme sans artifices.
Je n’ai jamais eu de discussion politique avec les deux frères.
Une seule fois, Nestor me dit : « Je ne vois rien de remarquable en
lui
:
ni intelligence ni talent. » Je compris qu’il parlait de Staline,
mais ne poursuivis pas la conversation.
Ce
printemps-là, la session régulière du comité exécutif central se
tint non à Moscou, mais à Tiflis, dans le pays de Staline et
d’Enoukidzé. Il courait alors des rumeurs confuses sur un conflit
entre Staline et les deux autres membres du triumvirat, Zinoviev et
Kamenev. De façon inattendue, un membre du comité exécutif
central, Miasnikov et l’adjoint du chef du G.P.U., Mogilevsky,
prirent l’avion à Tiflis pour venir me voir à Soukhoum. On se mit
à murmurer beaucoup, dans les rangs de la bureaucratie, au sujet
d’une possibilité d’alliance entre Trotsky et Staline. En fait,
Staline, se préparant à l’éclatement du triumvirat, voulait
effrayer Zinoviev et Kamenev qui cédaient facilement à la panique.
Cependant l’avion diplomatique prit feu en plein vol, à cause
d’une cigarette mal éteinte ou pour quelque autre
raison,
et les deux passagers périrent, ainsi que le pilote.
Environ
deux
jours plus tard, un autre avion amena de Tiflis à Soukhoum
deux
membres du comité central exécutif, mes amis l'ambassadeur
soviétique en France Rakovsky et le commissaire
du
peuple aux services des postes Smirnov. L’opposition était
déjà
persécutée à l’époque. « Qui vous a donné un avion?»,
demandai-je avec étonnement. « Enoukidzé ». «
Comment
a-t-il osé ? » « Apparemment les autorités ne l’ignoraient pas.
» Mes hôtes me dirent qu’Enoukidzé était rayonnant, qu’il
s’attendait
à un compromis prochain avec l’Opposition. Pourtant, ni Rakovsky,
ni Smirnov ne venaient en mission politique, Staline, sans s’engager
le moins du monde, ne cherchait qu’à semer des illusions chez les
« trotskystes » et la panique chez les zinoviévistes. Cependant
Enoukidzé, ainsi que Nestor Lakoba, espéraient sincèrement un
changement de politique
et
ils relevaient la tête. Staline ne le leur pardonna jamais. Smirnov
a été fusillé lors du procès Zinoviev. Nestor Lakoba a été
fusillé
sans procès, de toute évidence pour avoir refusé d’avouer de son
« plein gré ». Mikhail Lakoba a été fusillé sur le verdict d’un
tribunal devant lequel il avait lancé des accusations fantastiques
contre son frère, déjà fusillé. On ignore encore ce qui
est
arrivé à Rakovsky depuis son arrestation.
Pour
mieux ligoter Enoukidzé, Staline le fit entrer dans la commission
centrale de contrôle, désignée pour veiller sur la moralité du
parti. Staline prévoyait-il qu’Enoukidzé lui-même serait
accusé
de l’enfreindre ? De telles contradictions ne l’ont en tout
cas
jamais arrêté. Il suffit de dire que le vieux bolchevik Roudzoutak,
arrêté sous le coup des mêmes accusations, avait été
pendant
nombre d’années président de cette commission centrale de
contrôle, c’est-à-dire quelque chose comme un grand prêtre
veillant sur la moralité du parti des soviets.
Par
le système des canaux de communications, j’ai appris, au cours de
mes dernières années de vie soviétique, que Staline possédait des
archives particulières qu'il collectionnait des documents, des
preuves circonstancielles, des rumeurs malveillantes sur tous les
hauts fonctionnaires soviétiques sans exception. En 1929, au moment
de la rupture ouverte avec les membres de l’aile droite du bureau
politique (Boukharine, Rykov et Tomsky), Staline ne réussit à
conserver Kalinine et Vorochilov de son côté qu’en les menaçant
de révélations infamantes C’est au moins ce que mes amis m’ont
écrit à Constantinople.
En
novembre 1927, la commission centrale de contrôle, avec la
participation de nombreux représentants des commissions de contrôle
de Moscou, examina la question de l’exclusion du parti de Zinoviev,
Kamenev et moi-même.
Le
verdict était décidé d’avance. Enoukidzé siégeait au
présidium. Nous n’épargnâmes pas nos juges. Les membres de la
commission étaient mal à l’aise sous nos accusations. Le pauvre
Abel n’avait plus de figure. C'est alors qu’entra en scène
Sakharov, un des staliniens les plus endurcis, véritable gangster,
prêt aux besognes les plus sordides. Le discours de Sakharov était
plein d’insultes vulgaires. J’exigeai qu’on lui retirât la
parole. Mais les membres du présidium, qui ne savaient que trop bien
qui dictait ce discours, n’osèrent pas le faire. Je déclarai
alors que je n’avais rien à faire dans une telle assemblée, et
quittai la pièce. Peu après, Zinoviev et Kamenev, que quelques
membres de la commission avaient essayé de retenir, me rejoignirent.
Quelques minutes plus tard, Enoukidzé me téléphonait chez moi en
me priant de revenir. « Comment pouvez-vous supporter cette racaille
dans l’institution suprême du parti ?» – « Léon Davidovitch
», m’implorait Abel, « Quelle importance Sakharov a-t-il? » –
«
Plus grande que vous, en tout cas », répliquai-je, « car il fait
ce qu’on lui a ordonné de faire alors que vous, vous ne faites que
geindre ! » Enoukidzé balbutia quelque chose d’inintelligible,
d’où il ressortait qu’il espérait encore un miracle. Moi, je
n’espérais pas de miracle. « Vous n’oserez même pas blâmer
Sakharov? » Enoukidzé resta silencieux. « N’allez-vous pas dans
cinq minutes voter mon exclusion ? » La réponse
fut
un profond soupir.
Ce
fut ma dernière explication avec
Abel.
Quelques semaines plus tard, j’étais en
déportation
en
Asie centrale,
et au bout d’un an, en émigration en Turquie. Enoukidzé
continua
d’être secrétaire du comité exécutif central. Je
dois
avouer que je commençai à oublier Enoukidzé. Mais Staline,
lui,
se souvenait de lui.
Enoukidzé
fut révoqué quelques mois après l’assassinat de Kirov,
peu
après le premier procès Zinoviev-Kamenev où ceux-ci
furent
condamnés seulement à dix et cinq ans de prison respectivement,
pour
leur responsabilité « morale » dans cet acte terroriste.
On
ne peut douter qu’Enoukidzé et des dizaines d’autres
bolcheviks
ont essayé de protester contre la répression que
commençait
à subir la Vieille Garde de Lénine. Quelle forme la
protestation
a-t-elle revêtu? Oh, pas un complot, il s’en faut, Enoukidzé
tentait de convaincre Kalinine, téléphonait à des membres
du
Politburo, peut-être à Staline lui-même. C’était suffisant.
En
tant que secrétaire du comité exécutif central, une des
figures
centrales du Kremlin, Enoukidzé était tout à fait intolérable au
moment où Staline mettait en place sa gigantesque imposture
judiciaire.
Mais
Enoukidzé était un personnage trop important encore, jouissait de
trop nombreuses sympathies, ressemblait trop peu à un
conspirateur
ou à un espion – car ces mots avaient encore conservé
une
ombre de sens dans le vocabulaire du Kremlin – pour
qu’on
puisse simplement le fusiller sans discussion. Staline décida
de
procéder par étapes. Le C.E.C. de la fédération transcaucasienne
– sur
l’ordre secret de Staline –
adressa
au Kremlin
une
requête demandant qu’Enoukidzé soit « libéré » de ses
obligations
de secrétaire du C.E.C. de l’U.R.S.S., afin de pouvoir
être
élu président de l’organisme suprême en Transcaucasie.
Satisfaction
fut donnée à cette requête au début de mars 1935.
Mais
Enoukidzé était à peine arrivé à Tiflis que les journaux
donnaient
la nouvelle de sa nomination comme … responsable
des
stations balnéaires du Caucase. Cette nomination,
comportant
un caractère de moquerie – tout à fait dans le style de Staline –
ne présageait rien de bon.
Enoukidzé
a-t-il réellement administré les stations balnéaires pendant les
deux ans et demi qui ont suivi? Il est bien plus probable qu’il
était simplement sous surveillance du G.P.U. au Caucase.
Mais
Enoukidzé ne capitula pas. Le second procès Zinoviev-Kamenev (août
1936), qui se termina par l’exécution de tous les accusés, aigrit
le vieil Abel. Une rumeur se répandit selon laquelle c’était
Enoukidzé qui aurait rédigé la presque apocryphe « Lettre d’un
Vieux-Bolchevik » publiée à l’étranger. Non, Enoukidzé était
incapable d’une telle initiative. Mais Abel était indigné, il
grognait, jurait peut-être. C’était très dangereux. Enoukidzé
en savait trop. Il fallait agir résolument. Enoukidzé fut arrêté.
L’accusation initiale était plutôt obscure : un trop grand train
de vie, népotisme, etc. Staline faisait payer à tempérament.
Mais,
même alors, Enoukidzé ne capitula pas. Il refusa toute espèce d’«
aveu » qui aurait permis de l’inclure dans la liste des accusés
du procès Boukharine-Rykov. Un accusé sans aveux volontaires n’est
pas un accusé. Enoukidzé a été fusillé sans jugement – comme «
traître et ennemi du peuple ». Lénine, qui était capable de
prévoir bien des choses, n’avait pas prévu semblable fin pour
Abel.
Le
destin d’Enoukidzé est d’autant plus frappant qu’il était
lui-même un homme qui n’avait pas de traits frappants, plus un
type qu’une personnalité. Il est tombé parce qu’il appartenait
aux Vieux-Bolcheviks. Dans la vie de sa génération, il y avait eu
une période héroïque : les imprimeries clandestines, les
escarmouches avec la police tsariste, les arrestations, les
déportations. 1905 avait été fondamentalement l’apogée de
l’orbite de ces « Vieux Bolcheviks » qui, dans leurs idées,
n’avaient pas dépassé la république démocratique. Ces hommes,
déjà usés par la vie et fatigués, ne se sont en majorité adaptés
à la révolution d’Octobre qu’à contrecœur. En revanche, c’est
avec plus d’assurance qu’ils commencèrent à prendre des places
dans l’appareil soviétique. Après la victoire militaire, il leur
semblait qu’ils avaient devant eux une existence paisible et sans
souci. Mais l’histoire a déçu Abel Enoukidzé. Les plus
importantes difficultés l’attendaient encore. Pour assurer à des
millions de fonctionnaires, grands ou petits, leur beefsteack, leur
bouteille de vin et autres bonnes choses,
il
se trouvait qu’il fallait
un
régime totalitaire, Il est peu probable
qu’Enoukidzé
– qui n’était pas le moins du monde un théoricien
–
ait déduit que l’autocratie de Staline découlait de l'appétit
de
confort de la bureaucratie.
Il
fut simplement
l’un des instruments
de
Staline dans la consolidation de la nouvelle caste privilégiée.
La
« dépravation » dont il fut accusé personnellement
constituait
en réalité un élément organique de la politique officielle.
Ce
n’est pas pour cette raison qu’Enoukidzé a péri, mais
parce
qu’il n’a pas su aller jusqu’au bout. Pendant longtemps,
il
a supporté, s’est incliné et adapté. Mais il en est arrivé à
une
limite
qu’il ne pouvait pas dépasser. Enoukidzé n’a ni comploté
ni
préparé des actes terroristes. Il a simplement relevé sa
tête
grise dans la terreur et le désespoir. Peut-être a-t-il rappelé
la
vieille prévision de Kamenev : Staline nous enverra tous
dans
le fossé. Il a probablement rappelé l’avertissement de Lénine
:
Staline est déloyal et abuse du pouvoir. Enoukidzé a tenté
d’arrêter
le bras qui s’abattait sur la tête des Vieux-Bolcheviks.
C’était
suffisant. Le chef du G.P.U. a reçu l’ordre d’arrêter
Enoukidzé.
Mais Iagoda lui-même, ce carriériste cynique, qui avait préparé
le procès Zinoviev, a reculé devant cette
mission.
Iagoda a alors été remplacé par l’inconnu Ejov
que
rien
ne reliait au passé. C’est sans difficulté qu’Ejov a placé
face
aux
Mausers tous ceux que Staline lui désignait du doigt. Enoukidzé
fut
l’un des derniers. Avec lui a disparu de la scène la vieille
génération
des bolcheviks – lui au moins, sans s’être humilié
lui-même.