Léon
Trotsky : Des Anachronismes
(8
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 279-280,
voir des
annotations là-bas]
Les
impostures judiciaires de Moscou sont pleines d’anachronismes. Au
procès Zinoviev-Kamenev (août 1936), les trotskystes étaient
accusés d’avoir formé une alliance avec la Gestapo dès 1932,
alors que celle-ci n’existait pas encore. En novembre 1932, Léon
Sedov rencontra l’accusé Holzman à l’hôtel Bristol, qui avait
été démoli en 1917. On pourrait donner beaucoup d’exemples de ce
genre. Mais le procès en cours est caractérisé par des
anachronismes encore plus étonnants.
Le
témoin Mantsev a été tiré de sa prison pour affirmer qu’en 1920
un attentat eut lieu, à Kharkov, contre un des wagons du train dans
lequel Staline voyageait et ce, quelques jours après mon passage
dans cette ville ; j’aurais ensuite demandé à Mantsev de laisser
tomber l’enquête parce que « nos camarades » pouvaient en
souffrir. Afin de démêler au moins une partie des absurdités
contenues dans ce témoignage, il faut les reprendre une par une :
1.
« Nos camarades » doit désigner évidemment les trotskystes. Mais
il n’y avait pas de trotskystes en 1920. L’Opposition de gauche
ne s’est créée qu’en 1923. Le terme « trotskystes » n’est
apparu qu’une année plus tard ;
2.
Proche collaborateur de Dzerjinsky, l’ancien chef de la Tchéka,
Mantsev, n’a jamais appartenu aux trotskystes en général et
encore moins à une époque où le trotskysme n’existait pas.
3.
Lénine et la majorité du bureau politique approuvaient la politique
militaire que je menais. Dans les coulisses, Staline organisait une
campagne d’intrigues contre cette politique, soutenant Vorochilov,
l’actuel commissaire du peuple à la défense, Chtchadenko,
vice-commissaire du peuple à la défense et d’autres qui
s’opposaient à la création d’une armée centralisée,
préconisant la création de détachements de guérilla pure ;
Vorochilov commandait sur la Volga une des vingt-quatre armées.
Staline était membre du conseil militaire de cette armée. Je
limogeai Vorochilov et rappelai Staline. Plus tard, Staline fut nommé
sur le front Sud et fut de nouveau remplacé. Je n’avais nullement
besoin de recourir à la terreur. Un ordre suffisait à régler tous
les problèmes.
4.
Quiconque jouit de la moindre capacité d’imagination peut
facilement comprendre qu’en 1920 alors que je disposais d’un
pouvoir illimité, si j’avais voulu me débarrasser de Staline sur
le front, les choses n’en seraient pas restées à de futiles
tentatives dont le monde entend parler pour la première fois dix-
huit ans après.
5.
Plus d’une fois pendant la guerre civile, j’ai dû prendre des
mesures sévères. Je l’ai fait ouvertement et sous ma propre
signature. Staline intriguait en coulisse. En juillet 1919, Lénine
me fit parvenir, de sa propre initiative, une note officielle où
étaient écrites ces lignes en bas de page : « Connaissant la
sévérité des ordres donnés par le camarade Trotsky, je suis si
convaincu, si absolument convaincu, de la justesse, de l’utilité
et de la nécessité de ces ordres donnés par le camarade Trotsky,
que je les soutiens entièrement. V. Oulianov (Lénine) ». Il me
donnait moralement carte blanche. Mais chacune de mes instructions,
chacun de mes actes au front avaient l’accord préalable de Lénine.
Je n’ai jamais utilisé ce « blanc-seing », mais il demeure dans
mes archives comme preuve de la solide confiance morale que me
témoignait Lénine, lui qui ne pouvait passer pour un homme crédule.
Au
vu des relations qu’entretenaient les personnes concernées, on
peut imaginer qu’en 1920 Staline ait pu essayer d’organiser
contre moi un attentat, mais en aucun cas le contraire. Cependant,
nous ne devons pas oublier que l’une des tâches du procès en
cours est de réviser l’histoire de ces vingt dernières années et
d’assigner à Staline une position qu’il n’a jamais occupée
dans le passé.