Léon
Trotsky : L’Alliance secrète avec l’Allemagne
(3
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 239-243,
voir des
annotations là-bas]
Quand
le jeune diplomate Boutenko s’enfuit de Roumanie en
Italie
et y publia une déclaration semi-fasciste, le commissaire
du
peuple aux affaires étrangères, M. Litvinov, s’empressa de
proclamer
au monde entier que de tels sentiments ne pouvaient
provenir
d’un diplomate soviétique, mais seulement d'un
imposteur
appartenant aux Gardes blancs. Mais, Litvinov ajouta
que
si la déclaration avait été faite par Boutenko, alors lui, le
diplomate,
ne doutait pas une minute qu’on n’avait pu lui extorquer
semblable
déclaration que par la torture. Tentons en toute
sérénité
d’appliquer cette opinion autorisée comme règle pour
juger
l’actuel procès de Moscou.
Il
ne s’agit plus maintenant d’un individu inconnu, comme Boutenko,
mais
de l’ancien chef du gouvernement, Rykov, de l’ancien
chef
du Comintern, Boukharine, de nombre d’ambassadeurs
et de ministres dont les
noms se
confondent
de façon indissociable
avec l’histoire de l’U.R.S.S. Ces gens ne se sont pas
simplement
enfuis
en
Italie fasciste au
moment où ils étaient personnellement
en
danger : ils se sont mis collectivement à la disposition
des
puissances étrangères afin de démembrer l’Union soviétique
et
de restaurer le capitalisme.
Si
M. Litvinov juge incroyables les outrances de type fasciste
d’un
jeune diplomate isolé, n'avons-nous pas raison de dire qu'il
est
mille fois plus difficile de croire que toute la vieille génération
du
parti bolchevique est passée dans le camp fasciste ? Il est vrai
que
les accusés ont avoué leur culpabilité. Mais ces aveux sont
moins
susceptibles encore de nous convaincre que la déclaration
de
Boutenko a convaincu Litvinov. Nous avons en outre le droit
de
répéter les paroles du diplomate de Moscou avec dix fois plus de
force : « De tels aveux n’ont pu être arrachés aux accusés que
par
la torture. »
Il
est possible qu’un ou plusieurs hommes commettent uni série de
crimes horribles, en admettant que ces derniers aient un
sens
pour les criminels. Un individu peut commettre un crime absurde. Mais
on ne peut pas admettre qu’un groupe important d’hommes, non
seulement mentalement normaux, mais d’une
intelligence
supérieure, aient accompli pendant plusieurs années
toute
une série de crimes aussi monstrueux que dénués de
signification.
Le trait distinctif de l’actuel procès est l’exagération des
accusations anciennes au point qu’elles retombent dans une
absurdité
totale et définitive.
La
formule de l'accusation, dans le cas de Zinoviev, Kamenev et les
autres en août 1936, indiquait que les conspira leurs, mus par une
simple « soif du pouvoir », avaient décidé de
recourir
à des actes terroristes et même de s’allier à la Gestapo. Au
cours du procès Piatakov-Radek, en janvier 1937, l’accusation
soutenait que les conspirateurs voulaient le pouvoir pour
instaurer
le fascisme en U.R.S.S.
Acceptons ces
deux
thèses.
Mais,
dans le procès actuel, on accuse l’auteur de ces lignes d’être
devenu
un agent de l’Allemagne dès 1921, alors qu’il était
membre
du bureau politique et chef de l’Armée rouge et alors
que
l’Allemagne n’était pas encore fasciste. Nous entrons là dans
le
domaine de la psychopathologie.
En
1921, nous venions de terminer victorieusement la guerre
civile.
La position internationale de l’Union soviétique s’était
stabilisée.
L’introduction de la Nep stimulait l’économie. Nous
avions
le droit de regarder l’avenir avec un réel optimisme. Une
expression
de cet optimisme fut en particulier mon rapport au
3e
congrès de l’Internationale communiste en juin 1921. D'un
autre
côté, l’Allemagne de cette époque se trouvait dans
l’impasse
de Versailles. Sa puissance économique avait été sapée
sa
force militaire était pratiquement anéantie. Des milliers
d'officiers allemands devenaient mercenaires, offrant leurs services
à tous les pays limitrophes. Même s’il nous fallait reconnaît!
—
et,
dans
l’intérêt de la profondeur de l’analyse, je suis prêt à tout
reconnaître
– que je ne recherchais pas seulement le pouvoir,
mais
ma dictature personnelle, fût-ce au prix de la trahison et
d’accords
secrets avec des gouvernements capitalistes, je n’aurais
en
aucun cas choisi l’Allemagne désarmée et humiliée qui
avait
elle-même besoin d’aide et qui était bien incapable d’en offrir
une
aux autres.
Les
dépêches de Moscou lient mon nom à celui du général von
Seeckt,
à l’époque chef de la Reichswehr, Cela donne un semblant de
justification à l’hypothèse qui sera, je suppose, indirectement
affirmée au cours du procès. On sait que même le délire
prend
appui sur quelques éléments de réalité. En même temps,
on
ne peut donner au mensonge l’apparence de la réalité que
si l’on
y intègre quelques parcelles de vérité. C’est à partir de cette
perspective
que nous allons essayer de découvrir la base matérielle
sur
laquelle l’accusation a été échafaudée.
Depuis
le moment de la chute des Hohenzollern, le gouvernement soviétique
rechercha une alliance défensive avec l'Allemagne contre l’Entente
et la paix de Versailles. Mais en ce temps,
la
social-démocratie, qui jouait les premiers violons en Allemagne,
craignait Moscou et plaçait tous ses espoirs en Londres
et surtout Washington. Au contraire, la caste des officiers
de
la Reichswehr, en dépit de son hostilité politique pour
le communisme,
considérait comme nécessaire une collaboration
diplomatique
et militaire avec la république soviétique. Comme
les
pays de l’Entente n’étaient nullement pressés de répondre
aux
espoirs des social-démocrates, l’orientation « moscovite
» de
la
Reichswehr
commença à influencer également les milieux
gouvernementaux.
L’apogée de cette période fut la conclusion
de
l’accord de Rapallo, établissant des relations amicales
entre
la Russie soviétique et l’Allemagne (17 avril 1922).
Le
commissariat
à la guerre, que je dirigeais, était en train île
préparer,
en 1921, le réarmement et la réorganisation de l'Armée
rouge,
qui devait passer de l’état de guerre à l’état de paix.
Extrêmement
intéressés par les progrès de la technique militaire,
nous
ne pouvions alors espérer de collaboration qu’avec
l’Allemagne.
En même temps, la Reichswehr, qui était privée par le traité de
Versailles de possibilités de développement, particulièrement dans
les domaines de l’artillerie lourde, de l’aviation et de la
guerre chimique, cherchait naturellement à
utiliser
l’industrie militaire russe comme terrain d’expériences. Les
concessions allemandes en Union soviétique commencèrent à un
moment où j’étais encore immergé totalement dans la guerre
civile. La plus importante par ses possibilités – ou, plus
précisément, par les espoirs qu’elle éveillait – était celle
qui était offerte au konzern aéronautique Junker. Cette concession
impliquait la venue en Russie soviétique d’un grand nombre
d’officiers allemands. A leur tour, divers représentants de
l’Armée rouge visitèrent l’Allemagne où ils connurent la
Reichswehr et ceux des « secrets » militaires allemands qu’on
leur montrait gracieuse ment. Tout ce travail se faisait bien entendu
en secret, puisque l’épée de Damoclès des obligations de
Versailles était suspendue au-dessus de la tête de l’Allemagne.
Officiellement,
le gouvernement de Berlin ne prit aucune part à ces négociations et
fit semblant de tout ignorer à leur sujet : la responsabilité
formelle en incomba à la Reichswehr. Le secret ne pouvait
naturellement être gardé longtemps. Des agents de l’Entente, des
Français en particulier, établirent sans difficulté qu’il y
avait près de Moscou une usine d’aviation Junker et que diverses
autres usines tournaient près de Moscou. Paris, incontestablement,
attribuait une signification exagérée à notre collaboration avec
l’Allemagne. Cette collaboration ne donna pas beaucoup de
résultats, car les Allemands, comme nous manquaient de capitaux. Il
y avait en outre trop de méfiance mutuelle... Néanmoins, les liens
semi-amicaux avec la Reichswehr furent maintenus même après 1923,
date à laquelle l’accusé d’aujourd’hui Krestinsky devint
ambassadeur en Allemagne.
Du
côté de Moscou, ce travail ne fut évidemment pas dirigé par moi
en tant qu’individu, mais par le gouvernement soviétique dans son
ensemble, plus exactement par son centre dirigeant, le bureau
politique. Pendant toute cette période, Staline était membre du
bureau politique et, ainsi que l’illustre son comportement jusqu’en
1934, quand Hitler refusa la main tendue de Moscou, il était l’un
des partisans les plus acharnés de la collaboration avec la
Reichswehr et l’Allemagne en général L’administration des
concessions militaires allemandes était entre les mains d’un des
accusés d’aujourd’hui, Rosengolz, en qualité de représentant
de la direction du commissariat à la guerre. Compte tenu du danger
d’infiltration d’espions militaires, Dzerjinsky,
le
chef du G.P.U.,
en
collaboration avec ce même Rosengolz,
maintenait
sur ces concessions une surveillance constante.
Dans
les archives secrètes du commissariat à la guerre et du G.P.U.
doivent
être conservés des documents dans lesquels il est fait
en termes
très prudents et conspiratifs des allusions à la collaboration
avec
la Reichswehr. Sauf pour des gens comme Staline,
Molotov,
Boukharine, Rykov, Rakovsky, Rosengolz, Iagoda
et
une dizaine d’individus ou plus, le contenu de ces documents
pourrait
bien sembler « énigmatique » non seulement au
procureur
Vychinsky qui, à cette époque, était dans le camp des
Blancs,
mais aussi à quelques membres actuels du bureau politique.
Le
procureur ne présentera-t-il pas ces documents comme preuve
matérielle
afin d’impressionner les journalistes étrangers amis?
Il
est tout à fait possible que notre hypothèse se trouve recevoir
substance
avant même que ces lignes aient atteint nos lecteurs.