Léon
Trotsky : L’article de Staline
sur la Révolution et le Procès en Cours
(9
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 288-293,
voir des
annotations là-bas]
En
février, la presse mondiale n’a pas accordé peu d’attention à
l’article de Staline sur la question de la dépendance de l’Union
soviétique vis-à-vis du prolétariat international. Cet article a
été interprété comme un refus de Staline d’une coopération
pacifique avec les démocraties occidentales, au nom de la révolution
internationale. La presse de Goebbels a proclamé : « Staline a jeté
le masque !
Staline
a démontré que ses objectifs ne diffèrent pas de ceux de Trotsky,
etc. ». Cette idée a été développée même dans les publications
les plus critiques qui paraissent dans les pays démocratiques.
Est-il nécessaire aujourd’hui de réfuter cette interprétation ?
Les faits parlent plus haut que les mots. Si Staline avait
l’intention de revenir sur la voie de la révolution, il n’aurait
pas exterminé ni démoralisé les révolutionnaires. En dernière
analyse, c’est Mussolini qui a raison quand il dit dans le Giornale
d’Italia
que personne, jusqu’à maintenant, n’a porté de coups plus rudes
à l’idée du communisme (de la révolution prolétarienne) ni
exterminé de communistes avec autant d’acharnement que Staline.
Si
on le prend à un niveau purement théorique, l’article du 12
février n’est qu’une simple répétition des formules
introduites pour la première fois par Staline à l’automne 1924,
lors de sa rupture avec la tradition bolchevique :
«
nous » avons introduit le socialisme en U.R.S.S. dans la mesure où
nous avons liquidé la bourgeoisie nationale et organisé la
coopération du prolétariat et de la paysannerie ; mais l’U.R.S.S.
est entourée d’États bourgeois qui la menacent d’intervention
et de restauration du capitalisme ; il faut par conséquent renforcer
nos défenses et nous assurer le soutien du prolétariat mondial.
Staline n’a jamais abandonné ces formules abstraites. Il les a
seulement peu à peu interprétées différemment. En 1924, l' «
aide » du prolétariat occidental pouvait encore être comprise à
l’occasion comme la révolution internationale. En 1938, elle
commença à signifier la coopération politique et économique du
Comintern avec ceux des gouvernements bourgeois qui pourraient
apporter une aide, directe ou indirecte, à l’U.R.S.S. en cas de
guerre. Cette formule présuppose d’autre part, il est vrai, une
politique révolutionnaire des partis dits « communistes » en
Allemagne et au Japon. Mais précisément, l’influence du Comintern
dans ces pays est proche du zéro.
Ce
n’est pourtant pas par hasard que Staline a publié son «
manifeste » du 12 février. L’article lui-même et les échos
qu’il a suscités constituaient un élément tout à fait essentiel
dans les préparatifs du procès actuel. En renouvelant, après une
interruption d’une année, la campagne devant les tribunaux contre
ce qui reste de la vieille génération des bolcheviks, Staline
essaie naturellement de donner l’impression aux travailleurs de
l’U.R.S.S. et du monde entier qu’il n’agit pas dans l’intérêt
de sa propre clique mais dans ceux de la révolution internationale.
D’où la volontaire ambiguïté de certaines expressions : il
s’agit, sans effrayer la bourgeoisie conservatrice, de rassurer les
ouvriers révolutionnaires.
Ainsi
l’assertion selon laquelle Staline aurait jeté dans cet article
son masque pacifique est tout à fait fausse. En réalité, il a
seulement mis temporairement un masque à demi révolutionnaire. Pour
Staline, la politique internationale est entièrement subordonnée à
la politique intérieure. Et la politique intérieure, pour lui,
c’est avant tout la lutte pour sa propre préservation. Ainsi les
problèmes politiques cèdent-ils le pas aux problèmes de police.
C’est seulement dans ce domaine-là que l’imagination de Staline
travaille sans trêve ni repos.
En
1936, tout en préparant en secret la purge de masse, Staline lança
l’idée d’une nouvelle Constitution, « la plus démocratique du
monde ». Et vraiment, il n’a pas manqué de louanges pour cet
heureux tournant de la politique du Kremlin ! Si on publiait
aujourd’hui un recueil des articles écrits par les amis patentés
de Moscou sur « la Constitution la plus démocratique du monde »,
nombre de leurs auteurs n’auraient pas d’autre issue que de
brûler de honte. Le tapage autour de la Constitution servait
plusieurs objectifs à la fois ; mais son objectif essentiel, celui
qui éclipsait tous les autres, c’était la manipulation de
l’opinion publique à la veille du procès Zinoviev-Kamenev.
Le
1er
mars 1936, Staline accorda une interview célèbre à Roy Howard. Un
petit détail de leur conversation passa alors tout à fait inaperçu
: les futures libertés démocratiques, disait Staline, bénéficieront
à tous, mais il n’y aura pas de pitié pour les terroristes. La
même sinistre restriction a été faite par Molotov
dans
une interview accordée à Chastenet, le directeur du Temps
:
« La situation actuelle, disait le chef du gouvernement, rend de
plus en plus inutiles certaines des mesures rigoureuses naguère en
vigueur. Toutefois, ajoutait Molotov, suivant en cela Staline, le
gouvernement se doit de rester fort à l’encontre des terroristes
». « Terroristes »? Mais, depuis l’épisode du meurtre de Kirov,
accompli avec la connivence du G.P.U. le 1er
décembre 1934, il n’y a eu aucun acte terroriste. Des complots «
terroristes » ? Mais personne ne suspectait alors l’existence de «
centres » trotskystes. Le G.P.U. ne découvrit ces « centres »,
leurs « complots », que par les aveux. Pourtant Zinoviev, Kamenev
et les autres n’ont commencé à avouer leurs crimes imaginaires
qu’en juillet 1936, ainsi que l’a démontré Léon Sedov dans son
Livre
rouge,
sur la base des documents officiels.
Ainsi,
dans l’interview mentionnée plus haut, Staline et Molotov
n’avaient mentionné les terroristes qu’en tant que « prévision
», c’est-à-dire pour la préparation inquisitoriale des futurs
aveux. Les bavardages sur les libertés et les garanties
démocratiques ne sont que des coquilles vides. Le noyau en était la
référence, peu perceptible, à des « terroristes » anonymes.
Cette
référence a été vite éclairée quand quelques milliers de
personnes ont été passées par les armes.
Parallèlement
à la préparation tant vantée de la « Constitution stalinienne »,
furent organisés au Kremlin une série de banquets au cours desquels
des membres du gouvernement embrassaient des représentants de
l’aristocratie ouvrière et kolkhozienne (des « stakhanovistes »).
On proclamait à ces banquets que l’époque de la « vie heureuse »
venait enfin de commencer en U.R.S.S. Staline fut définitivement
confirmé par le titre de « père des peuples », qui aime son
prochain et qui prend soin de lui. Tous les jours, la presse
soviétique publiait des photos montrant Staline entouré de gens
heureux, souvent avec un bébé en train de rire dans ses bras ou sur
ses genoux. Et je crois qu’on me pardonnera de dire qu’en voyant
ces photos idylliques j’ai plus d’une fois dit à mes amis : «
Il est évident qu’il se prépare quelque chose de terrible, »
L’idée
du metteur en scène était de donner au monde l’image d’un pays
qui, après les dures années de lutte et de privation, s’engageait
finalement dans la voie de la Constitution « la plus démocratique
du monde », préparée par « le père des peuples » qui aime le
peuple, les enfants surtout... et sur cette vision attachante de
présenter tout d’un coup les visages diaboliques des trotskystes
sabotant l’économie, organisant la famine, empoisonnant les
ouvriers, préparant pour bientôt un attentat contre la vie du «
père des peuples » et livrant l’heureux pays aux tyrans fascistes
qui vont le mettre en pièces.
S’appuyant
sur l’appareil totalitaire et les ressources matérielles
illimitées du pays, Staline a conçu un plan unique en son genre :
violer la conscience du monde et, avec l’approbation de l’humanité
tout entière, se débarrasser pour toujours de toute opposition à
la clique du Kremlin. Lorsque j’ai exprimé cette idée en
1935-1936 sous forme de mise en garde, trop de gens l’ont expliquée
comme « la haine de Trotsky contre Staline ». La haine personnelle
dans des questions de dimensions historiques, est un sentiment
profondément médiocre et méprisable. De plus, la haine est
aveugle. Et, en politique comme dans la vie personnelle, il n’y a
rien de plus terrible que la cécité. Plus la situation est
difficile et plus il faut suivre le conseil du vieux Spinoza « Ni
rire ni pleurer, mais comprendre ».
Dans
le cours de la préparation de l’actuel procès, la « constitution
la plus démocratique du monde » a pu se manifester pour ce qu’elle
est, une farce bureaucratique, un plagiat provincial de Goebbels. Les
milieux libéraux et démocratiques d’Occident commencent à ne
plus se laisser prendre. La méfiance à l’égard de la
bureaucratie soviétique, qui a, malheureusement, souvent coïncidé
avec la froideur à l’égard de l’U.R.S.S. commence à gagner des
couches toujours plus larges. D’un autre côté, un trouble profond
commence à saisir les organisations ouvrières. Dans la politique
pratique, le Comintern est à la droite de la IIe
Internationale. En Espagne, le P.C. étrangle la gauche de la classe
ouvrière avec les méthodes du G.P.U.
En France, les communistes sont devenus, suivant l’expression du
Temps,
des
représentants du « chauvinisme de foire ». C’est ce qu’on voit
aussi plus ou moins aux États-Unis et une série d’autre pays. La
traditionnelle politique de collaboration de classes contre laquelle
s’était dressée la IIIe
Internationale est devenue aujourd’hui, sous une forme plus
accentuée encore, la politique officielle du stalinisme, avec, pour
la défendre, l’emploi de la sanglante répression du G.P.U.
Articles et discours n’avaient d’autre but que de dissimuler ce
fait. C’est pourquoi on met dans la bouche des accusés des
monologues de théâtre où ils expliquent combien eux, les
trotskystes, ont été réactionnaires, contre-révolutionnaires,
fascistes, ennemis des masses travailleuses pendant vingt ans, et
enfin comment, dans une prison du G.P.U., ils ont enfin compris le
caractère salutaire de la politique de Staline. Par ailleurs,
Staline lui-même, à la veille de la nouvelle et sanglante
hécatombe, a estimé nécessaire de dire à la classe ouvrière : «
Si je suis obligé d’anéantir la vieille génération des
bolcheviks, c’est seulement dans l’intérêt du socialisme.
J’extermine les léninistes sur la base de la doctrine de Lénine.
»
Tel
est le véritable sens de l’article du 12 février. Il n’y en a
pas d’autre. Nous nous trouvons en face d’une répétition
abrégée de la manœuvre avec la « Constitution démocratique ».
Le premier chantage (appelons les choses par leur nom) était destiné
principalement aux milieux démocratiques bourgeois d’Occident. Le
dernier vise avant tout les ouvriers. Les autorités conservatrices
d’Europe et d’Amérique n’ont aucune raison de s’inquiéter.
Pour une politique révolutionnaire, il faut un parti
révolutionnaire. Staline n’en a pas. Le parti bolchevique a été
tué. Le Comintern est complètement démoralisé. C’est Mussolini
qui a raison à sa façon : personne n’a encore porté de coups si
terribles à l’idée de révolution prolétarienne que l’auteur
de l’article du 12 février.