Léon
Trotsky : L’Heure de la Décision approche
A
Propos de la Situation en France
(18
décembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 19, octobre
1938 a décembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 250-259,
voir des
annotations
là-bas]
Chaque
jour, que nous le voulions ou non, nous sommes certains que la terre
tourne autour de son axe. De même, les lois de la lutte des classes
existent indépendamment du fait que nous reconnaissions ou non leur
existence. Elles continuent d'exister malgré la politique du Front
populaire. La lutte des classes fait du Front populaire son
instrument. Après l’expérience de la Tchécoslovaquie, c’est le
tour de la France : même les esprits les plus bornés et les plus
arriérés ont une nouvelle occasion d’apprendre quelque chose. Le
Front populaire, c’est une coalition de partis. Toute coalition,
c’est-à-dire toute alliance sur une large base, a nécessairement
le programme du plus modéré des partis unis. Le Front politique en
France signifiait dès le début que socialistes et communistes
plaçaient leur activité politique sous le contrôle des radicaux.
Les radicaux français constituent le flanc gauche de la bourgeoisie
impérialiste. Sur le drapeau du parti radical, on lit : «
patriotisme », « démocratie ». Le « patriotisme », c’est la
défense de l’empire colonial français ; la « démocratie » ne
représente rien de réel, mais sert simplement à accrocher les
classes petites-bourgeoises au char de l'impérialisme. Et
précisément parce que les radicaux lient l’impérialisme pillard
à
un
démocratisme de façade, ils sont dans l’obligation de mentir, de
tromper les masses populaires, bien plus que tout autre parti. On
peut dire sans exagération que le parti de Herriot-Daladier est le
plus dépravé de tous les partis français, représentant une sorte
de bouillon de culture pour les carriéristes, les individus vénaux,
les affaires de la Bourse et, en général, les aventuriers de toute
espèce. Comme les partis du Front populaire ne pouvaient pas aller
au-delà du programme des radicaux, cela a abouti, dans la pratique,
à subordonner les ouvriers et les paysans au programme impérialiste
de l'aile la plus corrompue de la bourgeoisie.
Le
Front populaire justifie sa politique par la nécessité de l’union
du prolétariat et de la « petite-bourgeoisie ». On ne peut
imaginer mensonge plus grossier ! Le parti radical représente les
intérêts de la grande bourgeoisie, et non ceux de la
petite-bourgeoisie. Il est fondamentalement l’appareil politique de
l’exploitation de la petite-bourgeoisie par l’impérialisme.
C’est pourquoi l’union avec le parti radical n’est pas une
alliance avec la petite-bourgeoisie, mais avec ses exploiteurs. On ne
peut réaliser une véritable alliance des ouvriers et paysans avec
la petite-bourgeoisie qu’en apprenant à la petite-bourgeoisie
comment se libérer du parti radical, comment s’affranchir une fois
pour toutes de son joug. Mais c’est le contraire que fait le Front
populaire ; en entrant dans ce « front », socialistes et
communistes endossent la responsabilité de la politique du parti
radical, et l’aident ainsi à exploiter et à tromper les masses
populaires.
En
1936, socialistes, communistes et anarcho-syndicalistes ont aidé le
parti radical à freiner et à atomiser le puissant mouvement
révolutionnaire. Le grand capital a réussi, au cours des deux ans
et demi écoulés, à se remettre quelque peu de sa frayeur. Le Front
populaire, ayant joué son rôle de frein, était devenu embarrassant
pour la bourgeoisie. L’orientation de la politique internationale
de l’impérialisme français s’était également modifiée.
L’alliance avec l’U.R.S.S. était considérée comme peu rentable
et risquée, alors que l’entente avec l’Allemagne était
indispensable. Les radicaux ont reçu l’ordre du capital financier
de rompre avec leurs alliés socialistes et communistes. Comme
toujours, ils ont exécuté l’ordre sans un murmure. L’absence
d’opposition au sein du parti radical face à ce revirement a
montré une fois de plus que ce parti est impérialiste par essence
et « démocratique » seulement en paroles. Le gouvernement radical,
rejetant toutes les leçons de l’Internationale Communiste sur «
le front unique des démocraties », se rapproche de l’Allemagne
fasciste et, chemin faisant, comme il se doit, se débarrasse de
toutes ces « lois sociales » qui furent le sous-produit du
mouvement ouvrier en 1936.
Tout cela est conforme aux dures lois de la lutte des classes, cela
était donc prévisible — et était prévu.
Mais
socialistes et communistes, en petits-bourgeois aveugles qu’ils
sont, se sont trouvés pris au dépourvu et ont manifesté leur
désarroi dans des déclarations hypocrites : comment, nous, les
patriotes, les démocrates, qui avons aidé à rétablir l’ordre, à
dompter le mouvement ouvrier et rendu des services inestimables à la
« République », c’est-à-dire à la bourgeoisie impérialiste,
voilà que maintenant on nous met à la porte sans cérémonie ! En
fait, c’est précisément parce qu’ils ont rendu à la
bourgeoisie tous les services possibles et au-delà, qu’on se
débarrasse d’eux. La reconnaissance n’a encore jamais joué le
moindre rôle dans la lutte des classes.
L’indignation
des masses trompées est grande. Jouhaux, Blum, Thorez sont obligés
de faire quelque chose pour ne pas perdre définitivement tout
crédit. En réponse au mouvement spontané des ouvriers, Jouhaux
proclame la « grève générale », la protestation des « bras
croisés ». Protestation légale, pacifique, et tout à fait
inoffensive. « Une grève de 24 heures! » explique-t-il avec un
sourire de révérence à l’adresse de la bourgeoisie. L’ordre ne
sera pas troublé, les travailleurs garderont calme et dignité, ils
ne toucheront pas à un seul cheveu des classes dirigeantes. «
Est-il possible que vous ne me connaissiez pas, messieurs les
banquiers, les industriels, et les généraux? Avez-vous donc oublié
que j’ai assuré votre salut pendant la guerre de 1914-1918? »
Blum et Thorez font écho au secrétaire général de la C.G.T. « La
protestation doit être pacifique, ce ne doit être qu’une
protestation modeste, sympathique, patriotique ! » Sur ces
entrefaites, Daladier militarise d’importantes catégories
d’ouvriers, et organise la préparation des troupes. Face au
prolétariat bras croisés, la bourgeoisie, remise de sa panique
grâce au Front populaire, ne s’apprête nullement à croiser les
bras : elle est certaine de bénéficier de la démoralisation
engendrée par le Front populaire dans les rangs ouvriers pour porter
un coup décisif. Dans de telles conditions, la grève ne pouvait se
terminer autrement que par un échec.
Les
travailleurs français viennent de passer par une période de grèves
orageuses, avec occupations d’usines. La prochaine étape qu’ils
franchiront ne peut être que la grève générale authentiquement
révolutionnaire, qui met à l’ordre du jour la conquête du
pouvoir. Personne n’est en mesure d’indiquer aux masses
ouvrières, et personne ne leur indique d’autre issue à cette
crise interne, d’autre moyen de combattre l’approche du fascisme
et de la guerre. Tout prolétaire doué de raison comprend qu’au
lendemain de la grève de 24 heures « des bras croisés », la
situation ne sera pas meilleure, mais pire. En particulier, de
nombreuses catégories de travailleurs risquent de payer cruellement
— en perdant leur travail, en payant des amendes, en allant en
prison. Au nom de quoi ? « En aucun cas, jure solennellement
Jouhaux, l’ordre ne sera troublé. » Tout restera en l’état :
la propriété, la démocratie, les colonies, et avec elles : la
misère, la vie chère, la réaction et le danger de guerre. Les
masses sont capables de grands sacrifices, à condition d’avoir
devant elles de grandes perspectives politiques. Elles doivent savoir
clairement quel est le but, quelles sont les méthodes, qui est
l’ami, qui est l’ennemi. Au contraire, les dirigeants des
organisations ouvrières ont tout fait pour semer la confusion et la
désorganisation dans le prolétariat.
Hier
encore, le parti radical se vantait d’être le pivot du Front
populaire, de porter le flambeau du progrès, de la démocratie, de
la paix... Les travailleurs n’avaient à vrai dire guère confiance
dans les radicaux. Mais ils ont toléré
les radicaux, dans la mesure où ils faisaient
confiance
aux partis socialiste et communiste et à l’organisation syndicale.
La rupture au sommet s’est produite, comme toujours en pareil cas,
de manière inattendue. On a tenu les masses dans l’ignorance
jusqu’au dernier moment. Pire : c’est la manière dont on a
constamment « informé » les masses qui a permis à la bourgeoisie
de les prendre au dépourvu. Et malgré cela, les travailleurs ont
commencé de leur propre chef à s’organiser pour la lutte. Pris à
leurs propres rêts, les « chefs » appellent les masses — ne riez
pas ! — à la « grève générale ». Contre qui ? Contre les «
amis » de la veille. Au nom de quoi? Nul ne le sait au juste.
L’opportunisme s’accompagne toujours de pareils accès
d’aventurisme.
La
grève générale est par nature un moyen de lutte révolutionnaire.
Le prolétariat, en tant que classe, se rallie à la grève générale
contre l’ennemi de classe. Décréter la grève générale, voilà
qui est absolument incompatible avec le Front populaire, qui signifie
l’alliance avec la bourgeoisie. Les méprisables bureaucrates des
partis socialiste et communiste et des syndicats, ne voient dans le
prolétariat que l’instrument servant à leurs arrangements secrets
avec la bourgeoisie. On proposait aux travailleurs de payer fort cher
une simple manifestation ; tant de victimes, cela n’aurait eu de
sens que s’il s’était agi d’une lutte décisive. Comme si on
pouvait, arbitrairement, orienter des millions d’hommes à droite
et à gauche, au gré des combinaisons parlementaires!
Fondamentalement, Jouhaux, Blum et Thorez ont tout fait pour assurer
l’échec de la grève générale. Ils ont eux-mêmes peur de la
lutte, autant que la bourgeoisie ; et en même temps, ils se sont
efforcés de se forger un alibi aux yeux du prolétariat. C’est une
ruse de'guerre classique des réformistes : préparer l’échec de
l’action de masse et faire porter aux masses la responsabilité de
l’échec, ou, ce qui ne vaut pas mieux, se vanter d’une victoire
qui n’a pas eu lieu. Il n’est pas surprenant que l’opportunisme,
agrémenté d’aventurisme à doses homéopathiques, n’apporte aux
masses que la défaite et l’humiliation !
Le
9 juin 1936, nous écrivions : « La révolution française a
commencé ». On peut penser que ce diagnostic a été démenti. En
réalité la question est plus complexe. Que la situation politique
objective en France ait été alors et demeure révolutionnaire, cela
ne fait pas de doute
: il y a crise de la position internationale de l’impérialisme
français, et conjointement, crise interne du capitalisme français,
crise financière de l’État, crise politique de la démocratie ;
il y a l’extraordinaire désarroi de la bourgeoisie, l’absence
évidente d’issue d’après les vieux schémas traditionnels.
Cependant, comme l’a montré Lénine, encore, en 1915 : « Toute
situation révolutionnaire ne produit pas une révolution. Cela ne se
produit... que si, aux transformations objectives vient s’ajouter
le changement subjectif, c’est-à-dire si la classe révolutionnaire
se montre capable de mener l’action révolutionnaire de masse avec
suffisamment de force... pour abattre le vieux gouvernement, qui
jamais, même en période de crise, ne « tombe » si on ne le «
fait tomber ». L’Histoire toute récente a tragiquement confirmé
que « toute situation révolutionnaire ne produit pas une révolution
» et que la situation révolutionnaire se change en
contre-révolution, si, aux facteurs objectifs, ne s’ajoutent, dans
le même temps, les facteurs subjectifs, c’est-à-dire l’offensive
révolutionnaire de la classe révolutionnaire.
Le
flot grandiose de la grève de 1936 a montré que le prolétariat
français était prêt à la lutte révolutionnaire, et qu’il était
déjà engagé sur la voie du combat. En ce sens, nous avions le
plein droit d’écrire : « La révolution française a commencé. »
Mais si « toute situation révolutionnaire ne produit pas une
révolution », il va de soi que toute révolution qui
a commencé n’est
pas assurée de progresser ensuite d’un pas uni. Le début de la
révolution, qui jette dans l’arène politique les jeunes
générations, est toujours marqué d’illusions, d’espoirs naïfs
et de confiance. Il faut en général que la révolution subisse une
violente attaque de la part de la réaction pour faire un pas en
avant avec plus de résolution. Si la bourgeoisie française
répondait aux grèves et aux manifestations par des mesures
policières et militaires — et cela se produirait inévitablement
si elle n’avait à son service Blum, Jouhaux, Thorez et Cie, le
mouvement passerait rapidement à un stade plus élevé, la lutte
pour le pouvoir viendrait inévitablement à l’ordre du jour. Mais
le recours de la bourgeoisie aux services du Front populaire est un
faux recul, une concession temporaire. A la pression des grévistes,
elle a opposé le ministère Blum qui est apparu aux travailleurs
comme leur gouvernement, ou presque. La C.G.T. et l’Internationale
communiste ont de toutes leurs forces apporté leur soutien à cette
tromperie.
Pour
mener le combat révolutionnaire pour le pouvoir, il faut avoir une
claire vision de la classe à laquelle il faut arracher le pouvoir.
Les travailleurs n’ont pas reconnu leur ennemi, car il portait le
masque d’un autre. De plus, les instruments de combat pour le
pouvoir : parti, syndicats, conseils ouvriers sont nécessaires. Ces
instruments ont été confisqués aux travailleurs, les chefs des
organisations ouvrières ont formé un mur opaque autour du pouvoir
de la bourgeoisie pour la masquer, la rendre méconnaissable. C’est
ainsi que la
révolution qui commençait a été freinée, interrompue,
démoralisée.
Les
deux années et demie qui se sont écoulées ont montré pas après
pas la faiblesse, le caractère mensonger, hypocrite du Front
populaire. Ce que les travailleurs ont pris pour un gouvernement «
populaire » s’est avéré simplement le masque temporaire de la
bourgeoisie. Ce masque est maintenant tombé. La bourgeoisie juge,
visiblement, que les travailleurs ont été suffisamment trompés et
affaiblis, que le danger immédiat de révolution est passé. Le
gouvernement Daladier n’est, dans l’esprit de la bourgeoisie,
qu’un petit pas vers un gouvernement plus fort, plus sérieux, de
la dictature impérialiste.
Le
diagnostic de la bourgeoisie est-il juste? Le danger immédiat
est-il réellement passé pour elle ? Autrement dit : la révolution
est-elle repoussée à un avenir indéterminé, c’est-à-dire
lointain? Absolument rien ne le prouve. Une pareille assurance est
pour le moins hâtive et prématurée. La crise actuelle
n’a pas encore dit son dernier mot. En tout cas, se montrer
optimiste pour le compte de la bourgeoisie ne sied pas du tout au
parti révolutionnaire, qui est le premier à descendre sur le champ
de bataille et le dernier à le quitter.
La
« démocratie » est aujourd’hui le privilège de quelques nations
extrêmement puissantes et riches, exploiteuses et esclavagistes. La
France est de celles-ci, mais elle en est le maillon le plus faible.
Son poids particulier dans l’économie n’est plus depuis
longtemps en rapport avec sa position dans le monde, héritée du
passé. Voilà pourquoi la France impérialiste est aujourd’hui
victime de l’Histoire et ne peut se soustraire à son destin. La
démocratie parlementaire en France est condamnée. Les éléments
qui fondent une situation révolutionnaire non seulement n’ont pas
disparu au cours des deux ou trois dernières années, mais se sont,
au contraire, renforcés à l’extrême. La situation internationale
et intérieure du pays a extraordinairement empiré. Le danger de
guerre s’est rapproché. Si la peur de la bourgeoisie s’est
apaisée, la conscience générale qu’il n’y a pas d'issue est,
en revanche, devenue beaucoup plus aiguë.
Mais
comment se présente la situation du point de vue des « facteurs
subjectifs », c’est-à-dire de la préparation du prolétariat au
combat? Ce problème, justement parce qu’il concerne le domaine
subjectif
et
non objectif,
ne reçoit pas de réponse précise a priori. Ce qui est décisif,
c’est la réalité vivante, c’est-à-dire le cours réel de la
lutte. Mais nous avons des points de repère, qui sont certains
aspects très importants de la situation, pour apprécier le facteur
subjectif : nous pouvons constater qu’ils tiennent une grande place
dans l’expérience de la dernière « grève générale ».
Nous
ne pouvons malheureusement pas analyser ici en détail la lutte des
travailleurs français de la deuxième quinzaine de novembre aux
premiers jours de décembre. Mais pour la question qui nous
intéresse, il suffit des données les plus générales. La
participation à la grève avec manifestations de 2 millions de
travailleurs environ, en regard des 5 millions de membres de la
C.G.T. (du moins sur le papier) est une défaite. Mais si on
considère les conditions politiques décrites plus haut, et en
particulier le fait que les principaux « organisateurs » de la
grève étaient en même temps les principaux briseurs de grève, le
chiffre de deux millions témoigne du haut degré de combativité du
prolétariat français. A la lumière des événements antérieurs,
cette conclusion apparaît encore plus évidente. L’agitation, les
meetings et manifestations, les échauffourées avec la police et la
troupe, les grèves, les occupations d’usine commencent le 17
novembre et s’amplifient avec l’entrée en action de communistes,
de socialistes et d’anarchistes de base ! Il est clair que la
C.G.T. est dépassée par les événements. Le 25 novembre, les
bureaucrates syndicaux annoncent une grève pacifique, « non
politique » pour le 30 novembre, c’est-à-dire cinq jours plus
tard. Autrement dit, au
lieu de développer, d’élargir, de généraliser le mouvement réel
qui prenait de plus en plus une forme combative, Jouhaux et Cie
opposent à ce mouvement révolutionnaire l’idée sans vie d’une
protestation platonique.
Les bureaucrates avaient besoin de ce délai de cinq jours, alors
que, dans un pareil moment, chaque journée vaut un mois, pour mettre
au point leur collaboration secrète avec le pouvoir, afin de
paralyser et casser le mouvement qui se développait de manière
autonome et qui les effrayait autant qu’il effrayait la
bourgeoisie. C’est uniquement parce que Jouhaux et Cie ont poussé
le mouvement dans l’impasse, que les mesures militaro-policières
prises par Daladier ont eu une efficacité réelle.
Le
fait que les cheminots, les ouvriers de l’industrie d’armement,
les métallos et d’autres couches de l’avant-garde du prolétariat
n’aient pas pris part à la « grève générale » n’est pas une
preuve d’indifférence : au cours des deux semaines précédentes,
ces travailleurs avaient pris une part active à la lutte. Mais ces
couches d’avant-garde avaient compris mieux que les autres, surtout
après les mesures prises par Daladier, que le problème n’était
plus de manifester, ni d'élever des protestations platoniques, mais
d’engager la lutte pour le pouvoir. La participation à la grève
avec manifestations de couches de travailleurs plus arriérées, ou
occupant une place moins importante dans les relations sociales,
témoigne d'autre part de la profondeur de la crise dans le pays, et
de ce que l’énergie révolutionnaire des masses ouvrières était
restée intacte malgré la politique de démoralisation du Front
populaire.
L’Histoire
nous enseigne, il est vrai, que même après une défaite décisive,
qui met un terme à la révolution, les couches les plus arriérées
de travailleurs peuvent continuer d’agir, alors que les cheminots,
métallos, etc. demeurent passifs. Ce fut le cas en Russie après
l’écrasement de l’insurrection de 1905. Mais cette situation
résultait du fait que les couches d’avant-garde avaient déjà
épuisé leurs forces au cours des longs combats qui avaient précédé
: grèves, lock-outs, manifestations, heurts avec la police et la
troupe, insurrections. Il n’en va pas de même du prolétariat
français : le mouvement de 1936 n’a nullement épuisé les forces
de l’avant-garde. La désillusion sur le compte du Front populaire
a pu, bien sûr, provoquer une démoralisation passagère dans
certaines couches; elle a dû, en revanche, aiguiser l’impatience
et l’indignation des autres couches. En même temps, en 1936, comme
en 1938, les mouvements ont enrichi le prolétariat tout entier d’une
expérience inestimable et révélé des milliers de dirigeants
ouvriers locaux qui méprisent la bureaucratie officielle. Il nous
faut être capables d’arriver jusqu’à eux, de les rassembler, de
les armer du programme de la révolution.
Nous
n’allons pas donner, de l’extérieur, des conseils de tactique à
nos amis français qui se trouvent sur les lieux de l’action, et
qui peuvent mieux que nous prendre le pouls des masses. Cependant,
aujourd’hui plus que jamais, il est clair pour tout révolutionnaire
marxiste que le seul moyen sûr de mesurer parfaitement le rapport de
forces, et en particulier le degré de préparation des masses au
combat, est l’action.
La critique sans concessions de la IIe
et de la IIIe
Internationale n’a de valeur révolutionnaire que dans la mesure où
elle aide l’avant-garde à se mobiliser pour prendre part aux
événements. Les mots d’ordre fondamentaux, nécessaires à la
mobilisation, sont donnés par le programme de la IVe
Internationale, qui revêt aujourd’hui en France un caractère plus
actuel que jamais dans aucun autre pays. Une immense responsabilité
politique repose sur les épaules de nos camarades. Aider la section
française de la IVe
Internationale
de toutes ses forces et par tous les moyens moraux et matériels est
le devoir le plus important et le plus impérieux de l’avant-garde
révolutionnaire.