Léon
Trotsky : L’U.R.S.S. et le Japon
(11
août 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 18, juin
1938 a septembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1984, p. 232-234,
voir des
annotations
là-bas]
Le
sentiment de satisfaction à propos de la trêve entre l’U.R.S.S.
et le Japon ne devrait pas inspirer l’optimisme quant à l’avenir
proche. Le Japon ne peut pas s’enfoncer plus profondément en Chine
et en même temps tolérer l’U.R.S.S. à Vladivostok. Aucun art
diplomatique ne peut faire disparaître cet antagonisme. Tokyo
préférerait repousser le règlement de ses comptes avec I’U.R.S.S.
jusqu’à ce que sa position en Chine soit assurée. Mais, d’un
autre côté, ce qui se passe à l’intérieur de l’U.R.S.S. tente
le Japon de frapper quand le fer est chaud, c’est-à-dire
d’éprouver tout de suite sa force. D’où la politique ambiguë
du Japon :
provocations,
violations de frontières, raids de bandits et en même temps
négociations diplomatiques pour conserver la possibilité de
demi-retraites temporaires au cas où l’U.R.S.S. s’avère plus
forte que le Japon ne le souhaite.
A
Moscou, on a compris depuis longtemps qu’une guerre est inévitable
en Extrême-Orient. De façon générale, Moscou a toujours été
intéressée à la repousser, autant parce que l’industrialisation
rapide renforçait la puissance militaire des soviets que parce que
les contradictions internes du Japon où il existe encore un régime
semi-féodal, préparent la plus grande catastrophe sociale et
politique.
Les
difficultés militaires que le Japon a rencontrées en Chine et que
les militaristes japonais, dans leur extrême courte vue, n’avaient
pas prévues, ont cependant créé une situation nouvelle. Les
intérêts vitaux de l’U.R.S.S. exigent qu’elle aide la Chine de
toutes ses forces, affrontant consciemment les risques qui en
découlent. On le comprend au Kremlin puisqu’une idée claire du
problème de l’Extrême-Orient s’est dessinée pendant les vingt
années du régime soviétique. Mais l’oligarchie du Kremlin a peur
de la guerre. Cela ne veut pas dire qu’elle a peur du Japon.
Personne à Moscou ne doute que le Mikado ne puisse pas soutenir une
longue guerre. Mais on ne se rend pas moins clairement compte à
Moscou du fait que la guerre conduira inévitablement à
l’effondrement de la dictature stalinienne.
Staline
est prêt en politique extérieure à toutes les concessions pour
pouvoir d’autant plus brutalement conserver son pouvoir dans le
pays. Mais ces concessions et les échecs de la diplomatie soviétique
au cours des deux dernières années soufflent le mécontentement
dans le pays et obligent Staline à des gestes spectaculaires de
force pour dissimuler qu’il est prêt à de nouvelles concessions.
C’est une explication pour tes derniers sanglants conflits à la
frontière mandchoue et coréenne, aussi bien que pour le fait que,
jusqu’à présent, ces conflits se sont terminés par une trêve et
pas par une nouvelle guerre.
La
clé de la situation est maintenant aux mains de Tokyo Le
gouvernement japonais est dirigé par les généraux. Les généraux
japonais sont dirigés par les lieutenants. Là est le danger
immédiat dans cette situation. Les lieutenants ne comprennent ni la
position du Japon ni la position de l’U.R.S.S. Malgré la leçon
chinoise —- et en partie à cause d’elle — ils cherchent des
victoires faciles aux dépens de l’U.R.S.S. Ils se trompent
totalement. S’ils provoquent une guerre, elle ne provoquera pas la
chute immédiate de Staline ; au contraire, elle renforcera sa
position pour un an ou deux, et cette période est plus que
suffisante pour révéler dans sa réalité la totale banqueroute
interne du régime social et politique japonais. Une grande guerre
provoquerait au Japon une catastrophe révolutionnaire analogue à
celle qui a frappé la Russie tsariste dans la dernière grande
guerre. L’effondrement de la dictature stalinienne ne viendra qu’en
second lieu. C’est pourquoi, pour les maîtres du Japon, il ne
serait pas sage d’obliger Staline à faire ce dont il ne veut pas,
défendre l’U.R.S.S. les armes à la main.