Léon
Trotsky : La Cinquième Roue
(27
janvier 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, p. 118-120,
voir
des
annotations là-bas]
La
soi-disant Association internationale des travailleurs (A.I.T.),
représentant les groupements anarcho-syndicalistes de différents
pays, s'est réunie à Paris du 8 au 17 décembre. Il est bien connu
que la seule section importante de cette Internationale est la C.N.T.
espagnole. Toutes les autres organisations (suédoise, portugaise,
française, latino-américaine) sont d’une dimension tout à fait
insignifiante.
Évidemment,
même une petite organisation peut avoir une grande signification si
elle a une position révolutionnaire indépendante qui anticipe sur
le développement à venir de la lutte de classes. Mais, comme on
peut s’en rendre compte à travers le bref compte rendu publié
dans le Bulletin
d’information de l’A.I.T. (n°
67 de l’édition allemande, Boletin
d'Información),
le congrès extraordinaire de Paris s’est terminé par la victoire
complète de la politique de García Oliver, c’est-à-dire la
politique de capitulation devant la bourgeoisie.
Au
cours de l’année dernière, quelques publications anarchistes,
surtout les françaises, ont modérément critiqué les méthodes
d’action de la C.N.T. espagnole. Les bases de cette critique sont
tout à fait suffisantes : au lieu de construire le socialisme sans
État, les dirigeants de la C.N.T. sont devenus ministres dans un
État bourgeois ! Cette circonstance n’a pas cependant empêché le
congrès de Paris de l’A.I.T. D’ « approuver la ligne de la
C.N.T. ».
A
leur tour, les leaders de l’anarcho-syndicalisme espagnol ont
expliqué au congrès que, s’ils avaient trahi la révolution
socialiste afin de sauver la bourgeoisie, c’était seulement à
cause de « la solidarité insuffisante du prolétariat international
».
Le
congrès n’a rien inventé de nouveau : tous les traîtres
réformistes ont toujours fait porter au prolétariat la
responsabilité
de
leur propre trahison. Si les social-patriotes soutiennent leur
militarisme
« national », ce
n’est
pas, bien évidemment, parce qu’ils sont les larbins du
capitalisme, mais parce que « les masses ne sont pas encore mûres
pour un réel internationalisme ». Si les dirigeants syndicaux se
conduisent comme des briseurs de grève, c’est parce que les masses
« ne sont pas encore mûres » pour lutter.
Le
compte rendu ne dit mot d’une critique révolutionnaire à ce
congrès de Paris. A cet égard comme à bien d’autres, ces
Messieurs les anarchistes imitent totalement les libéraux bourgeois.
Pourquoi la racaille serait-elle au courant des divergences qui
existent dans les sommets? Cela ne pourrait qu’ébranler l’autorité
des ministres anarcho-bourgeois. Il est vraisemblable qu’en
réplique à la critique «
de
gauche » des anarchistes français, ces derniers se seraient vus
rappeler leur propre conduite pendant la dernière guerre
impérialiste.
Nous
avons déjà entendu dire par certains théoriciens anarchistes qu’au
cours de circonstances « exceptionnelles », comme la guerre et la
révolution, il est nécessaire de renoncer à son propre programme.
De tels révolutionnaires ressemblent fort à
ces
imperméables qui ne prennent l’eau que quand il pleut,
c’est-à-dire dans des circonstances « exceptionnelles »,
mais
demeurent parfaitement étanches par temps sec, donnant alors toute
satisfaction.
Les
décisions du congrès de Paris se situent exactement au même niveau
que la politique de García Oliver et des gens de son espèce. Les
leaders de l’A.I.T. ont résolu d’en appeler à la IIe,
à la IIIe
et à l’Internationale d’Amsterdam, et de leur proposer la
constitution d’un « front international antifasciste ». Pas un
mot de
la
lutte contre le capitalisme. Les méthodes de cette bataille sont
annoncées : « boycottage des produits fascistes », et… «
pression
sur les gouvernements démocratiques » : les méthodes les plus
sûres par lesquelles libérer le prolétariat !
C’est
bien évidemment avec l’objectif d’exercer une «
pression
» que le leader de la IIe
Internationale, Léon Blum, est devenu président du Conseil dans la
France « démocratique » et a tout fait pour écraser le mouvement
révolutionnaire du prolétariat français. Avec Staline, et aidé
par García Oliver, Blum a aidé Negrín-Prieto à étrangler la
révolution socialiste du prolétariat espagnol. Et, dans toute cette
action, Jouhaux a pris une part très importante.
C’est
à travers de telles actions que le front uni des trois
Internationales pour la lutte contre le prolétariat révolutionnaire
a déjà été réalisé depuis longtemps. Dans ce front, les leaders
de la C.N.T. ont tenu une place qui n'est pas éminente, mais déjà
suffisamment honteuse !
Le
congrès de Paris signifie que la trahison des anarchistes espagnols
est imposée à l’anarchisme dans le monde entier. Cela trouve son
expression particulière dans le fait qu’à partir de maintenant le
secrétaire général de l’A.I.T. sera désigné par la C.N.T.
espagnole. En d’autres termes, le secrétaire général, à partir
de maintenant, sera un fonctionnaire du gouvernement bourgeois
espagnol.
Messieurs
les théoriciens et demi-théoriciens anarchistes et
demi-anarchistes, qu’avez-vous à dire ? A l’exemple des
anarcho-syndicalistes espagnols, êtes-vous prêts à jouer le rôle
de cinquième roue du carrosse de la démocratie bourgeoise ?
Bien
des anarchistes, c'est évident, ne se sentent pas parfaitement à
leur aise. Mais, pour surmonter leur malaise, ils changent de
conversation. Pourquoi s’occuper, en vérité, de l’Espagne et du
congrès de Paris de l’A.I.T., quand on peut parler de Cronstadt ou
de Makhno? Thèmes des plus brûlants …
Dans
sa décomposition et son déclin, l’Internationale anarchiste ne
désire pas, de toute évidence, traîner à la remorque de la IIe
et de la IIIe
Internationale. Les ouvriers anarchistes honnêtes trouveront
d’autant plus vite la IVe.