Léon
Trotsky : Le
21e
Anniversaire
(14
novembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 19, octobre
1938 a décembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 167-171,
voir des
annotations
là-bas]
La
révolution de février a été déclenchée par les ouvriers et les
soldats, c’est-à-dire les paysans sous les armes. Le coup mortel a
été porté au tsarisme par les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Mais
ils ne savaient pas que ce coup était mortel. Il arrive souvent que
les opprimés ne puissent jouir des fruits de leur victoire parce
qu’ils ne réalisent pas son importance. Le pouvoir, que les masses
révoltées ont été incapables de prendre, tomba entre les mains
d’une coalition de libéraux, de mencheviks et de « socialistes
révolutionnaires », c’est-à-dire de la bourgeoisie et de la
petite-bourgeoisie. C’était le « Front populaire » classique de
l’époque.
Staline
disait et écrivait : « Il nous faut soutenir le Gouvernement
provisoire parce que... » Lénine arriva de l’étranger et déclara
: « Le moindre soutien au Gouvernement provisoire est une trahison.
» Staline dit à la conférence bolchevique de mars : « Il faut
nous unifier avec le parti de Tséreteli (les mencheviks). » Lénine
déclara : « Toute idée d’union avec les mencheviks défensistes
et une trahison. »
La
véritable politique bolchevique commença après l’arrivée de
Lénine (4 avril 1917), avec son opposition irréductible au « Front
populaire » de février. L’idée en était d’unir tous les
opprimés, tous les exploités, contre la bourgeoisie impérialiste «
démocratique », soutenue par les mencheviks et les « socialistes
révolutionnaires » (social-patriotes). Lénine cherchait l’unité
des masses révolutionnaires sur la base de la lutte des classes, pas
l’unité de phraseurs « socialistes » avec les capitalistes
libéraux pour duper les masses. Celui qui ne comprend pas la
différence entre ces deux formes d’ « unité » doit être balayé
du mouvement ouvrier.
Pendant
les mois critiques de la révolution, les partis du « Front
populaire », écrasés par la pression des masses révolutionnaires,
les libéraux, mencheviks et « socialistes révolutionnaires » ne
trouvèrent pas d’autre moyen de se défendre que la calomnie la
plus basse contre les bolcheviks. Les accusations de relations avec
l’état-major allemand, de liens avec les Cent-Noirs et les
pogromistes (les fascistes de l’époque) pleuvaient comme d’une
corne d’abondance. La racaille du Kremlin et ses agents
internationaux n’ont rien inventé : ils n’ont fait que
développer dans des proportions gigantesques les calomnies de
Milioukov, Kerensky et Tséreteli.
La
révolution d’Octobre fut la victoire du bolchevisme, c’est-à-dire
du parti des ouvriers et des paysans les plus pauvres, sur le «
Front populaire », c’est-à-dire les partis de la bourgeoisie
libérale, les mencheviks et les « socialistes révolutionnaires »,
qui étaient indissolublement liés à l’impérialisme «
démocratique » de l’Entente.
Aujourd’hui,
tout philistin qui se considère comme un « ami de l’U.R.S.S. »
traite de « contre-révolutionnaire » la coalition de février.
Mais les cadets, les mencheviks et les « socialistes
révolutionnaires » n’étaient contre-révolutionnaires qu’en
référence à la révolution bolchevique, c’est-à-dire
socialiste, mais ne l’étaient pas en référence à la monarchie,
au fascisme de l’époque ou à la dictature des généraux. Si on
traduit les concepts politiques de cette époque en termes
contemporains, il faudra dire que Lombardo Toledano est, au mieux,
une caricature de Kerensky et que Laborde est beaucoup plus loin du
marxisme que les mencheviks ne l’étaient pendant la révolution de
février.
Les
Kerensky du monde entier étaient les ennemis irréconciliables de la
révolution d’Octobre. Les ouvriers révolutionnaires du monde
entier étaient ses amis. Des amis salariés, il n’en existait pas.
Il n’était pas possible de faire carrière grâce aux relations
amicales qu’on pouvait entretenir avec l’U.R.S.S. Il n’était
pas possible de se rendre en U.R.S.S. autrement que de façon
clandestine. Certains qui s’y essayèrent trouvèrent la mort,
abattus par les garde-frontières ou noyés pour avoir tenté la
traversée, la nuit, sur une simple barque. C’étaient de
véritables
amis.
Pour
pouvoir faire de Lombardo Toledano et de ses pareils des « amis »
stipendiés de l’U.R.S.S., il a fallu que la bureaucratie
soviétique opprime les masses et s’empare de la totalité du
pouvoir et des moyens de contrôle de toutes les richesses du pays;
il a fallu, en d’autres termes, que la révolution prolétarienne
fasse place à la réaction thermidorienne. En France, les
carriéristes thermidoriens qui s’étaient enrichis dans la
révolution haïssaient les Jacobins honnêtes. L’actuelle
bureaucratie, ainsi que ses amis étrangers, hait les véritables
révolutionnaires prolétariens. Pour justifier cette haine devant
les masses, ces carriéristes doivent calomnier ceux qui sont restés
fidèles au programme de la révolution d’Octobre. La bureaucratie
soviétique paie ces calomnies en soutien, en publicité, et souvent
aussi en or pur. Le résultat est que Trotsky, Zinoviev, Kamenev,
Rykov, Boukharine, Piatakov, Sokolnikov, Sérébriakov, Smirnov —
tous camarades de combat de Lénine —, Toukhatchevsky, Egorov,
Blucher, Mouralov, Iakir, Mratchkovsky, Ouborévitch, Gamarnik —
tous héros de la guerre civile — sont des traîtres, et qu’il
s’avère que les fidèles défenseurs de la révolution d'Octobre
sont le procureur de Moscou Vychinsky et l’avocat mexicain
Toledano.
A
la veille du 21e
anniversaire, la politique soviétique à l’intérieur et à
l’extérieur, la politique du Comintern se sont révélées dans
toute leur pourriture et leur folie. A l’intérieur, il a fallu
exterminer entièrement le parti bolchevique et organiser une
déification honteuse du Chef Adolf Staline pour soutenir le régime
instable de la dictature bureaucratique. En politique extérieure,
après des capitulations injustifiées et humiliantes, l’U.R.S.S.
est plus isolée que jamais. Enfin, la politique internationale du «
Front populaire » a mené la révolution espagnole à la ruine et la
France au bord du fascisme. Aux yeux du prolétariat international,
le Comintern est une méprisable et lamentable faillite.
Comme
on pouvait s’y attendre, Moscou est en train d'essayer d’opérer
une nouvelle volte-face. A la grandiose, mais parfaitement
obligatoire, manifestation sur la Plage Rouge le 7 novembre, les
journalistes étrangers présents ont été surpris d’entendre des
clameurs, depuis longtemps oubliées, en faveur de la révolution
mondiale... Staline veut terroriser ses ennemis par ses hurlements.
Comme il n’a pu rien obtenir par la flatterie la plus grossière,
il espère prendre les impérialistes par la peur. Pauvre tentative
d'un intrigant sans honneur! Pour faire une politique
révolutionnaire, il faut des partis révolutionnaires. Il n’y en a
pas. Il n’a pas été facile de transformer les sections des
jeunesses du Comintern en cliques de carriéristes complètement
dépravés, par les moyens de la pression bureaucratique, de la
tromperie, de la calomnie, de la violence, de la corruption et de
l’assassinat. Mais ce travail a été fait. En quinze ans on peut
transformer une organisation révolutionnaire en un tas de fumier.
Mais on ne peut en sens inverse transformer un tas de fumier en un
précieux métal révolutionnaire, simplement parce
qu'on
le désire. Après la « troisième période » de grimaces
ultra-gauchistes, nous nous sommes trouvés devant la « quatrième
période » de servilité honteuse devant l’impérialisme «
démocratique ». La tentative actuelle d'entamer une « cinquième
période » — de gesticulations révolutionnaires et de bluff à
retardement — s'achèvera par un fiasco plus cruel encore. Le
terrible dictateur commencera bientôt à avoir l’air d’un
épouvantail d’arrière-cour.
Sur
la voie de la bureaucratie et du Comintern, il n’y a pas d’issue,
aucun rayon d’espoir. L’avant-garde ouvrière doit en finir avec
la bureaucratie soviétique et le Comintern. Seule une insurrection
du prolétariat soviétique contre la tyrannie infâme des nouveaux
parasites peut sauver ce qui subsiste encore, dans le fondations de
la société, des conquêtes d’Octobre. Seule la révolution
prolétarienne dans les pays capitalistes avancés peut aider les
travailleurs russes à construire une véritable société sur les
fondations jetées en Octobre. C’est en ce sens, et en ce sens
seulement, que nous défendons la révolution d'Octobre contre
l’impérialisme, fasciste ou démocratique, contre la bureaucratie
stalinienne et contre ses « amis » appointés.