Léon
Trotsky : Le Cas
du Professeur Pletnev
(10
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 296-298,
voir des
annotations là-bas]
Dans
cette déclaration, nous utilisons exclusivement des données
officielles empruntées à la Pravda
de Moscou.
L’accusé
Pletnev, professeur de médecine, a maintenant soixante-dix ans. Il
était médecin du Kremlin presque depuis l'époque de l’insurrection
d’Octobre. Il ne s’est jamais intéressé à la politique.
Lénine, Kroupskaia et tous les responsables au Kremlin ont eu
recours à lui. Pletnev a reçu de nombreuses distinctions. Plus
d’une fois la presse soviétique l’a couvert de louanges. Mais la
situation a brutalement changé à la mi-1937 : Pletnev a été
accusé publiquement de viol et de sadisme. La Pravda
du 8 juin 1937 a publié un long article, qui décrivait avec des
détails inhabituels le viol abominable qu’il aurait prétendument
commis sur une femme, «
la
patiente B. ». L’article citait une lettre de Mme
B. à Pletnev, qui comportait ces lignes : « Soyez maudit, vil
criminel, pour m’avoir transmis un mal incurable et avoir mutilé
mon corps... » et ainsi de suite. La Pravda
racontait que Pletnev, à la suite des plaintes de Mme
B., avait voulu la faire enfermer dans un asile d’aliénés et
qu’il aurait répondu à ses reproches : « Trouvez du poison et
suicidez- vous! ». L’article en question produisit une impression
d’autant plus choquante qu’il fut publié avant que Pletnev ait
comparu devant un tribunal. Pour qui connaît les mœurs de
l’actuelle bureaucratie soviétique, il est tout à fait clair
qu’un article semblable contre un médecin dans une position
élevée, ne pouvait avoir été publié dans la Pravda
qu’avec l’accord de Staline ou directement sur son ordre. On en
vint naturellement à soupçonner que cette affaire était liée à
une intrigue souterraine contre Pletnev et que la mystérieuse «
patiente B. » était selon toute probabilité un agent du G.P.U.
Immédiatement,
avant toute forme de procès, ce qu’on appelle l’ « opinion
publique » fut mobilisée à partir d’un centre invisible, ou,
plus précisément, les docteurs à Moscou, Kiev, Toula, Sverdlovsk
etc. reçurent l’ordre d’adopter des résolutions exigeant « la
sentence la plus sévère pour ce monstre ». Ces résolutions
furent, bien entendu, publiées dans la Pravda
:
nous avons ces numéros sous la main. Les 17 et 18 juillet 1937,
l’affaire Pletnev fut portée à huis clos devant un tribunal de
Moscou. En U.R.S.S. on est souvent condamné à mort pour le vol d’un
sac de farine. Il était donc d’autant plus sensé de s’attendre
à une sentence impitoyable pour un sadique médecin qui avait
transmis un « mal incurable » et « mutilé » le corps d’une
patiente. Cependant, dans la même Pravda
du 19 juillet, les lecteurs apprirent que Pletnev avait été
condamné à « deux ans de privation de liberté avec
sursis
», c’est-à-dire en réalité que tout châtiment lui avait été
épargné. La sentence semblait aussi inattendue que l’avait été
auparavant l’accusation.
Sept
mois plus tard, on retrouve le même Pletnev accusé d’avoir
délibérément hâté la mort de Menjinsky, Kouibytchev et Maksim
Gorky. Pletnev évidemment avoue qu’il est coupable. II semble
qu'il ait commis ces crimes monstrueux « sur ordre » de Iagoda,
l’ancien chef du G.P.U. Pourquoi a-t-il obéi à Iagoda? Par peur.
Le médecin du Kremlin, qui connaissait tous les membres du
gouvernement, avait peur de dénoncer le criminel, et il est devenu
son instrument docile. Est-ce improbable? C’est en tout cas ce
qu’il dit dans sa déposition. On n’entend plus rien sur Pletnev
le sadique. « La patiente B. » n’est pas appelée à témoigner.
Elle avait accompli sa tâche avant le procès. Le sadisme
n’intéresse plus personne. Maintenant, on découvre que Pletnev,
médecin depuis l’époque du tsar, était un agent terroriste du «
bloc trotskyste-boukharinien », sous les ordres directs de Iagoda,
l’ancien chef du G.P.U.
Peut-on
douter qu’il existe une corrélation interne étroite entre ces
deux procès ? Pour attribuer aux trotskystes des actions
terroristes, il fallait les inventer. C’est pour cela que Iagoda,
le bourreau des trotskystes, a été métamorphosé en agent des
trotskystes et que le médecin a été métamorphosé en
empoisonneur. L’accusation de sadisme n’avait été lancée il y
a sept mois avec un tapage assourdissant que pour briser la volonté
d’un vieux médecin, père de famille, et faire de lui un
instrument docile entre les mains du G.P.U. pour le prochain procès
politique. Pletnev risquait la mort quand on l’accusait d’avoir
violé « la patiente B. ». Mais, en coulisses, on arriva à un
accord dont le résultat fut que Pletnev fut condamné avec sursis.
Tel
était le prix de ses extravagants aveux au procès des vingt et un.
L’affaire
Pletnev est particulièrement instructive puisque tous les ressorts y
sont mis au jour.