Léon
Trotsky : Le Défaitiste
totalitaire du Kremlin
(12
septembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 18, juin
1938 a septembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1984, pp. 277-284,
voir des
annotations
là-bas]
[La
princesse Catherine Radzivill considère Staline comme « l’homme
le mieux informé en Europe » (Liberty
du 3 septembre 1938). On ne peut en aucun cas être d’accord avec
cela. Staline, qui ne sait lire aucune langue étrangère, ne connaît
du monde extérieur que ce que ses agents lui communiquent en langue
russe. Chacun d’eux craint par-dessus tout d’apparaître au
Kremlin pessimiste ou — Dieu me garde — défaitiste. La
conséquence en est que ces agents ne réunissent que les documents
qui confirment les derniers mots de Staline lui-même. Ainsi, plus
que n’importe quel dirigeant européen, Staline vit dans un monde
qu’il s’est lui-même fabriqué. C’est la seule raison qui ait
rendu possible, entre autres, les fantastiques et monstrueux procès
de Moscou, qui devaient prouver au monde la puissance de Staline et
n’ont dévoilé en réalité que sa faiblesse.] A partir de l’année
1933, l’importance internationale de l’U.R.S.S. a commencé à
croître rapidement. Il nous est arrivé plus d’une fois
d’entendre, venant de journalistes étrangers, les jugements que la
princesse Radzivill répète avec retard : « Le Kremlin tient entre
ses mains les destinées de l’Europe », ou « Staline est devenu
l’arbitre international », etc. Aussi exagérées qu’aient pu
être ces appréciations, même à l’époque, elles provenaient
cependant de deux facteurs indiscutables : l’exacerbation des
antagonismes mondiaux et la puissance grandissante
de
l’Armée rouge. Le succès relatif du premier plan quinquennal,
l’appréciation optimiste du deuxième plan qui en découlait, les
succès, sensibles pour tous, de l’industrialisation, qui a créé
une base technique pour l’armée et pour la flotte, la réduction
progressive de la paralysie des transports ferroviaires, les
premières récoltes favorables sur la base des kolkhozes,
l’accroissement du nombre de têtes de bétail, la diminution de la
famine et du besoin — telles furent les prémices intérieures des
succès de la diplomatie soviétique. C’est à cette période que
se rapportent les paroles de Staline : « La vie est devenue plus
facile, la vie est devenue plus gaie. » En effet, la vie est devenue
un peu plus facile pour les masses laborieuses. Et elle est devenue
beaucoup plus gaie pour la bureaucratie.
Pendant
ce temps, une part considérable du revenu national allait à la
défense. L’effectif de l’armée, de 800000 hommes en temps de
paix, a été porté à un million et demi. La flotte renaissait. Au
cours des années de régime soviétique, de nouveaux cadres
militaires ont pu être formés, depuis les lieutenants jusqu'aux
maréchaux. A cela, il faut ajouter le facteur politique :
l’opposition de gauche, comme de droite, ont été détruites. Il
semblait que la victoire sur l’opposition trouvait sa justification
objective dans les succès économiques. Le pouvoir de Staline
paraissait inébranlable. Tout concourait à transformer le
gouvernement soviétique, sinon en arbitre de l’Europe, du moins,
en tout cas, en important facteur international.
Les
deux dernières années n’ont pas laissé debout une seule pierre
de cette construction. Le poids spécifique de la diplomatie
soviétique est à l’heure actuelle inférieur à ce qu’il était
au cours des mois les plus critiques du premier plan quinquennal.
Londres ne s’est pas seulement tourné vers Rome et Berlin, mais
exige aussi que Paris tourne le dos à Moscou. Hitler a ainsi
actuellement le moyen de mener sa politique d’isolement de
PU.R.S.S. par l’intermédiaire de Chamberlain. Si la France n’a
pas dénoncé le pacte avec l’U.R.S.S,, elle l’a réduit au rôle
de réserve de deuxième ligne. Ayant perdu confiance dans le soutien
de Moscou, la IIIe
République suit pas à pas les traces de l’Angleterre. Les
patriotes conservateurs français se plaignent, non sans amertume,
que la France soit « le dernier dominion » britannique. Avec
l’accord du même Chamberlain, l'Italie et l’Allemagne
s’apprêtent à s’installer durablement en Espagne où, très
récemment encore, Staline semblait — et pas seulement à ses
propres yeux — être l’arbitre des destinées. En Extrême-Orient,
où le Japon s’est heurté à des difficultés grandioses qu’il
n’attendait pas, Moscou s’est révélée impuissante à faire
plus que répondre à des escarmouches qui étaient d’ailleurs
engagées par le Japon.
Il
ne faut pas chercher la cause du catastrophique déclin du rôle
international des Soviétiques dans ces deux dernières années dans
la réduction ou l’atténuation des contradictions internationales.
Quelles que soient les fluctuations épisodiques ou conjoncturelles,
les pays impérialistes courent inévitablement à la guerre
mondiale. La conclusion est claire : la faillite de Staline sur
l’arène mondiale est avant tout le résultat du développement
intérieur de l’U.R.S.S. Que s’est-il donc réellement passé en
Union soviétique même, au cours des deux dernières années, pour
transformer la puissance en impuissance? L’économie semble
continuer de croître, malgré le prétendu « sabotage »,
l’industrie peut toujours se flatter de ses succès, les récoltes
augmentent, les réserves de guerre s’accumulent. Staline liquide
ses ennemis intérieurs. Que se passe-t-il donc ?
Il
n’y a pas si longtemps, le monde jugeait l’Union soviétique
presque exclusivement d’après les chiffres, des statistiques
soviétiques. Ces chiffres, quoique tendancieusement exagérés,
témoignaient malgré tout de succès indiscutables. On supposait
que, derrière le rideau de papier des chiffres se cachait le
bien-être grandissant du peuple et du pouvoir. Il s’est avéré
que ce n’était pas du tout le cas. Les processus de l’économie,
de la politique et de la culture se traduisent en dernière analyse
par les rapports entre les êtres vivants, les groupes, les classes.
Les tragédies des procès de Moscou ont révélé que ces rapports
sont désespérément mauvais, ou pour être plus juste,
insupportables.
L’armée
est la quintessence du régime, non dans ce sens qu’elle n’exprime
que ses « meilleurs » côtés, mais en ce qu’elle donne une
expression plus concentrée aux tendances positives aussi bien que
négatives de la société. Quand les contradictions et les
antagonismes d’un régime atteignent une acuité déterminée, ils
commencent à ronger l’armée de l’intérieur. Conclusion inverse
: si l’armée, qui est l’organisme le plus discipliné de la
classe dominante, commence à être déchirée par des contradictions
internes, c’est le signe infaillible d’une crise intolérable
dans la société elle-même.
Les
succès économiques de l’Union soviétique, qui ont renforcé son
armée et sa diplomatie, ont avant tout rehaussé et raffermi la
couche bureaucratique dominante. Aucune classe, à aucun moment de
l’histoire, n’a concentré dans ses mains, en un laps de temps
aussi court, autant de richesse et de puissance que la bureaucratie
pendant les deux plans quinquennaux. Mais c’est en cela,
précisément, qu’elle est mise en contradiction grandissante avec
le peuple, qui a vécu trois révolutions et renversé la monarchie
tsariste, la noblesse et la bourgeoisie. En un certain sens, la
bureaucratie soviétique réunit en elle, à présent, les traits de
toutes les classes renversées, mais sans avoir ni leurs racines
sociales ni leurs traditions. Elle ne peut défendre ses monstrueux
privilèges que par la terreur organisée, de même qu’elle ne peut
justifier sa terreur que par des accusations mensongères et par des
faux. Née des succès économiques, la toute-puissance de la
bureaucratie est devenue le principal obstacle sur le chemin des
réussites futures. Le développement du pays est inconcevable sans
la croissance générale de la culture, c’est-à-dire, sans
l’indépendance de chacun et de tous, sans la liberté de critique
et. de recherche. Ces conditions élémentaires du progrès sont
indispensables à l’armée, plus encore qu’à l’économie, car,
dans l’armée, la réalité ou la fiction des données statistiques
se vérifie par le sang. En attendant, le régime politique de
l’U.R.S.S. s’est définitivement rapproché du régime d’un
bataillon disciplinaire. Tous les éléments progressistes et actifs
qui sont réellement dévoués aux intérêts de l’économie, à
l’instruction publique ou à la défense nationale, entrent
inévitablement en contradiction avec l’oligarchie dominante. Il en
était ainsi à l’époque du tsarisme ; il en est ainsi, mais à un
rythme incomparablement plus rapide, à l’heure actuelle, sous le
régime de Staline. A l’économie, à la culture, à l’armée, il
faut des initiateurs, des constructeurs, des créateurs. Au Kremlin,
il faut des exécuteurs fidèles, des agents sûrs et impitoyables.
Ces types humains — agents et créateurs — sont l’un pour
l’autre des ennemis irréductibles.
Au
cours des quinze derniers mois, l’Armée rouge a été privée de
presque tous ses cadres de commandement qui avaient d’abord été
recrutés pendant les années de la guerre civile (1918- 1920), et
instruits, perfectionnés et complétés au cours des quinze années
suivantes. Le corps des officiers, entièrement renouvelé et
continuellement renouvelable, a été mis par Staline sous une
surveillance policière ouverte. Toukhatchevsky, et, avec lui, la
fleur des cadres militaires, ont péri dans la lutte contre la
dictature policière sur les officiers de l’Armée rouge. Dans la
flotte, où la force et les faiblesses se manifestent de façon plus
concentrée, l'extermination du corps des officiers a eu un caractère
plus large que dans l’armée de terre. Il est impossible de ne pas
répéter encore une fois que les forces armées d’U.R.S.S. ont été
décapitées. La bureaucratie et le corps des officiers s’affrontent
dans un lent duel où seul le Kremlin a le droit de tirer. Ce duel
tragique n’est pas le fait du hasard ; il a une cause organique. La
bureaucratie totalitaire concentre dans ses mains deux fonctions —
le pouvoir ou l’administration. Ces deux fonctions sont justement
arrivées aujourd’hui à une contradiction aiguë. Pour assurer une
bonne administration, il faut liquider le pouvoir totalitaire ; pour
garder le pouvoir, Staline doit anéantir les administrateurs
indépendants, civils aussi bien que militaires.
L’institution
des commissaires, introduite d’abord à l’époque où l’Armée
rouge fut créée à partir de rien, signifiait nécessairement un
régime de dualité de commandement. Les inconvénients et les
dangers d’un tel système étaient absolument évidents, même
alors, mais étaient considérés comme un moindre mal et, qui plus
est, temporaire. La nécessité même du double commandement dans
l’armée résultait de la décomposition de l’armée tsariste et
des conditions de la guerre civile. Que signifie la nouvelle dualité
de commandement? La première étape de l’effondrement de l’Armée
rouge et le commencement d’une nouvelle guerre civile dans le pays
?
Les
commissaires de la première promotion exprimaient le contrôle de la
classe ouvrière sur des spécialistes militaires indifférents et en
majorité hostiles. Les commissaires de la dernière promotion
signifient le contrôle de la clique bonapartiste sur
l’administration civile et militaire et, à travers elles, sur le
peuple. Les commissaires de la première époque se recrutaient parmi
les révolutionnaires honnêtes et sérieux, réellement dévoués à
la cause du socialisme. Les commandants, sortis en majorité des
rangs de l’ancien corps des officiers et sous-officiers, se
débrouillaient mal dans les conditions nouvelles et les meilleurs
d’entre eux recherchaient eux-mêmes le soutien et les conseils des
commissaires. Pendant cette période, la dualité du commandement a
abouti, non sans frictions ni conflits, à une amicale collaboration.
Les
choses se présentent tout différemment aujourd’hui. Les
commandants actuels sont issus de l’Armée rouge. Ils sont
indissolublement liés à elle et jouissent d’une autorité
conquise à travers de nombreuses années. Au contraire, les
commissaires sont recrutés dans la progéniture des bureaucrates,
qui n’a ni expérience révolutionnaire, ni connaissances
militaires, ni acquis moral. C’est un type achevé des carriéristes
de la nouvelle école. Ils n’ont reçu de commandements que parce
qu’ils incarnent « la vigilance », c’est-à-dire la
surveillance policière de Staline sur l’armée. Les commandants
leur vouent une haine bien méritée. Le régime de la dualité du
commandement se transforme en lutte entre la police politique et
l’armée, dans laquelle le pouvoir central est du côté de la
police.
Le
film de l’histoire se déroule à l’envers et ce qui était une
mesure progressiste de la révolution est ressuscité sous la forme
d’une caricature thermidorienne répugnante. La nouvelle dualité
de commandement traverse tout l’appareil d’État, du haut en bas.
A la tête de l’armée se trouve nominalement Vorochilov,
commissaire du peuple, maréchal, chevalier de nombreux ordres, etc.
Mais le pouvoir réel est concentré entre les mains de Mekhlis, un
homme nul, mais qui, sur les directives personnelles de Staline,
bouleverse de fond en comble l’armée. C’est la même chose dans
chaque district militaire, dans chaque division, dans chaque
régiment, aussi bien que dans la flotte et l’armée de l’air. Il
y a partout un Mekhlis, agent de Staline et d’Ejov, et qui instaure
la « vigilance » au lieu de la connaissance, de l’ordre et de la
discipline. Tous les rapports dans l’armée ont pris un caractère
mouvant, chancelant, flottant. Personne ne sait où finit le
patriotisme, où commence la trahison. Personne ne sait avec
certitude ce qui est permis et ce qui est interdit. En cas de
contradiction entre les ordres du commandant et ceux du commissaire,
chacun doit deviner, entre les deux chemins, celui qui mène à la
récompense et celui qui mène en prison. Tous attendent et scrutent
avec inquiétude les alentours. Les travailleurs honnêtes, en
laissent tomber les bras. Les filous, les voleurs et les carriéristes
font leurs petites affaires sous le couvert des dénonciations
patriotiques. La résistance de l’armée est ébranlée. Le
laisser-aller s’installe partout. Les fusils ne sont ni nettoyés
ni entretenus. Les casernes ont l’air sales et inhabitées. Les
toits laissent passer la pluie, on manque de douches, les soldats
rouges n’ont pas de linge. La nourriture est de plus en plus
mauvaise et n’est pas distribuée aux heures fixées. En réponse
aux plaintes, le commandant renvoie au commissaire, et le commissaire
accuse le commandant. Les vrais coupables se couvrent en dénonçant
les « saboteurs ». L’ivrognerie augmente parmi les officiers et,
sous ce rapport également, les commissaires rivalisent avec eux.
Couvert par le despotisme policier, le régime de l’anarchie est
actuellement en train de saper tous les domaines de la vie
soviétique, mais il est particulièrement néfaste dans l’armée,
car celle-ci ne peut vivre que dans les conditions d’un régime
normal, avec une entière clarté dans tous les rapports. C’est
entre autres la raison pour laquelle les grandes manœuvres de
l’armée ont été annulées cette année.
Le
diagnostic est clair. Le développement du pays, et en particulier la
croissance de ses nouveaux besoins, est incompatible avec
l’abomination totalitaire ; c’est pourquoi il se manifeste des
tendances à repousser, à chasser, à bouter la bureaucratie hors de
tous les domaines de la vie.
[Ce
processus n’a pas encore trouvé une expression politique déclarée,
mais il en est d’autant plus profond et inéluctable. Dans les
domaines de la technique, de l’économie, de l’enseignement, de
la culture, de la défense, les gens d’expérience, de science,
d’autorité, repoussent automatiquement les agents de la dictature
stalinienne, qui sont, dans leur majorité, des canailles incultes et
cyniques du genre de Mekhlis et d’Ejov.] Lorsque Staline accuse
l’une ou l’autre section de l’appareil de manquer de «
vigilance », il veut dire par là : vous vous occupez des intérêts
de l’économie, de l’enseignement ou de l’armée, mais vous ne
vous occupez pas de mes intérêts !
Tout
agent de Staline, dans toutes les régions du pays et à tous les
étages de l’édifice bureaucratique, se trouve dans la même
situation. La bureaucratie ne peut continuer à se maintenir au
pouvoir qu’en sapant tous les fondements du progrès économique et
culturel. [Sur une nouvelle base historique renaît ainsi d’une
manière inattendue l’immémorial antagonisme russe entre
l'Opritchina et la paysannerie.] La lutte pour le pouvoir totalitaire
s’est transformée en extermination des meilleurs hommes du pays
par ses déchets les plus pervertis.
[La
défaite, le sabotage et la trahison pullulent dans l’Opritchina de
Staline. Le « père des peuples » apparaît comme le
super-défaitiste. C’est qu’il est leur bourreau. On ne peut
assurer la défense du pays autrement qu’en détruisant la clique
autocratique des saboteurs et des défaitistes. Le mot d’ordre du
patriotisme soviétique retentit ainsi : « A bas les défaitistes
totalitaires ! A bas Staline et son Opritchina ! »]
Heureusement
pour l’U.R.S.S., la position intérieure de ses ennemis potentiels,
déjà extrêmement tendue, va devenir, dans la période qui vient,
de plus en plus critique. Mais cela ne modifie pas l’analyse de la
situation en U.R.S.S. : le système totalitaire de Staline est devenu
le foyer réel du sabotage culturel et du défaitisme militaire.
Le
dire bien haut est un devoir élémentaire à l’égard des peuples
de l’U.R.S.S. et de l’opinion internationale. La politique,
surtout militaire, ne se satisfait pas de fictions. Les ennemis
savent parfaitement ce qui se fabrique sous le règne de Staline. Il
y a la catégorie des « amis », qui préfèrent croire sur parole
les agents du Kremlin. Ce n’est pas pour eux que nous écrivons,
mais pour ceux qui, dans cette époque menaçante qui s’avance,
préfèrent regarder la vérité droit dans les yeux.