Léon
Trotsky : Le nouveau Procès de Moscou
(3
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 228-238,
voir des
annotations là-bas]
/.
Les
Accusés
Boukharine,
Rykov, et Rakovsky sont les principaux personnages du procès actuel.
A travers leur attitude, on peut mesurer
la profondeur de la réaction en U.R.S.S.
J’ai rencontré Rykov pour la première fois en 1910 à Paris.
Dubrovinsky,
un
bolchevik mort depuis longtemps, me le désigna en murmurant «
Aleksei aurait été Premier ministre dans tout autre pays ». Quatorze
ans plus tard, sur ma recommandation, Rykov fut
choisi
pour le poste, laissé vacant par la mort de Lénine, le
président
du conseil des commissaires du peuple. Dépourvu d’intérêt pour
les questions purement théoriques, Rykov possédé un esprit
politique clair et des capacités d’administrateur exceptionnelles.
Bien que bégayant fortement, c’est un orateur d’un
grande
puissance. Rykov a consacré sa vie consciente tout entière
à
un idéal unique.
Contrairement
à Rykov, Boukharine est un pur théoricien,
un
conférencier, un écrivain, l’un des rares bolcheviks dépourvu de
toute capacité d’organisation. C’est précisément pour celui
qu’il
n’a jamais fait partie de l’équipe gouvernementale. Mais il
fut
rédacteur en chef de son organe central, la Pravda
– un poste d’une signification exceptionnelle ! – et, après la
disgrâce de
Zinoviev,
il fut le dirigeant de l’Internationale communiste (1926-1927). Il
y a toujours eu dans le caractère de Boukharine un côté attirant,
puéril, qui fit de lui, comme le dit Lénine
« l’enfant chéri
du parti ».
La pensée
théorique de Boukharine ce
distingue par son caractère capricieux et sa tendance aux paradoxes.
Il
a souvent polémiqué très vivement avec Lénine qui lui
répondait
sur le ton sévère du professeur. La vivacité de la polémique
n’a
cependant jamais altéré le caractère amical de leurs
relations.
Boukharine aimait Lénine et était attaché à lui comme
un
enfant à sa mère. Si
on nous
avait dit pendant ces années
que
Boukharine serait accusé (vingt ans plus tard!) d'avoir
préparé
un attentat contre Lénine, tous sans aucune exception
aurions
proposé d’enfermer le prophète dans un asile d’aliénés.
Je
connais
Rakovsky depuis 1903. Notre amitié étroite a duré
jusqu’en
1934, lorsqu’il s’est repenti de ses fautes oppositionnelles
et
a regagné le camp gouvernemental. Révolutionnaire international
au
sens plein du terme, Rakovsky, outre le bulgare, sa
langue
maternelle,
parle couramment le russe, le français, le roumain,
l’anglais
et l’allemand, peut lire l’italien et encore d'autres
langues.
Expulsé de neuf pays européens, Rakovsky a lié
son
destin
à la révolution d’Octobre qu’il a servie aux postes les
plus
responsables.
Médecin de profession, orateur et écrivain brillant,
il
gagnait le cœur de chacun par ses qualités de franchise, de
gentillesse,
son humanité et son sens pédagogique.
Boukharine
a à son crédit trente ans de travail révolutionnaire,
Rykov presque
quarante, Rakovsky presque cinquante. Ces
trois
hommes
sont maintenant accusés d’être devenus tout d’un
coup
des
« espions » et des agents de puissances étrangères cherchant
à
détruire et à démembrer l’U.R.S.S.
et
restaurer le capitalisme.
Tous les trois, après de longues périodes de traitements
d’inquisition
dans les prisons du G.P.U., ont avoué leur culpabilité
!
Le
suivant
en importance est Krestinsky, avocat de profession
et vieux-bolchevik.
Il a été le prédécesseur de Staline comme secrétaire
général
du parti avant de devenir commissaire du peuple
aux
finances et, plus tard, ambassadeur à Berlin. Une dépêche
annonce
que Krestinsky, nerveux et impétueux, a désavoué
lors
de la première audience du tribunal tous les témoignages
qu’il
avait faits à l’instruction. Contaminera-t-il les autres
par
son exemple, ou retombera-t-il dans la prostration après
ce
bref sursaut de courage, nous le saurons dans les jours qui
viennent.
Iagoda occupe
une place à part sur le banc des accusés, d'abord
en
tant qu’homme tout-puissant au G.P.U. et, plus tard aussi,
son
chef
officiel. Il a été le
principal
homme de confiance de Staline pendant les dix années de sa lutte
contre l’Opposition. Homme insignifiant en soi, sans aucun trait
particulier, il
personnifie
l’esprit de la police secrète. Après avoir préparé le
procès
de Zinoviev-Kamenev (août 1936), Iagoda a pris peur devant la
perspective de la poursuite de l’extermination des
vieux-bolcheviks
parmi lesquels il avait beaucoup d’amis personnels. Son sort était
scellé. Hier encore élevé au titre de
«
maréchal de la police », il a été détrôné, arrêté et déclaré
traître et ennemi du peuple. Ejov, le nouveau chef du G.P.U.,
a appliqué
à Iagoda la méthode d’interrogatoires dont ce dernier était
l’inventeur et obtenu les
mêmes
résultats que lui.
Parmi
les autres accusés, Rosengolz et Zelensky ont un
intérêt
politique en tant que vieux-bolcheviks et anciens membres du comité
central. Rosengolz, essentiellement un organisateur, a joué dans la
guerre civile un rôle important qui, dans une
large
mesure, relevait de mon contrôle direct. Zelensky a dirigé la
section la plus importante du parti – la section de Moscou -
pendant plusieurs années. Les anciens commissaires du peuple Ivanov,
Grinko et Tchernov ne sont que des personnages purement
administratifs de la nouvelle formation. Trois des
accusés,
Ikramov, Khodjaiev, Charangovitch, me sont connus pour avoir été
des personnages importants dans les milieux provinciaux du parti.
Cinq noms, Krioutchkov, Bessonov, Zoubarev,
Maximov
et Boulanov n’éveillent dans mon esprit aucune
association.
En tout cas, ce sont des gens de troisième ou quatrième
rang.
Les
quatre
docteurs de l’hôpital du Kremlin méritent une mention
particulière.
J’ai plus d’une fois utilisé les services médicaux
de
deux d’entre eux, Lévine et Pletnev. Des deux autres,
Kazakov
et Vinogradov, je ne me rappelle que les noms. Les
médecins
sont accusés – ni plus ni moins – d’avoir empoisonné le
commissaire du peuple à l’industrie lourde, Kouibytchev,
le
chef du G.P.U. Menjinsky et l’écrivain Maksim Gorky.
Il ne
manquait plus que cette accusation incroyable pour donner
plus
d’éclat aux autres.
Considérons
brièvement la situation actuelle du parti bolchevique
et
du pouvoir soviétique après les séries d’impostures iudiciaires
de
Staline. Des neuf personnes qui, du vivant de Lénine,
étaient
membres du bureau politique, c’est-à-dire l’institution
suprême
du parti et du gouvernement, toutes, à la seule exception
de
Staline et de Lénine (qui est mort opportunément) ce
sont révélés
être des agents de puissances étrangères. Tous les chefs
de
l’Armée rouge et de la Flotte sans exception étaient des traîtres
:
Trotsky,
Toukhatchevsky, Iakir, Ouborévitch, etc.
Tous
les
ambassadeurs soviétiques, Sokolnikov, Rakovsky, Krestinsky,
Karakhane,
Ioureniev etc. se sont révélés des ennemis du
peuple.
Tous les chefs de l’industrie et des chemins de fer étaient
des
saboteurs : Piatakov, Sérébriakov, Smirnov, Livshitz
et autres. A la tête de l’Internationale communiste ont été
placés
par
accident deux agents fascistes, Zinoviev et Boukharine
;
deux autres agents fascistes, Boukharine et Radek, ont
été,
de la même façon, placés à la tête de la presse soviétique.
Les
dirigeants de trente républiques soviétiques nationales se sont
révélés des agents de l’impérialisme. Finalement, la vie et la
santé des chefs du parti et du gouvernement étaient confiées à
des empoisonneurs. Pour compléter ce tableau, il ne reste plus qu'à
y apposer la signature de son auteur, Joseph Staline.
Les
accusés du procès actuel, comme des précédents, appartiennent
politiquement à des groupes divers et, de plus, hostiles. Boukharine
et Rykov, avec le président des syndicats, Tomsky, qui a été
conduit au suicide, étaient les dirigeants de la droite du parti.
Leur lutte contre le trotskysme avait un caractère de principe plus
conséquent. Main dans la main avec eux, Staline, qui jouait le rôle
du centre, a préparé la destruction de l’Opposition de gauche par
la police en 1928. Ce n’est que dans les dépêches de Moscou que
j’ai appris l’existence d’un « bloc »
droitiers-trotskystes.
Le véritable bloc auquel la droite participa pendant plusieurs
années a été le bloc avec Staline contre moi et mes amis.
Rakovsky,
Krestinsky et Rosengolz ont réellement été mes partisans pendant
un temps. Mais seul Rakovsky joua un rôle actif dans l’Opposition
de gauche. Et c’est de sa plume que sortit la plus brillante
analyse de la décomposition morale et politique de la bureaucratie
soviétique. Rosengolz et Krestinsky pourraient être à plus juste
titre considérés comme des sympathisants de l’Opposition plutôt
que ses membres actifs. En 1927, tous deux sont passés dans le camp
de Staline, devenant de dociles fonctionnaires. Rakovsky a tenu plus
longtemps que les autres. J’ai reçu l’information,
malheureusement non confirmée, selon laquelle Rakovsky avait essayé
en 1934 de s’évader de Barnaoul (Altaï), avait été blessé,
arrêté et transporté à l’hôpital du Kremlin. Ce n’est
qu’après cette amère expérience que te combattant, malade et
harassé, capitula devant la clique dirigeante.
Les
anciens droitiers, les anciens partisans de la gauche, des
bureaucrates de l’école stalinienne, des médecins apolitiques et
de mystérieux inconnus ne pouvaient pas participer ensemble à une
conspiration politique. Ils ne sont liés que par la volonté
mauvaise du procureur.
Le
grandiose procès actuel, comme les deux premiers, repose comme sur
un axe invisible sur l’auteur de ces lignes. Invariablement, tous
les crimes ont été commis à ma demande. Les hommes qui ont été
mes adversaires irréductibles et qui ont fait campagne contre moi
tous les jours dans la presse et les meetings de masse, comme
Boukharine et Rykov se sont révélés tout
d’un
coup – personne ne sait pourquoi – prêts à
accomplir
n’importe
quel
crime sur un signe de moi, de l’étranger. Les dirigeants
du
gouvernement soviétique, sur mon ordre, devenaient
agents
des puissances étrangères, « provoquaient »
la
guerre,
préparaient
la destruction de l’U.R.S.S., ruinaient son industrie, sabotaient
les trains, empoisonnaient les ouvriers avec des
gaz mortels
(mon plus jeune fils, Sergei Sedov, professeur dans
une
école d’ingénieurs, a été en particulier accusé de ce crime).
Pour
couronner le tout, les médecins du Kremlin eux- mêmes
empoisonnaient
leurs patients pour mon bon plaisir.
Je
connais bien les circonstances et les gens, y compris l’organisateur
de ces procès, Staline. J’ai suivi avec attention l’évolution
interne du régime soviétique. Autrefois j’avais étudié avec
soin
l’histoire des révolutions et contre-révolutions dans les autres
pays
où là, non plus, on ne pouvait se passer des impostures ni
des
amalgames. Depuis un an et demi je vis presque
continuellement
dans l’atmosphère des procès de Moscou.
Pourtant,
quand je lis un nouveau télégramme qui parle des préparatifs
de
Boukharine pour assassiner Lénine, des liaisons de Rakovsky
avec
l’état-major général japonais, ou de l’empoisonnement
du
vieux Gorky par les médecins du Kremlin, il me semble
que
je rêve et que je délire. Et il me faut presque un effort
physique
pour arracher mes propres pensées aux combinaisons
de
cauchemar du G.P.U.
et les tourner vers la question :
comment
et pourquoi
cela a-t-il été
possible
?
2. Les
Accusateurs
Quiconque
essaie de juger les événements qui se déroulent en
Russie
se trouve placé devant l’alternative suivante :
(1)
ou bien
tous
les vieux révolutionnaires qui ont conduit la lutte contre le
tsarisme,
constitué
le parti bolchevique, réalisé la révolution d’Octobre,
mené
une guerre civile de trois ans, bâti l’État soviétique,
créé
l’Internationale communiste – tous ces hommes presque
sans
exception – étaient, au moment même où ils faisaient
cela,
ou dans les années qui ont suivi, des agents des États
capitalistes;
ou
bien
(2) l’actuel gouvernement soviétique dirigé par Staline a
perpétré les crimes les plus odieux de
l’histoire
du monde.
Beaucoup
cherchent à trancher de cette question sur un plan purement
psychologique. « Qui avait gagné pour lui-même la
plus
grande “ confiance ” ?, demandent-ils, Staline ou Trotsky ? » La
spéculation à
un
tel niveau reste stérile dans la
majorité
des cas. L’utilisation de la règle du « juste milieu »
conduit certains à chercher un compromis : probablement, disent-ils,
Trotsky a fait quelque conspiration, mais Staline l’a
exagérée.
Je propose que le lecteur se pose la question non sur le
plan
de la spéculation subjective, psychologique ou morale, mais sur
celui de l’analyse objective des facteurs historiques. C’est la
méthode
la plus sûre.
La
question de la psychologie personnelle conserve sa
signification,
mais la personnalité des individus cesse d’être ou de paraître
le maître du destin d’une nation. Elle devient elle-même le
produit de certaines conditions historiques, l’agent des vieilles
forces sociales connues. Il faut étudier le programme de la
personnalité la plus puissante, y compris le programme qui a
conduit
aux impostures, à la lumière des intérêts historiques qu’il
représente.
Staline
appartient incontestablement à la catégorie des vieux
révolutionnaires. Il a été membre du parti bolchevique depuis la
révolution de 1905. Mais on ne peut peindre tous les bolcheviks
d’une seule et même couleur. Staline représente un type
directement opposé à Lénine, ou pour trouver une comparaison plus
appropriée, à Zinoviev et Kamenev qui ont longtemps travaillé
en
exil sous la direction immédiate de Lénine. Staline n’est allé
à l’étranger
qu’irrégulièrement, pour les besoins du parti. Il ne
connaît
aucune langue étrangère. Sur le plan théorique, il a tous
les
traits d’un autodidacte. A chaque instant, on découvre des trous
béants dans ses connaissances. En même temps, c’est un esprit
fortement pratique, à la fois attentif et soupçonneux.
Incontestablement, son caractère est supérieur à son intelligence.
C’est un homme d’un courage personnel incontestable et d’une
grande maîtrise de soi, complètement dépourvu de toute espèce de
talents distinctifs – élans de la pensée, imagination créatrice,
capacité oratoire ou littéraire —, son ambition a toujours été
colorée
par la suspicion et l’esprit de vengeance. Toutes ces qualités
pourtant, aussi bien que ces défauts, sont restés enfermés en lui
pendant de nombreuses années : inexprimées et
d’autant
plus comprimées, Staline donnait l’impression d’être une
médiocrité éminente, et rien de plus. C’est seulement sous le
coup de circonstances historiques très particulières que les traits
sous-jacents de
son caractère ont trouvé une occasion de s
épanouir de façon extraordinaire.
L’année
1917 a trouvé Staline profondément provincial au sens
politique
du terme. Il n’osait même pas penser à la dictature du
prolétariat
ni à la réorganisation socialiste de la société. Son programme
se
limitait à la formation d’une république bourgeoise.
Après
la révolution de février, il prônait l’unité avec les
mencheviks
et
le soutien au premier gouvernement provisoire, dont
le
président était le prince Lvov, le ministre des affaires étrangères
le
libéral, le Professeur Milioukov, et le ministre de la guerre
l’industriel
Goutchkov. Tout cela est inscrit dans des centaines
d’articles
et de procès-verbaux. Le programme socialiste
de
Lénine a pris Staline par surprise. Il n’a joué aucun rôle dans
les
grands mouvements de masse de 1917. Mais, courbant la tête
devant
Lénine, il s’est tenu dans l’ombre, travaillant à la rédaction
de
la Pravda
et écrivant des articles ternes.
Lénine
estimait Staline pour sa maîtrise de soi, la fermeté de son
caractère
et sa prudence. Il ne se faisait aucune illusion sur son niveau
théorique ni ses vues politiques. En même temps, mieux
que
les autres, il comprenait et résumait la physionomie morale
de
« ce remarquable Géorgien », ainsi qu’il écrivait dans une
lettre
écrite en 1913. Lénine n’avait pas confiance en Staline. En
1921,
quand Zinoviev le recommanda pour le poste de secrétaire
général,
Lénine donna cet avertissement : « Je ne vous le
conseille
pas. Ce cuisinier ne préparera que des plats épicés. » Dans
son
Testament (janvier 1924), Lénine recommanda nettement
au parti
de retirer à Staline le poste de secrétaire général, se référant
à
sa brutalité,
sa déloyauté
et sa tendance à abuser
du pouvoir.
Gardons
bien ces traits en mémoire !
Dans
les discussions sur les problèmes de l’Internationale communiste
du vivant de Lénine, on n’entendit jamais Staline. Il Fut
aussi
sceptique sur la révolution internationale qu’il l’avait été
sur
la question
de la révolution socialiste en Russie. Les limites de
son
optique historique et ses instincts sociaux conservateurs, hérités
de
son milieu petit-bourgeois géorgien, lui inspiraient une extrême
méfiance
vis-à-vis des masses. En revanche, il estimait hautement l’appareil,
les « cadres ». Ce domaine d’activité correspondait parfaitement
à ses qualifications de conspirateur clandestin. Dans la première
période de la révolution, c’est-à- dire jusqu’en 1923, lorsque
l’initiative et la participation des masses jouaient encore un rôle
décisif, Staline resta à l’arrière-plan, comme un personnage de
second ordre. Son nom ne disait rien à personne. Les masses ne le
connaissaient pas du tout. Il n’était une demi-autorité que pour
les fonctionnaires du parti qui dépendaient de lui. Mais plus les
masses, sous le poids des difficultés historiques, voyaient
s’éteindre leur ardeur et croître leur fatigue, plus l’appareil
bureaucratique s’élevait au-dessus de leurs têtes. Et dans le
même temps, il transformait totalement son caractère interne. La
révolution, par son essence même, implique l’emploi de la
violence des masses. Mais la bureaucratie, qui était arrivée au
pouvoir grâce à la révolution, décida que la violence était le
principal facteur de l’Histoire. Dès 1923-1924, j’eus à
combattre cet aphorisme, répandu au Kremlin, qui affirmait : « Si
des régimes politiques sont tombés dans le passé, c’est
seulement parce que leurs dirigeants n’avaient pas décidé
d’employer la violence qui aurait été nécessaire à leur
maintien. » En même temps, la bureaucratie en venait de plus en
plus à la conviction que, puisqu’elles l'avaient portée au
pouvoir, les masses avaient terminé leur mission. La philosophie
marxiste de l’histoire était transformée en une sorte de
philosophie policière. L’expression la plus complète et la plus
conséquente des tendances nouvelles de la bureaucratie a été
donnée par un seul homme – Staline. Les impulsions secrètes de
son caractère volontaire avaient finalement trouvé l’application
adéquate. En quelques années, Staline devint dans le sens le plus
complet du terme, le tsar de la nouvelle bureaucratie, la caste des
parvenus rapaces.
Mussolini,
Pilsudski, Hitler – chacun à sa manière, a été l’initiateur
d’un mouvement de masse, quoique réactionnaire, et est monté au
pouvoir avec ce mouvement. Staline n’a jamais été un initiateur
et, de par son caractère, il ne pouvait pas l’être. Il attendait
et conspirait dans l’ombre. Quand la bureaucratie se mit à la tête
de la révolution dans le pays isolé et arriéré, elle plaça
presque automatiquement Staline sur ses épaules – Staline, qui
correspondait mieux à sa philosophie policière, c’est à-dire qui
était capable de défendre le pouvoir et les privilèges de la
bureaucratie de façon plus impitoyable que les autres. « Socialisme
», « prolétariat », « peuple », « révolution internationale »
devinrent seulement des pseudonymes de la caste bureaucratique. Plus
ses hésitations internes sont grandes, plus elle utilise ces mots
avec tapage. Tout son enracinement dans la société
post-révolutionnaire
repose sur des fraudes, des faux, des mensonges.
Elle ne peut
autoriser
la moindre
opposition, car elle n’a,
pour
défendre sa politique cupide, pas un seul argument convaincant. Elle
est obligée d’étouffer dans l’œuf toute critique dirigée
contre son despotisme et ses privilèges, de proclamer que tout
désaccord
est trahison et perfidie. Au début, ses attaques consistaient en
calomnies de journalistes, falsification des citations et des
statistiques (la bureaucratie dissimule ainsi soigneusement ses
revenus). Mais plus la nouvelle caste s’élevait au-dessus de la
société soviétique, plus il lui fallait employer de puissants
moyens pour écraser ses adversaires et intimider les masses.
C’est
précisément à ce point que Staline a révélé au grand jour
les
dangereuses caractéristiques contre lesquelles Lénine avait
mise
en garde : sa brutalité, sa déloyauté, sa propension à abuser du
pouvoir. Le cuisinier du Kremlin se mit à préparer des plats
très
épicés. Les traditions encore vivantes de la révolution pèsent
sur sa conscience en lui montrant que son pouvoir est celui d’un
usurpateur. La génération de la révolution, bien qu’humiliée et
écrasée, demeure à ses yeux une menace. Plus que jamais effrayé
par les masses, il les tient en échec au moyen de son appareil
bureaucratique. Mais cet édifice bureaucratique lui-même ne
parvient jamais au « monolithisme » nécessaire. Les traditions
anciennes
et les nouvelles aspirations sociales provoquent
des
frictions et des critiques à l’intérieur de l’appareil. C’est
ce qui
rend nécessaire
des « purges
»
constantes.
Comme il est
impossible
de dire aux masses que les arrestations, les déportations et les
exécutions sont dirigées contre des gens qui revendiquent la
diminution des privilèges de la bureaucratie et une
amélioration
des conditions de vie des masses, les calomnies journalistiques et la
persécution de l’Opposition ont été peu à peu remplacées par
les procès falsifiés. Un régime totalitaire, dans
lequel
les témoins, les juges, les accusés et la presse sont tous
dans
les mains de la police secrète, peut s’embarquer dans de
telles
expériences judiciaires – à Berlin comme à Moscou. Mais
comme
les éléments les plus dangereux pour la caste des parvenus
sont
les représentants de la génération révolutionnaire, même
s’ils
n’ont que partiellement prouvé leur fidélité à l’ancien
drapeau,
le
G.P.U. devait prouver que ces vieux-bolcheviks étaient
des espions et
des traîtres.
La
méthode
du G.P.U.
est celle
d’une
Inquisition modernisée
: l’isolement
complet, l’arrestation des parents, des enfants, des amis,
l’exécution de « quelques-uns » des accusés pendant la
préparation d’une affaire (Karakhane, Enoukidzé et bien
d’autres), la menace de l’exécution des parents, le hurlement
monotone qui s’élève de la presse totalitaire – tout cela
suffit pour briser les nerfs et écraser la volonté des emprisonnés.
Ainsi, sans utiliser le fer rouge ni l’eau bouillante, obtient-on
les nécessaires « aveux volontaires ».
Récemment
encore, Staline était tout à fait convaincu de l’omnipotence de
ce système. Mais on peut douter qu’il ait conservé cette
conviction. Chaque procès a donné naissance à un mécontentement
et une inquiétude grandissante non seulement dans les masses, mais
parmi les bureaucrates eux-mêmes. Pour faire taire ce
mécontentement, il faut fabriquer un nouveau procès. Derrière ce
jeu diabolique, on peut percevoir la pression, encore comprimée,
mais toujours grandissante, de la nouvelle société qui réclame des
conditions d’existence culturelles plus libres et une existence
plus digne. La lutte entre la bureaucratie et la société devient de
plus en plus intense. Dans cette lutte, la victoire ira
inévitablement au peuple. Les procès de Moscou ne sont que des
épisodes de l’agonie mortelle de la bureaucratie. Le régime de
Staline sera balayé par l’histoire.