Léon
Trotsky : Le Procès tardif du maréchal Toukhatchevsky
(5
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 261-266,
voir des
annotations là-bas]
Au
procès
de Moscou, ce ne sont pas seulement des gens abattus
et
brisés, moralement réduits à l’état de semi-cadavres, qui
ont
été
jugés, mais aussi les morts. Les fantômes du maréchal
Toukhatchevsky,
des
généraux Iakir, Ouborévitch, Kork et des autres
généraux
assassinés, partagent le banc des accusés avec les autres
prisonniers.
Après leur arrestation et les exécutions qui suivirent
rapidement,
la presse soviétique traitait ces hommes d’
« agents
et espions étrangers ». Aucun complot militaire, ni aucun
plan
pour s’emparer du Kremlin et assassiner Staline n’a été
mentionné.
Il semble pourtant que le gouvernement aurait dû savoir,
à
l’époque, pourquoi il avait exterminé la fine fleur des officiers
soviétiques.
Mais, surpris par la panique politique aiguë de
l’été
dernier,
Staline a agi avant d’avoir réfléchi.
Craignant
les
réactions de l’armée, il jugea inutile de perdre du
temps
à mener un travail d’inquisition sur les généraux
en vue du
procès.
Qui
plus
est,
ces
hommes,
qui
appartenaient
à la jeune génération,
avaient
les nerfs plus solides et étaient habitués à regarder
la
mort en face. Ils ne faisaient pas l’affaire pour un spectacle
public.
Il ne restait qu’une solution : les fusiller d’abord,
expliquer
ensuite. Mais, même après que les Mausers se soient
tus,
Staline n’a pu se décider pour une version acceptable de
l’acte
d’accusation.
On
peut
affirmer aujourd’hui, en toute certitude, que le défunt
Ignace
Reiss avait raison, lorsqu’il disait qu’il n’y avait pas eu de
procès militaire « à huis clos ». Pourquoi aurait-il été
nécessaire
de juger à huis clos, s’il s’était réellement agi d’un
complot? En langage clair, les généraux furent simplement
assassinés, de la même façon dont Hitler se vengea de Röhm et
autres
en juin 1934. Bien entendu, après la sanglante vengeance, huit
autres généraux (le maréchal Alksnis, le maréchal Boudienny, le
maréchal Blucher, le général Boris Chapochnikov et d’autres) ont
reçu l’ordre de signer le texte de la sentence qu’on avait
préparé pour eux. L’objectif était, en tuant les uns,
d’éprouver
les autres et de les compromettre, C’est un scénario tout à fait
conforme au style de Staline. Il ne fait aucun doute que
certains
des soi-disant « juges », sinon tous, ont refusé de
paraître
devant l’opinion publique comme bourreaux de leurs plus proches
compagnons d’armes, même après que ce travail de
bourreau
eût été accompli par d’autres. Les signatures des récalcitrants
furent cependant ajoutées au bas de la sentence et
ils
furent eux-mêmes limogés peu après, arrêtés et fusillés. Tout
semblait terminé.
Pourtant,
l’opinion publique, y compris celle de l’Armée elle-même, ne
voulait ni ne pouvait croire que les héros de la guerre civile,
brillants soldats de la révolution, orgueil du pays, se
soient
révélés, Dieu sait pourquoi, des espions allemands ou japonais. Il
fallait trouver une nouvelle version. Au cours de la
préparation
du procès actuel, il fut décidé d’imputer rétroactivement aux
défunts généraux la préparation d’un coup d’État militaire.
Ainsi l’affaire ne tournait plus autour d’un misérable trafic
d’espionnage, mais d’un grandiose projet de dictature militaire.
Toukhatchevsky était censé avoir eu pour tâche de
prendre le
Kremlin, le maréchal Gamarnik, la Lioubianka, et Staline
aurait
été tué pour la cent-unième fois. Comme d’habitude,
on
dota la nouvelle version d’une force rétroactive. Le passé
fut
reconstruit selon les exigences du présent. D’après la déposition
de
Rosengolz, Léon Sedov lui aurait recommandé dès 1934,
à
Karlsbad (où, de sa vie, Sedov
n’a
jamais mis les pieds), de
surveiller
étroitement leur « allié » Toukhatchevsky en raison de
ses
tendances à une « dictature napoléonienne ». Ainsi le schéma
du
complot s’est étendu progressivement dans le temps et dans
l’espace.
La décapitation de l’Armée rouge n’est ainsi qu’un épisode
dans
la campagne d’extermination du « trotskysme » omniprésent.
Dans
l’intérêt de la clarté, je dois dire ici ce que furent mes
relations
avec
Toukhatchevsky. Je lui vins en aide à ses débuts dans
l’Armée
rouge sur la Volga. Toute la première partie de sa carrière
militaire,
il l’a menée en étroite collaboration avec moi. J’appréciais
ses talents militaires comme son caractère indépendant,
mais
je n’ai jamais pris au sérieux les convictions communistes
de
cet officier de la Garde. Il connaissait parfaitement ces deux
aspects
de mon jugement. Autant que je puisse en juger, il avait
pour
moi un respect sincère, mais nos discussions n’allèrent jamais
au-delà
des limites des relations officielles. Je pense qu’il accueillit
mon départ de l’armée en partie avec regret, en partie avec
un
soupir de soulagement. Il devait penser, non sans raison, que
mon
départ allait lui ouvrir un champ plus vaste pour réaliser ses
ambitions
et manifester son indépendance. Depuis mon départ,
c’est-à-dire
depuis le printemps 1925, nous ne nous sommes
jamais
rencontrés ni écrit. Il a suivi strictement la ligne officielle.
Dans
les réunions politiques de l’armée, il était l’un des
principaux
orateurs
contre le trotskysme. Je crois qu’il le faisait par
obligation,
sans le moindre enthousiasme. Mais sa participation
active
à la venimeuse campagne contre moi suffisait amplement
à
exclure toute possibilité de relations personnelles entre nous.
C’était
assez évident pour qu’il soit impossible à qui que ce soit
d’établir
un lien politique quelconque entre Toukhatchevsky et moi. C’est ce
qui explique pourquoi le G.P.U. n’a pas essayé,
en
mai-juin dernier, de relier le cas des généraux au complot des «
centres » trotskystes. Avant de se risquer à une telle expérience,
il fallait laisser passer quelques mois d’oubli et ajouter une
couche supplémentaire de falsifications.
La
sentence du soi-disant Tribunal suprême (Pravda
du 12
juin
1937) accuse les généraux d’avoir « systématiquement fourni...
des renseignements » à un État étranger et d’avoir « préparé
la défaite de l’Armée rouge en
cas d’attaque militaire contre l’U.R.S.S.
Ce crime n’a rien à voir avec la préparation d’un coup d’État
militaire. En mai 1937, au moment où, selon la
déposition
de Krestinsky, on devait s’emparer du Kremlin, de la
Lioubianka,
etc., il n’y avait pas d’ « attaque militaire contre l’U.R.S.S.
». Les généraux conspirateurs n’attendaient donc nullement la
guerre. Ils avaient à l’avance fixé la date précise de
leur
coup militaire. Cependant, les généraux ont été exécutés pour
le « crime » d’espionnage dont l’objectif était d’assurer la
défaite
de l’Armée rouge « en cas de guerre ». Ces deux versions sont
parfaitement contradictoires et elles s’excluent l’une l’autre
Mais évidemment ni le procureur Andréi E. Vychinsky ni le président
du Tribunal Vassili V. Ulrich, n’ont pris la peine de
comparer
le témoignage des inculpés d’aujourd’hui avec le
texte
de la sentence de mort imposée par le Tribunal suprême le 11 juin
1937. La nouvelle version est mise en circulation comme s’il n’y
avait jamais eu de Tribunal suprême ni de
sentence
ni d’exécution. Krestinsky et Rosengolz, principaux auxiliaires du
procureur dans cette affaire, reviennent
toujours avec
une insistance de maniaques, sur la
question
de
la conspiration
de Toukhatchevsky et de mes imaginaires relations avec lui.
Krestinsky
déclare qu’il a reçu de moi une lettre datée du
19
décembre 1936 – soit dix ans après que j’eus rompu avec lui
toute
relation – dans laquelle je lui recommandais de créer une «
vaste organisation militaire ».
Cette lettre imaginaire, qui
soulignait
obligeamment l’ampleur
du complot, n’a comme unique objectif que de justifier
l’extermination des meilleurs officiers, qui a commencé l’année
dernière mais qui est loin,
aujourd’hui
encore, d’être achevée. Bien entendu, Krestinsky a « brûlé »
ma lettre, à l’exemple de Radek, et ne fournit au tribunal
autre
chose que des souvenirs confus.
Ce
même Krestinsky a déclaré comme Rosengolz, qu’il avait reçu
de
moi une lettre écrite du lointain Mexique peu avant l'exécution des
généraux, dans laquelle je lui demandais d’
« accélérer
» la préparation du coup d’État. Il faut supposer que
cette
lettre aussi a été « brûlée » comme toutes celles qui ont été
mentionnées
dans les débats au cours des procès de ces dernières années. De
toute façon, après des mois d’internement et un voyage forcé à
bord d’un cargo, séparé du lieu de l’action par
un
océan et un continent, je me suis arrangé pour être si
parfaitement au courant des développements pratiques de ce dernier «
complot » que j’étais même capable de donner des instructions
quant à la date du coup d’État. Mais comment ma lettre
du
Mexique a-t-elle atteint Moscou? Des amis américains suggèrent que
le mystérieux Adolph A. Rubens va apparaître à ce
procès
en qualité de courrier pour assurer la liaison entre les spectres
des généraux et moi. Dans la mesure où je ne sais rien de ce
Rubens
ni de son itinéraire, je dois suspendre mon jugement. Je
présume
que MM. Browder et Foster pourraient avec beaucoup plus d’autorité
s’étendre sur cette question.
Le
premier témoin à charge dans l’affaire Toukhatchevsky et autres,
Nikolai Krestinsky, a été arrêté en mai 1937 et, selon ses
propres
paroles,
fit un témoignage « franc » dans la semaine qui suivit
son
arrestation. Les généraux furent passés par les armes le 11
juin.
On peut donc supposer que les juges auraient dû avoir eu devant
eux
la déposition de Krestinsky à cette date. Lui-même aurait
dû
être appelé à témoigner au procès (au cas où il y a eu
effectivement un procès). De toute façon, la déclaration du
gouvernement annonçant l’exécution des généraux n’aurait pu
mentionner l’espionnage et se taire au sujet du coup d’État
militaire si l’actuel témoignage de Krestinsky n’avait pas été
inventé après
cette exécution.
Le
fond du problème est que le Kremlin ne pouvait pas proclamer à voix
haute la véritable raison de l’exécution de Toukhatchevsky et des
autres. Les généraux s’étaient jetés dans la défense de
l’Armée rouge contre les intrigues démoralisantes du G.P.U. Ils
défendaient leurs meilleurs officiers contre ses accusations
mensongères. Ils résistaient à l’instauration de la dictature du
G.P.U. sur l’Armée rouge sous le couvert de « conseils militaires
» et de « commissaires ». Les généraux protégeaient les
intérêts de la défense du pays contre les intérêts de Staline.
C’est pourquoi ils périrent. Et ainsi, des contradictions béantes
et du monceau de mensonges du nouveau procès, surgit le spectre du
maréchal Toukhatchevsky, qui en appelle à l’opinion publique
mondiale.