Léon
Trotsky : Les Accusés Zelensky et Ivanov
(11
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 308-310,
voir des
annotations là-bas]
Le
personnage de Zelensky a traversé ce procès comme une légère
silhouette. C’est pourtant un personnage. Pendant plusieurs années,
Zelensky a été secrétaire du comité de Moscou, la principale
organisation du parti et membre du comité central. Plus tard il fut
mis à la tête de l’organisation des coopératives de l’U.R.S.S.,
le puissant appareil de distribution qui brasse des milliards. Il y a
quinze ans, il était l’ami de Kamenev, mort maintenant, membre du
bureau politique et président du conseil du travail et de la
défense. Mais, au moment de la rupture ouverte entre Kamenev et
Staline, en 1926, Zelensky passa à Staline. Selon toute probabilité,
il n’a pas pu accepter tranquillement l’exécution des
Vieux-Bolcheviks, dont il était. Son sort était scellé. Dans ce
cadre, le sort de Zelensky n’est pas différent de celui de nombre
d’autres accusés. Ce qui est étonnant, c'est le caractère de
l’accusation portée contre lui. Si l’on en croit l’acte
d’accusation et Zelensky lui-même, il était agent de la police
tsariste à Samara en 1911. Une accusation semblable est portée
contre Ivanov. S’agissant d’un ancien membre du comité central
du parti et ancien commissaire du peuple à l’industrie forestière,
cette accusation est vraiment stupéfiante !
Est-elle
exacte ? Nous n’allons pas entrer dans les spéculations
psychologiques, toujours précaires dans ce type de situation. Nous
ne nous occuperons que des faits indiscutables. Immédiatement après
la prise du pouvoir par les bolcheviks, les comités du parti, puis
la Tchéka, ont commencé l’étude des archives du département de
la police tsariste et des organes locaux de l’Okhrana. De nombreux
provocateurs furent ainsi démasqués, déférés devant les
tribunaux populaires et les pires furent fusillés. L’étude des
archives, le classement des documents, leur vérification dans le
détail, tout cela était terminé en 1923. Comment le passé de «
provocateurs » de Zelensky et Ivanov pouvait ne pas avoir été
découvert ? Comment ont-ils pu occuper des postes aussi importants
et pourquoi ce secret n’est-il découvert qu’aujourd’hui, en
relation avec le procès en cours, après vingt années ? Il nous
faut dire ici ce que le procureur tient secret pour des raisons
évidentes.
Parmi
les révolutionnaires de l’époque tsariste, il y en a eu pas mal
qui ne se conduisirent pas courageusement ou avec assez de prudence
dans les interrogatoires policiers. Certains renièrent leurs idées,
d’autres nommèrent leurs camarades. Ces hommes n’étaient pas
des agents de la police et encore moins des provocateurs. Ils ont
seulement montré un manque de courage à certains moments. A leur
sortie de prison, beaucoup ont révélé franchement leur faute aux
responsables des organisations du parti. Selon la gravité de la
faute et leur comportement ultérieur, ils furent, soit exclus
définitivement, soit réintégrés dans le parti.
A
partir de 1923, Staline, en tant que secrétaire général, concentra
tous ces documents dans ses archives personnelles et ils devinrent
entre ses mains une arme puissante contre des centaines de vieux
révolutionnaires. Usant de la menace de tout révéler, de les
discréditer ou de les faire exclure du parti, Staline obtint de ces
gens une soumission totale et les entraîna petit à petit à la
démoralisation la plus complète.
On
peut admettre la possibilité que Zelensky, membre du comité
central, et Ivanov, commissaire politique, aient pu, dans leur passé
politique, commettre des erreurs de ce type. Staline ne pouvait
l’ignorer il y a quinze ans, puisqu’on faisait une enquête
méticuleuse dans ces archives sur le passé de tout candidat à un
poste important. On peut donc affirmer en toute certitude que ni
Zelensky ni Ivanov n’ont jamais été des agents de la police
tsariste. Mais Staline possédait néanmoins des documents qui
pouvaient lui permettre de briser la volonté de ses victimes et de
les abaisser au dernier stade de la démoralisation. C’est ainsi
que fonctionne son système !