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Léon Trotsky 19380319 Les Prêtres de la Demi-Vérité

Léon Trotsky : Les Prêtres de la Demi-Vérité

(19 mars 1938)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon Trotsky, Paris 1983, pp. 340-346, voir des annotations là-bas]

La Nation et la New Republic jouent aujourd’hui dans la presse américaine le rôle le plus triste et le plus ignoble. Ces journaux prétendent au rôle d’oracles de l’opinion publique « libérale ». Ils n’ont pas d’idées propres. La crise sociale qui a commencé en 1929 et a surpris les libéraux insouciants les a obligés à se cramponner à l’U.R.S.S. comme à une bouée de sauvetage. Ces messieurs ont trouvé une mission temporaire en popularisant avec succès le principe de la planification et en l’opposant prudemment à l’anarchie capitaliste. Ils n’avaient absolument aucun programme d’action indépendant pour les États-Unis; en revanche, ils ont pu recouvrir leur propre vide d’une image idéalisée de l’U.R.S.S.

En fait, leur « amitié » avec Moscou a signifié la réconciliation du libéralisme bourgeois avec la bureaucratie qui avait étranglé la révolution d’Octobre. Plus les privilèges de la nouvelle couche dirigeante s’étendaient et plus elle devenait conservatrice dans la défense de ses privilèges – plus augmentait le nombre de ses amis parmi les intellectuels bourgeois et les snobs libéraux qui marchent au goût du jour. Les inspirateurs de cet état d’esprit ont été Walter Duranty et Louis Fischer, véritables sycophantes de l’oligarchie soviétique. Sous leur direction, des professeurs bornés, des poètes médiocres, des avocats restés obscurs, des veuves ambitieuses et des dames simplement désœuvrées ont commencé à prendre sérieusement leur amitié avec l’ambassade soviétique de Washington pour un service rendu à la révolution d’Octobre. Nombre d’entre eux ont proclamé leur détermination de défendre l’Union soviétique jusqu’à la dernière goutte de sang – pas le leur bien entendu, celui des « trotskystes ».

A l’époque héroïque de la révolution, le représentant de l’opinion publique américaine était John Reed. A cette époque, Walter Duranty était établi à Riga où il travaillait comme calomniateur professionnel de la révolution et de ses dirigeants. Des années plus tard, Duranty est devenu le lien principal entre la bureaucratie soviétique et l’opinion publique « libérale » aux États-Unis. Le contraste moral entre John Reed et Walter Duranty reflète bien l’antagonisme entre le bolchevisme et le stalinisme. Si les rédacteurs de la Nation et de la New Republic s’ingénient à ne pas comprendre cet antagonisme, c’est parce que de minables trafiquants de mensonges comme Duranty et Louis Fischer sont infiniment plus proches d’eux par l’esprit que l’héroïque John Reed.

Walter Duranty, en dépit de son « âme » anglo-saxonne, prend une part très ordonnée aux impostures de Moscou, à côté des juges, des procureurs, des accusateurs et de tous ceux en général qui ont « l’âme russe ». Cependant Duranty n’a jamais été contraint quotidiennement au choix entre la vie et la mort. Son collègue Harold Denny, un homme à l’âme notoirement américaine, bien que de peu d’envergure, s’est très vite adapté à l’atmosphère du régime totalitaire et, placé devant la nécessité de choisir entre la vérité décharnée et le gras sandwich, a choisi sans hésiter le sandwich et Vychinsky. De temps en temps, Denny se rend à l’étranger pour y écrire un article sur l’U.R.S.S. « non soumis à la censure », entièrement dicté par le G.P.U. Ce sont de tels sujets qui servent de sources à l’opinion « libérale ».

Est-il surprenant que la bureaucratie actuelle du Kremlin convienne mieux aux oracles démocrates que ne leur convenait le parti révolutionnaire de Lénine ? De même que, dans le passé, ils méconnaissaient les lois de la révolution, de même, aujourd’hui, ils ne comprennent pas celles de la réaction. Ils espèrent que la bureaucratie, avec leur bienveillante coopération, deviendra toujours plus respectable et « humaine ». La confiance dans le progrès continu et automatique n’a pas encore été extirpée de la tête de ces gens-là. Ils ont été incapables de tirer quelque conclusion que ce soit, y compris du fait que la petite bourgeoisie, dont ils sont la chair de la chair, s’est transformée en Allemagne, en quelques années, en armée du fascisme. Ils ont été moins capables encore de comprendre la lamentable évolution de la bureaucratie stalinienne.

Bien pitoyable en vérité, est celui qui, dans les grands tournants de l’Histoire, se borne à la conjecture empirique au lieu de pénétrer dans la logique immanente de la lutte de classes. Au point de vue psychologique, les accusés n’ont été qu’un instrument aux mains de l’Inquisition du G.P.U. Au point de vue historique, l’Inquisiteur, Staline, n’est qu’un instrument aux mains de la bureaucratie dans l’impasse. Et la bureaucratie elle- même n’est que l’instrument de la pression de l’impérialisme mondial. Les masses soviétiques haïssent la bureaucratie. L’impérialisme mondial la considère comme un instrument dépassé et se prépare à s’en débarrasser. La bureaucratie cherche à abuser les masses ; elle cherche à duper l’impérialisme mondial. Elle ment sur deux fronts. Et pour que la vérité ne filtre pas au- dehors, à travers ses frontières, ou ne pénètre pas de l’extérieur, la bureaucratie ne laisse personne entrer ou sortir du pays. Elle entoure l’Union soviétique d’un rempart de patrouilles de garde- frontières comme le monde n’en avait encore jamais vues, et de meutes innombrables de chiens policiers.

L’époque où l’impérialisme soumettait au blocus le pays soviétique est désormais bien loin dans le passé. Aujourd’hui, le blocus de l’U.R.S.S. est organisé par la bureaucratie soviétique elle-même. De la révolution telle qu’elle l’a comprise, elle n’a conservé que le culte de la violence policière. Elle pense qu’on peut modifier le cours de l’Histoire avec des chiens policiers. Elle lutte pour son existence avec une furie conservatrice telle , qu’aucune classe dirigeante n’en a encore déployée de semblable dans toute l’Histoire. Dans cette voie, elle en est très vite venue à commettre des crimes tels que le fascisme lui-même n’en avait pas encore perpétrés. A cette dialectique du Thermidor, les oracles démocrates n’ont rien compris ; ils n’y comprennent rien aujourd’hui et – pas d’illusions – n’y comprendront jamais rien. Autrement ils seraient obligés de fermer immédiatement la Nation et la New Republic – de quoi bouleverser l’équilibre du système solaire !

Comme la réaction thermidorienne est sortie de la révolution, la Nation et la New Republic ont essayé inlassablement de prouver que révolution et réaction sont une seule et même chose. Ils ont systématiquement approuvé ou, au moins, se sont tus sur l’entreprise de falsification, de mensonges de corruption, accomplie par la bureaucratie stalinienne dans le monde entier. Ils ont couvert la répression contre les oppositionnels, qui a commencé il y a maintenant quinze ans. Les avertissements ne leur ont pourtant pas manqué. La littérature de l’Opposition de gauche est particulièrement riche, en toutes les langues.

Elle a démontré pendant quinze ans, pas à pas, comment les méthodes de la bureaucratie entraient de façon toujours plus aiguë en conflit avec les exigences de la société nouvelle, comment la bureaucratie était obligée de dissimuler ses propres appétits voraces, non seulement en reprenant à son compte le mécanisme du mensonge de toutes les classes dirigeantes, mais en lui donnant – du fait de la tension dans un pays qui sortait à peine de la révolution – un caractère empoisonné sans précédent. A l’aide de faits et de documents irréfutables, nous avons démontré comment toute une école de falsification était née de la réaction thermidorienne – l’école de Staline – laquelle a empoisonné tous les domaines de l’idéologie sociale ; nous avons expliqué pourquoi et comment c’était précisément Staline – le « cuisinier aux plats épicés », selon la définition de Lénine, dès mars 1921 – qui était le chef de cette caste avide et conservatrice d’usurpateurs de la révolution ; nous avons prédit les procès de Moscou dix ans avant qu’ils aient lieu et nous avons expliqué, même aux plus arriérés, que les impostures judiciaires n’étaient que les convulsions de l’agonie thermidorienne. Finalement, en 1937, la commission internationale de New York, composée de personnes d’une haute autorité morale et habituées au jugement critique, a soumis les accusations de Staline et de Vychinsky à une analyse patiente et méticuleuse. Dans toutes les accusations, elle n’a trouvé que mensonges, falsifications, impostures. Elle l’a déclaré à la face du monde. Le verdict de la commission s’adressait essentiellement à « l’homme de la rue », au paysan, au petit commerçant, à l’ouvrier arriéré, en un mot, à la majorité de ceux que leurs conditions d’existence privent de la formation nécessaire et des larges horizons. On aurait pu, semble-t-il, attendre des éditeurs de la Nation et de la New Republic, ces éducateurs brevetés du peuple, un peu de sens critique propre. Ils auraient pu, par exemple, se souvenir de ce que leur avaient enseigné leurs vieux maîtres d’école, que la réaction thermidorienne en France avait accusé les Jacobins d'être des « royalistes » et « des agents de Pitt » pour justifier aux yeux des masses la répression contre eux. On aurait pu, semble-t-il, attendre de ces moralistes professionnels un peu de sens moral. La dégénérescence morale de la bureaucratie soviétique n’a-t-elle pas atteint des sommets vertigineux ? Hélas, il est apparu que nos moralistes n’avaient même pas le simple sens de l’odorat !

Les procès de Moscou ont non seulement surpris ces gens, mais ils ont pour longtemps détruit la tranquillité de leur âme. La collection de tous les articles de la Nation et de la New Republic qui traitent des trois grands procès (de Moscou) constitue un beau panorama de mesquinerie, de vanité, d’hypocrisie, de confusion surtout ! Non, ils ne s’y attendaient pas ! Comment cela a-t-il pu arriver? Pourtant, s’ils manquent de perspicacité et d’odorat, ils ont au suprême degré le sens de l’auto-conservation de la caste des prêtres. C’est pourquoi, depuis cette époque, l’ensemble de leur comportement a été déterminé par le souci d’effacer leurs propres traces, c’est-à-dire de veiller à ce que les fidèles ne s’aperçoivent pas que, pendant tout ce temps, s’étaient faufilés, parmi les oracles, des prêtres qui n’avaient pas une vue perçante ! Théoriquement, ces pharisiens rejettent avec indignation le principe « la fin justifie les moyens », car ils ne comprennent pas qu’un grand objectif historique écarte automatiquement ceux des moyens qui ne lui sont pas conformes. Mais, pour conforter les petits préjugés traditionnels et surtout leur propre autorité aux yeux des jobards, ils ont toujours été prêts à recourir aux escroqueries astucieuses et au trucage de petite envergure.

Au début, ils ont essayé ouvertement de faire leur devoir d’ « amis », c’est-à-dire d’avocats du G.P.U. Mais cela s’est v révélé, très vite, trop risqué. Ils ont tourné très rapidement à l’agnosticisme philosophique et à la non-intervention diplomatique. Ils déclaraient que les procès étaient « mystérieux ». Ils s’abstenaient de les juger. Ils mettaient en garde contre des conclusions prématurées. « Nous ne pouvons trancher de rien de l’extérieur » ; « La vérité se fera jour peut-être dans cent ans » ; « Nous n’avons pas à nous ingérer dans la justice soviétique »... En un mot, ils cherchaient vaguement à faire admettre par l’opinion publique mondiale les abominations qu’on concoctait à Moscou. Ces gens voulaient à tout prix demeurer en bons termes avec les bourreaux de la révolution, mais sans assumer de responsabilité directe pour les crimes du G.P.U. Ces démocrates hypocrites n’ont cependant pas réussi à conserver longtemps cette deuxième position. Sous le coup des événements, ils ont baissé le ton : bien entendu, les accusations étaient hautement improbables, mais... mais il y avait « quelque chose » là-derrière. « Nous ne sommes pas avec les staliniens, mais nous ne croyons pas non plus les trotskystes ». Seuls les devins de la Nation et de la New Republic représentent la vérité. Si, hier et avant-hier encore, ils étaient aveugles, c’est une garantie supplémentaire qu’ils y voient clair aujourd’hui !» Il y a quelque chose derrière ces accusations ! « Évidemment ! Si la clique dirigeante exécute tous les survivants du parti bolchevique, elle a d’impérieuses raisons de le faire ! Mais il faut chercher ces raisons, dans les intérêts objectifs de la bureaucratie et non dans les discours de Vychinsky ou les impostures d’Ejov. Mais nous le savons déjà : la dialectique de la lutte de classe est restée pour ces empiristes un livre scellé de sept sceaux. Qu’y a-t-il à espérer ou attendre de philosophes et de publicistes qui n’ont rien prévu, rien vu, et qui ont été surpris par ces procès ? Il ne restait plus à ces oracles faillis qu’à couper en deux la culpabilité : 50 % pour le bourreau, 50 % pour la victime. Le petit bourgeois garde toujours le juste milieu et tranche de toute question selon la formule : « D’une part... de l’autre ». Si les capitalistes sont intraitables, les ouvriers sont trop exigeants. Cette règle du juste milieu, la Nation et la New Republic ne font que la pousser jusqu’à sa conclusion logique quand ils répandent la moitié de leur lymphe morale sur le G.P.U. et l’autre moitié sur « les trotskystes », vrais ou supposés. Et finalement l’Américain libéral apprend de ses maîtres que Zinoviev et Kamenev n’étaient que des demi- terroristes, que Piatakov n’a saboté l’industrie que six mois sur douze, que Boukharine et Rykov n’espionnaient que pour deux pays et pas pour quatre et que Staline n’est qu’un demi-faussaire et une moitié de canaille. Caïn ? Il est peut-être Caïn, mais pas à plus de 50 %.

C’est leur propre univers qui se reflète dans leur philosophie. Leur nature sociale, c’est d’être des intellectuels semi- bourgeois. Ils se nourrissent de demi-pensées et de demi- sentiments. Ils veulent soigner la société par des demi-mesures. Considérant le processus historique comme un phénomène trop instable, ils refusent de s’y engager à plus de 50 %. Ainsi, ces gens qui vivent de demi-vérités – c’est-à-dire de la pire forme de mensonge – sont-ils devenus un véritable frein pour la pensée réellement progressiste, c’est-à-dire révolutionnaire.

New Masses n’est qu’une poubelle, dont l’odeur met les gens en garde. La Nation et la New Republic sont infiniment plus « décentes » et plus « agréables », et... moins odorantes. Mais elles sont d’autant plus dangereuses. La meilleure partie de la nouvelle génération des intellectuels américains ne peut avancer sur la grand route de l’Histoire qu’à la condition de rompre totalement avec les oracles de la demi-vérité « démocratiques ».

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