Léon
Trotsky : Les Projets diplomatiques de Moscou
vus à Travers les Procès
(8
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 280-286,
voir des
annotations là-bas]
Si
la mémoire humaine était meilleure, les procès de Moscou auraient
été tout à fait impossibles. Le G,P.U. brise la colonne vertébrale
des accusés et on s’y habitue. Mais le G.P.U. essaie en même
temps de briser celle du processus historique et ça, c’est plus
difficile.
Au
cours du procès Zinoviev-Kamenev, les inculpés étaient accusés
d’avoir entretenu des relations d’un caractère purement policier
avec la Gestapo allemande. Les principaux accusés niaient cette
accusation. L’opinion publique refusait de l'avaler. En janvier
1937, Radek et Piatakov furent jugés pour donner de la vie au schéma
trop simpliste de Vychinsky. A travers leurs dépositions, il ne
s’agissait plus de sordides questions d’espionnage, mais d’un
bloc international formé entre Trotsky et les fascistes allemands et
japonais, dont l’objectif était la destruction de l’U.R.S.S. et
des démocraties occidentales. Ce n’est pas un hasard si cette
nouvelle façon de présenter les choses a correspondu à la
floraison de la politique des Fronts populaires. Le drapeau de la
diplomatie soviétique, comme celui du Comintern, portait le mot
d’ordre de création d’un bloc militaire entre les démocraties
contre les pays fascistes. Dans cette conjoncture, les trotskystes
devaient inévitablement être étiquetés comme les agents du bloc
fasciste. Le tableau était simple et clair.
De
façon surprenante pourtant, les trotskystes n’étaient pas accusés
d’avoir été alliés à l’Italie fasciste. La raison en était
que la diplomatie russe ne souhaitait pas créer des obstacles aux
tentatives de la France et de l’Angleterre de séparer l'Italie de
l’Allemagne et ménageait l’éventualité que Moscou soi-même en
vienne demain à faire des risettes à Rome. Les mêmes
considérations étaient valables, dans une large mesure, pour la
Pologne. On espérait que la France allait maintenir la Pologne dans
sa sphère d’influence. En « dévoilant » leurs intrigues
internationales, les accusés se conformaient scrupuleusement aux
calculs de la diplomatie soviétique. Ils pouvaient essayer
d’attenter à la vie de Staline, mais pas de porter atteinte à la
diplomatie de Litvinov.
La
préparation du nouveau procès a coïncidé avec une période
d’évanouissement des espoirs et des illusions dans le Front
populaire et le bloc des puissances démocratiques. La politique de
l’Angleterre en Espagne, la visite de Lord Halifax à Berlin, le
tournant de Londres vis-à-vis de Rome et le remplacement d’Eden
par Lord Halifax, tels sont les jalons diplomatiques qui ont
déterminé le nouveau contenu des aveux « volontaires » des
accusés. Le schéma du procès Piatakov-Radek qui faisait des
trotskystes des agents du bloc fasciste (Italie exceptée) a été
rejeté comme inopportun. Les accusés sont maintenant présentés
comme des agents de l’Allemagne, du Japon, de la Pologne et de
l’Angleterre. La liaison avec l’Allemagne perd sa coloration
fasciste parce qu’on dit maintenant qu’elle a commencé en 1921,
alors que l’Allemagne était encore sous le drapeau de la
démocratie de Weimar. On dit que la collaboration avec l’Angleterre
a commencé en 1926, onze ans avant le procès Piatakov-Radek. Mais
Karl Radek, candidat au poste des affaires étrangères pour le
compte des trotskystes, selon Vychinsky, ignorait tout de l’alliance
de Trotsky avec la Grande-Bretagne. Au début 1937, l’Angleterre
était une « démocratie ». Avec le départ d’Éden, elle est
redevenue le foyer de l’impérialisme. Litvinov s’est décidé à
montrer les dents à Londres et, très vite, les accusés lui font
écho dans leurs dépositions. Jusqu’à une date récente, la
guerre en Extrême-Orient représentait l’avance du fascisme
japonais contre les démocraties anglo-saxonnes. Maintenant, Moscou
faisait savoir qu’elle est prête à effacer la distinction entre
le Japon et la Grande-Bretagne : l’un et l’autre complotent avec
les trotskystes contre le régime soviétique. La déposition de
Rakovsky selon laquelle nous sommes, lui et moi, des agents de
l’Intelligence Service, est en réalité un avertissement
diplomatique à l’adresse du Premier Ministre Chamberlain.
Le
retard avec lequel on a inclus la Pologne dans les pays compromis par
une alliance avec les trotskystes, a une double cause : une grande et
une petite. L’orientation polonaise pro-allemande s’est précisée
avec les dernières volte-face de la politique britannique. Oublié,
le temps (1933) où Staline invitait le maréchal Pilsudski aux fêtes
commémoratives de la révolution d’Octobre. Moscou signifie à
Varsovie qu’elle ne nourrit aucune illusion quant à la neutralité
de la Pologne et qu’en cas de guerre, la Pologne doit se préparer
à devenir le champ de bataille des combats entre l’U.R.S.S. et
l’Allemagne. Par l’intermédiaire des langues bien pendues des
accusés, Litvinov menace le colonel Jozef Beck. La seconde raison
qui fait que la Pologne ne pouvait être mentionnée que dans le
procès actuel est que le principal « diplomate » du deuxième
procès en janvier 1937, Radek, n’aurait pu inclure la Pologne, qui
est presque sa patrie, dans la liste des pays « trotskystes ». En
1933, Radek lui-même fit un voyage triomphal à Varsovie, fut fêté
par Pilsudski et parla avec enthousiasme des bonnes relations à
venir entre les deux pays, tous deux produits de la révolution. La
presse mondiale parla d’une alliance militaire en préparation
entre l’U.R.S.S. et la Pologne. Comme Radek avait effectué cette
visite sensationnelle, non comme agent de Trotsky, mais comme
représentant de Staline, il était particulièrement malaisé pour
Radek de lier dans ses aveux la Pologne et le trotskysme. Cette tâche
a été reportée sur les épaules de l’accusé actuel V.F.
Charangovitch.
Les
noms de la France et des États-Unis n’ont pas encore été
prononcés. Ces deux pays ont été conservés comme restes du «
bloc des démocraties » contre le bloc fasciste. Il est vrai que
Rakovsky a avoué des liens criminels avec des industriels et
journalistes français, mais ce sont des adversaires du Front
populaire. Si Litvinov essaie de compromettre le gouvernement de
Chamberlain au moyen de la déposition de Rakovsky sur l’Intelligence
Service, il espère au contraire rendre un service amical au
gouvernement de Front populaire par l’intermédiaire de la
déposition du même Rakovsky au sujet de l’industriel français
Louis Nicolle et du journaliste Buré. En tout cas, les accusés sont
restés fidèles à eux-mêmes ; y compris dans leurs marchés les
plus perfides avec les États étrangers, ils ont gardé le silence
sur les plans diplomatiques du Kremlin.
Le
silence sur la France est particulièrement éloquent dans son
absurdité. La France a été considérée presque jusqu’à la fin
de 1933 à Moscou comme le pire ennemi de l’U.R.S.S. La
Grande-Bretagne venait au second rang. L’Allemagne comptait parmi
les amis. Dans les procès du « parti industriel » (1930), du «
bureau de l’union des mencheviks » (1931), la France s’est
révélée invariablement comme le foyer de l’intrigue hostile.
Pourtant les trotskystes qui avaient déjà commencé à nouer des
liens avec les ennemis de l’U.R.S.S. en 1921 (alors qu’ils
étaient tous au pouvoir ou, plus exactement, alors qu’aux côtés
de Lénine ils étaient le pouvoir) ont complètement laissé la
France de côté, comme s’ils avaient oublié son existence. Non,
ils n’avaient rien oublié : ils prévoyaient seulement le futur
pacte franco-soviétique et prenaient bien garde de ne pas créer de
difficultés à Litvinov en 1938.
Qu’il
est heureux pour Vychinsky que les hommes aient la mémoire si
courte! Après mon exil en Turquie, la presse soviétique ne
m’appelait pas moins que « Mister Trotsky ». La Pravda
du 8 mars 1929 a consacré presque une page entière à essayer de
prouver que « Mister Trotsky » (pas « Herr Trotsky » !) était en
réalité un allié de Winston Churchill et de Wall Street. L’article
se terminait par ces mots : « On voit clairement aujourd’hui
pourquoi la bourgeoisie lui a payé des dizaines de milliers de
dollars ! » A cette époque, on payait en dollars, pas en marks ! Le
2 juillet 1931, la Pravda
a publié un fac-similé fabriqué qui devait prouver que j’étais
l’allié du Pilsudski et le défenseur du traité de Versailles
contre l’U.R.S.S. et l’Allemagne. C’était l’époque où la
tension grandissait entre Moscou et Varsovie, deux ans avant
l’émergence des plans d’alliance soviéto-polonaise ! Le 4 mars
1933, alors que Hitler était déjà bien en selle, les Izvestia,
l’organe officiel du gouvernement, annonçaient que l’U.R.S.S.
était l’unique pays du monde à n’avoir aucune hostilité à
l’égard de l’Allemagne et ce « indépendamment de la forme et
de la composition du gouvernement du Reich ». Le journal français
officieux, Le
Temps,
écrivait le 8 avril : « Au moment de l’arrivée au pouvoir de
Hitler, l’opinion publique européenne s’est jetée avec avidité
sur cet événement et il y a eu à son sujet bien des commentaires ;
les journaux de Moscou ont gardé le silence ». Staline espérait
toujours l’amitié avec l’Allemagne fasciste ! Cela ne vaut guère
la peine d’être relevé puisque, à cette époque, j’étais
encore prétendument un agent de l’Entente, Le 24 juillet 1933,
avec l’autorisation du gouvernement Daladier, je suis arrivé en
France. Le journal communiste l’Humanité,
l’organe parisien de la diplomatie soviétique, a tout de suite
proclamé : « De France, le foyer de l’anti-soviétisme, Trotsky
va attaquer l’U.R.S.S. La France est le point stratégique et c’est
pourquoi M. Trotsky est venu ici ». Pourtant, à l’époque,
j’aurais pu célébrer le douzième anniversaire de mes activités
au service de l’Allemagne !
Tels
sont quelques-uns des jalons diplomatiques qui ont marqué la
préparation du procès en cours. On pourrait multiplier à l’infini
le nombre de citations et de données. Mais de ce qui a été dit
déjà, la conclusion est claire. Les activités de « trahison »
des accusés ne sont que le complément négatif des combinaisons
diplomatiques du gouvernement. La situation a changé ; les calculs
diplomatiques du Kremlin ont changé aussi. De même, le contenu des
« trahisons » des trotskystes, c’est-à-dire le contenu de leurs
dépositions sur ces trahisons imaginaires. En outre, et c’est très
significatif, les événements actuels de Moscou permettent de
reconstruire entièrement les événements des vingt dernières
années. En 1937, ma vieille amitié avec Pilsudski, Winston
Churchill et Daladier a été oubliée. Je suis devenu l’allié de
Rudolf Hess
et le cousin du Mikado. Dans l’acte d’accusation de 1938, on a
jugé impropre mon vieux qualificatif d’agent de la France et des
États-Unis; en revanche, on a donné un relief particulier à mon
amitié oubliée avec l’impérialisme britannique.
On
peut prédire que si, dans les prochains jours, je devais être de
nouveau lié aux États-Unis, ce ne serait sans doute pas en tant
qu’agent du président Roosevelt, mais comme allié de ses pires
ennemis, les « royalistes de l’économie ». Ainsi, même dans mes
« trahisons », je continue d’assumer une fonction patriotique.