Léon
Trotsky : Lettre
à Dwight Macdonald
(20
janvier 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, p. 99-101,
titre :
« Une appréciation sur Partisan
Review »,
voir des
annotations là-bas]
Cher
M.
Macdonald,
Je
vais vous parler avec une totale franchise dans la mesure où
des réserves
ou des demi-louanges non sincères signifieraient un
manque
de respect pour vous et votre entreprise.
Mon
impression générale est que les éditeurs de Partisan
Review
sont des gens instruits et intelligents, mais qu’ils n’ont
rien
à
dire.
Ils cherchent des thèmes qui ne puissent blesser personne, mais qui
ne peuvent également donner quoi que ce soit à
qui
que ce soit. Je n’ai jamais vu ni entendu parler d’un groupe avec
un
tel état d’esprit remportant des succès, acquerrant de
l'influence
et
laissant quelque espèce de trace dans l’histoire de la pensée.
Remarquez
que je n’aborde pas du tout le contenu
de vos idées
(peut-être
parce que je ne peux pas les discerner dans votre revue).
« Indépendance
» et « liberté » sont deux notions vides. Mais
je
suis prêt à admettre que « l’indépendance » et « la liberté
»
telles que vous les entendez représentent quelque chose qui
a
une véritable valeur culturelle. Excellent !
Mais
alors il faut les défendre l’épée à la main ou au moins le
fouet. Toute nouvelle tendance artistique ou littéraire
(naturalisme, symbolisme, futurisme, cubisme, expressionnisme et
ainsi de suite) a commencé par un scandale, brisant les vieilles
faïences respectées, froissant bien des autorités établies. Cela
ne découlait pas seulement de la recherche de la publicité (bien
qu’il n’en ait pas manqué). Non, ces gens, artistes aussi bien
que critiques littéraires, avaient quelque chose à dire. Ils
avaient des amis, ils avaient des ennemis, ils se battaient et
précisément, par là, ils démontraient leur droit à l’existence.
Dans
la mesure où votre publication est concernée, elle souhaite
essentiellement, apparemment, démontrer sa respectabilité. Vous
vous défendez contre les staliniens comme de jeunes femmes bien
élevées insultées par des voyous. « Pourquoi nous attaque-t-on,
vous plaignez-vous, nous ne voulons qu’une chose : vivre et laisser
vivre les autres ». Une telle politique ne peut réussir.
Bien
sûr, il ne manque pas d’« amis de l’U.R.S.S. » déçus ni
d’intellectuels généralement lugubres qui, s’étant une fois
brûlés, craignent plus que tout d’être de nouveau engagés. Ces
gens vous enverront des lettres sympathiques et tièdes, mais ne
garantiront pas le succès de la revue puisque un succès sérieux
n’a jusqu’à maintenant jamais encore reposé sur une
désorientation
politique, culturelle et esthétique.
Je
voulais espérer que ce n’était là qu’une situation temporaire
et que les éditeurs de Partisan
Review
cesseraient d’avoir peur d’eux-mêmes. Mais je dois dire que le
symposium que vous avez conçu n’est pas du tout de nature à
fortifier ces espérances. Vous formulez votre question sur le
marxisme comme si vous commenciez l’histoire sur une page blanche.
Le titre même du symposium paraît extrêmement prétentieux et en
même temps très confus. La majorité des écrivains que vous avez
invités ont démontré par tout leur passé – hélas ! – leur
totale incapacité à la pensée théorique. Quelques-uns ne sont que
des cadavres politiques. Comment pourrait-on confier à un cadavre la
responsabilité de décider si le marxisme est une force vivante ?
Non, je refuse catégoriquement de participer à ce genre de
tentative.
Une
nouvelle guerre mondiale approche. Dans tous les pays, la lutte
politique interne tend à se transformer en guerre civile. Des
courants de la plus haute tension sont à l’œuvre dans tous les
domaines de la culture et de l’idéologie. Vous voulez évidemment
fonder un petit monastère culturel se protégeant du monde extérieur
par le scepticisme, l’agnosticisme et la respectabilité.
Une
telle tentative n’ouvre aucune espèce de perspective.
Il
est
tout à fait possible que le ton de cette lettre vous apparaisse
comme
tranchant, inadmissible et « sectaire ». Cela ne
constituerait
à mes yeux qu’une preuve supplémentaire du fait que
vous
voulez publier une « petite » revue pacifique sans participer
activement à la vie culturelle de votre époque. Si, au contraire,
vous ne considérez pas mon ton « sectaire » comme un obstacle
à
un futur échange d’opinion, alors je demeure
entièrement
à
votre service.