Léon
Trotsky : Lettre à Jean van Heijenoort
(2
janvier 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres
16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon Trotsky, Paris 1983,
p. 33-37, titre : « sur le défaitisme », avec des
annotations]
Cher
Camarade
Van,
Je
n’ai
même pas ici un exemplaire du Case
of Leon Trotsky.
Je
ne puis
donc pas analyser le texte ni surtout le contexte. Mais la
question
est bien claire sans cela, au moins pour ceux qui ne cherchent pas
consciemment à l’embrouiller. La commission, comme c’était son
devoir, a manifesté un profond intérêt pour la question
de
mon attitude vis-à-vis de l’U.R.S.S. et surtout en temps
de
guerre. « Si vous ne voulez pas soutenir les gouvernements
alliés
de l’U.R.S.S., vous êtes pratiquement un défaitiste.
» Tel
était le sens des arguments des commissaires, surtout, si
je ne
me trompe pas, de Stolberg et, en parité, de l’avocat Finerty. Il
est facile de voir qu'ils reproduisent ainsi l’argumentation de nos
ultra-gauches, seulement avec le signe contraire (on voit par là que
l’ultra-gauchisme est la pensée bourgeoise, mais retournée et
portée à son paroxysme). J’ai répondu en ce sens que nous ne
faisons pas notre politique en fonction du gouvernement, mais
directement en fonction des masses et que, tout en restant en
irréductible opposition aux gouvernements bourgeois alliés de
l’U.R.S.S., comme la France, dans l’application de notre
politique, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour
protéger les intérêts de la défense de l’U.R.S.S. (ou de la
Chine, etc.). Or j’ai dû donner dans ce contexte quelques exemples
sommaires, dans le genre de ceux que j’ai utilisés dans la
discussion sur la question chinoise (les deux bateaux, etc.). La
question se réduit en somme à savoir si nous avons l’obligation
de défendre l’U.R.S.S. ou un autre État ouvrier plus authentique,
en cas de guerre sans sortir de l’opposition révolutionnaire, et
si oui, par quels moyens. Cette question est traitée dans mon
article contre Craipeau. Je n’ai pour l’instant rien à y
ajouter.
Il
est possible que le rapport sténographique manque quelque peu de
précision. II ne s’agit ni d’un texte de programme bien pesé,
ni même d’un article, mais d’un compte rendu sténographique
rédigé par la commission. Vous savez que je n’ai pas eu la
possibilité de le réviser moi-même. Des malentendus, des
imprécisions ont pu s’y glisser. Les ennemis peuvent s’en
servir, mais les camarades sérieux doivent prendre cette question
dans son ensemble. Je reste totalement sur la base des thèses de la
IVe
Internationale sur la guerre. Il y a là-dedans un point qui, dès
l’origine, avait soulevé l’opposition de Vereecken et de
Craipeau. C’est là-dessus qu’il faudrait s’expliquer :
l’expérience
de
ces dernières années a-t-elle ou non confirmé ces thèses sur
ce point
décisif?
J’ai
découvert par hasard que les lovestonistes américains ont
essayé,
eux aussi, d’utiliser la même citation pour présenter la
chose comme
si j’avais deux politiques opposées en cas de guerre,
une
pour les pays démocratiques, l’autre pour les pays fascistes.
Rien
de plus absurde. La guerre ne sera pas une compétition entre régimes
politiques. Il s’agira de partager le monde,
de
subjuguer définitivement la Chine et de reconquérir l'U.R.S.S.
au compte du capitalisme. Notre politique pendant la guerre
doit
en conséquence être adaptée au caractère de cette guerre.
Nous
sommes contre la réduction de la Chine en esclavage
et
contre le rétablissement du capitalisme en U.R.S.S. Nous
aidons
l’U.R.S.S. comme la Chine, pendant la guerre, par tous
les
moyens qui peuvent être à la disposition d’une classe opprimée
et non dirigeante, et qui demeure en opposition irréductible à son
gouvernement tout en se préparant à le renverser
et
à prendre le pouvoir. Voilà comment la question se pose.
Quiconque
la pose différemment cherche à éviter d’y répondre
ou,
tout simplement, à l’embrouiller.
Quant
au camarade Vereecken, lequel, malheureusement, s'éloigne de plus en
plus du marxisme, il est extrêmement caractéristique qu’il trouve
possible de soutenir Sneevliet dans sa
lutte
totalement opportuniste désormais ouverte contre la IVe
Internationale
et, en même temps, de diriger contre nous son intransigeance
ultra-gauchiste. Pour ne pas priver le N. A.S.
de
la manne gouvernementale, Sneevliet, en temps de paix, a, vis-à- vis
de son gouvernement, une attitude totalement conciliatrice,
diplomatique et équivoque.
Peut-on
croire un seul instant qu’en cas de guerre à laquelle la Hollande
participerait, Sneevliet serait capable d’avoir une attitude
révolutionnaire? Seul un aveugle pourrait le croire. Le devoir de
tout révolutionnaire, en Hollande comme ailleurs, est de dénoncer
impitoyablement la politique de Sneevliet qui ne peut que
compromettre la IVe
Internationale. Au lieu de cela, Vereecken s’érige en ange gardien
de Sneevliet. Il le protège contre le travail fractionnel,
c’est-à-dire contre le marxisme, comme il avait déjà protégé
ces pauvres centristes du P.O.U.M. contre le « noyautage » de la
IVe
Internationale. Le monde semble renversé dans la tête de Vereecken
A toute occasion, il ne cesse de commettre de nouvelles fautes afin
de couvrir les précédentes ou d’en détourner l’attention. Il
oscille maintenant entre Sneevliet et les bordiguistes et ses
oscillations deviennent de plus en plus menaçantes, fort
heureusement pas pour la IVe
Internationale, mais malheureusement pour lui- même. J’ai déjà
écrit dans une lettre précédente qu’il fallait sauver Vereecken
de lui-même. Cette tâche est devenue plus brûlante que jamais.
Mais on ne peut sauver le camarade Vereecken ni par des concessions
ni par des ménagements. Il faut lui opposer le ferme rempart de
toutes les sections de la IVe
Internationale, y compris la section belge. En tout cas, la question
décisive pour l’avenir de Vereecken n’est pas son exaltation
artificielle à propos de telle ou telle citation isolée et mal
interprétée, mais son attitude vis-à-vis du P.O.U.M. et de
Sneevliet, c’est-à-dire : pour le marxisme ou pour l’opportunisme,
pour la IVe
Internationale ou pour le bureau de Londres.
Voilà
tout ce que je puis dire pour le moment et je pense réellement
qu’après toute la polémique de ces dernières années, cela
suffit totalement.