Léon
Trotsky : Lettre à Jeanne Martin
(10
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 294 f.,
titre : «
Notre Léon », voir
des
annotations là-bas]
Ma
chère Jeanne, notre petite Jeanne,
Natalia
a déjà reçu de vous deux lettres. Moi j’ai reçu aussi de vous
une lettre sans compter le premier rapport sur le cours de la
maladie. Natalia vous a envoyé un câble. Elle n’est pas encore
capable d’écrire. Elle lit et relit vos lettres. Elle pleure, elle
pleure beaucoup. Quand je réussis à me libérer de mon travail
(réfutation des nouvelles accusations contre Léon et moi), je
pleure avec Natalie. Elle vous aime beaucoup, Jeanne. Elle vous
aimait beaucoup toujours. Elle pense et parle de vous avec une
tendresse infinie. Elle vous imagine dans vos petites chambres qu’il
y a peu de temps vous partagiez avec Léon. Elle imagine ces petites
choses et vous, Jeanne, devant ces petites choses. Maintenant vous
êtes pour Natalie non seulement Jeanne, sa fille tendrement aimée
et discrètement aimée – comme Natalie seule sait aimer —, mais
aussi une partie de Léon, ce qui reste de sa vie la plus intime des
dernières années. Ma chère petite...
Léon
signifiait beaucoup dans ma vie. Beaucoup plus qu’on n’imagine.
Il fut pour moi l’être le plus cher au monde – après Natalie.
J’essayais un peu d’exprimer sur le papier, avec l’aide de
Natalie, la profondeur de la perte que nous venons de subir. Nous
aussi, nous ne pouvons pas accepter l’idée qu’il n’existe
plus. Dix fois par jour, je me surprends moi-même à l’idée : il
faut écrire à Ljova..., il faut demander à Ljova... Et Natalie?
Elle souffre pour soi-même, elle souffre pour moi, elle souffre pour
vous ; Jeanne, nous sommes prêts à accepter chaque proposition vous
concernant. Si vous aviez envie de venir ici —
pour
embrasser Natalie – pour être embrassée de nous deux, nous ferons
immédiatement tout pour faire possible votre voyage. Si vous décidez
de rester avec nous, vous serez notre fille bien-aimée. Si vous
trouvez mieux, après deux ou trois mois, de revenir à Paris, nous
accepterons cette décision comme bien naturelle. Enfin, si vous
croyez que la séparation de Sieva et des autres vous serait
maintenant difficile, nous comprendrons bien vos sentiments. Le
voyage de Sieva ici présenterait des difficultés, l’école, la
langue, mais nous sommes prêts d’envisager aussi cette
possibilité... En pleurant et en souffrant, Natalie m’aide dans
mon travail. Nous luttons pour la mémoire de Léon, pour notre
mouvement. Léon y est déjà entré, dans l’histoire de ce
mouvement, pour toujours. Nous recevons de tous les coins du monde
des lettres le concernant. La jeunesse apprend à le connaître et à
l’aimer. Il deviendra, notre petit Ljova, une image symbolique
comme Karl Liebknecht et autres. Oui, ma chère Jeanne, notre petite
Jeanne, il n’est plus à vos côtés, il n’y sera plus jamais.
Mais il entre dans une autre vie qui se confond avec le mouvement
libérateur. Il faut accepter le fait terrible. Il faut accepter la
vie. Il faut continuer courageusement. A Paris ou avec nous ici. Mon
cher petit enfant, la vie est dure pour vous. On ne peut surmonter
ses coups terribles qu’en combattant... Natalie vous écrira dès
qu’elle aura la force de manier la plume. Mais, dans son esprit,
elle vous écrit toujours. Depuis la terrible nouvelle du 16 février,
Natalie vous embrasse de tout son cœur ensanglanté, déchiré. Je
vous embrasse aussi, Jeanne. Nous vous envoyons cette nuit un nouveau
câble. Nous pensons à vous, nous souffrons avec vous.
Votre
Nous
avons lu dans la presse mexicaine votre déclaration donnée au
Journal
concernant les « dollars ». C’est très bien que vous êtes ainsi
entrée dans la lutte. Il faut continuer. Il faut écrire sur
Ljova... sur sa vie à Berlin, à Paris. Nous écrirons tous trois
ensemble sa biographie. Nous ramasserons toute la documentation qui
le concerne. Ljova, c’est une nature héroïque dans le vrai sens
du mot. Il doit rester – il restera – dans la mémoire de
l’humanité... Courage, ma petite Jeanne.