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Léon Trotsky 19380417 Leur Morale et la Nôtre

Léon Trotsky : Leur Morale et la Nôtre

A la mémoire de Léon Sedov (17 avril 1938)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 17, mars 1938 a juin 1938. Institut Léon Trotsky, Paris 1984, p. 159-196, voir des annotations là-bas]

Des émanations de morale

Dans une époque de réaction triomphante, MM. les démocrates, social-démocrates, anarchistes et autres représentants de la « gauche », secrètent deux fois plus de morale, comme les gens qui transpirent deux fois plus quand ils ont peur. Paraphrasant les dix commandements ou le sermon sur la Montagne, ces moralistes s’adressent moins à la réaction triomphante qu’aux révolutionnaires traqués, dont les « excès » et les principes « amoraux » « provoquent » la réaction et lui fournissent une justification morale. Il y aurait cependant un moyen élémentaire, mais sûr, d’éviter la réaction : tendre ses forces et trouver une renaissance morale. Des échantillons de perfection morale sont distribués gratuitement dans toutes les rédactions intéressées.

Cette prédication aussi pompeuse que fausse a sa base sociale – de classe – dans la petite bourgeoisie intellectuelle. Sa base politique est dans l’impuissance et le désarroi devant la réaction, et sa base psychologique dans le désir de surmonter le sentiment de son infériorité en s’affublant d’une barbe de prophète.

Le procédé favori du petit bourgeois moralisateur consiste à identifier la façon d’agir de la réaction avec celle de la révolution. Il y parvient en recourant à des analyses formelles. Pour lui, tsarisme et bolchevisme sont des jumeaux. On découvre également des jumeaux dans fascisme et communisme. On peut dresser un inventaire des caractères communs au catholicisme – ou plutôt au jésuitisme – et au bolchevisme. De leur côté, Hitler et Mussolini, utilisant la même méthode, démontrent que le libéralisme, la démocratie et le bolchevisme ne sont que les diverses manifestations d’un seul et même mal. L’idée que le stalinisme et le trotskysme sont « au fond la même chose » rencontre aujourd’hui l’assentiment commun des libéraux, des démocrates, des catholiques dévots, des idéalistes, des pragmatistes, des anarchistes, et des fascistes. Si les staliniens n’ont pas la possibilité d’adhérer à ce « Front populaire »-là, c’est seulement par un effet du hasard : ils sont précisément absorbés par l’extermination des trotskystes.

Ces rapprochements et des identifications sont essentiellement caractérisés par l’ignorance complète des bases matérielles des différents courants, c’est-à-dire de leur nature de classe et, du coup, de leur rôle historique objectif. Au lieu de cela, on apprécie et on classe les différents courants d’après quelques manifestations externes et secondaires, le plus souvent d’après leur attitude envers tel ou tel principe abstrait auquel le classificateur attribue professionnellement une signification particulière. Ainsi, pour le pape de Rome, les francs-maçons, les darwinistes, les marxistes et les anarchistes sont frères jumeaux, puisque tous nient de façon sacrilège l’immaculée Conception.

Pour Hitler, le libéralisme et le marxisme, qui ignorent, l’un comme l’autre, « le sang et l’honneur », sont frères jumeaux. Jumeaux pour le démocrate, le fascisme et le bolchevisme, puisqu’ils refusent de s’incliner devant le suffrage universel, etc...

Les traits communs aux tendances énumérées ci-dessus sont indiscutables. Mais le nœud de l’affaire est que l’évolution de l’humanité ne se réduit pas au suffrage universel ni « au sang et à l’honneur », ni au dogme de l’immaculée Conception – tout est là. Le procès historique signifie avant tout lutte des classes, et il arrive que des classes différentes usent, à des fins différentes, de moyens analogues. Il ne saurait en être autrement. Les armées belligérantes sont toujours plus ou moins symétriques ; s’il n’y avait rien de commun dans leurs méthodes de lutte, elles ne pourraient pas se porter de coups.

Si un paysan ou un boutiquier ignorant, ne comprenant ni l’origine ni la portée du combat engagé entre le prolétariat et la bourgeoisie, se trouve entre deux feux, il éprouve pour les deux camps belligérants une haine égale. Mais que sont tous ces moralistes démocrates? Des idéologues des couches moyennes qui sont tombées, ou craignent de tomber, entre deux feux. Les prophètes de ce genre sont étrangers aux grands mouvements de l’histoire, ont une mentalité conservatrice endurcie, une étroitesse suffisante et une pusillanimité politique des plus primitives. Voilà leurs traits essentiels. Les moralistes souhaitent par-dessus tout que l’histoire les laisse tranquilles avec leurs petits livres, leurs petites revues, leurs abonnés, leur bon sens et leurs règles de morale. Mais l’histoire ne les laisse pas tranquilles. Tantôt de la gauche, tantôt de la droite, elle leur bourre les côtes. Évidemment : révolution et réaction, tsarisme et bolchevisme, stalinisme et trotskysme – sont tous frères jumeaux ! Que celui qui en doute palpe sur les crânes des moralistes les bosses symétriques, à droite et à gauche...

Amoralisme marxiste et vérités éternelles

Le reproche le plus populaire et le plus impressionnant que l’on fasse à l’ « amoralisme » bolchevique repose sur la prétendue maxime jésuitique du bolchevisme : « La fin justifie les moyens. » Il n’est pas difficile d’en conclure que les trotskystes, comme tous les bolcheviks (ou marxistes), n’admettant pas les principes de la moralité, il n’y a, par conséquent, pas de différence « principielle » entre trotskysme et stalinisme. Ce qu’il fallait démontrer.

Un hebdomadaire américain, extrêmement vulgaire et cynique, a mené sur la philosophie morale du bolchevisme une petite enquête destinée, selon l’usage, à servir à la fois les fins de la morale et de la publicité. L’inimitable H. G. Wells, dont la suffisance homérique a toujours dépassé l’imagination peu ordinaire, s’est empressé de se solidariser avec les snobs réactionnaires de Common Sens C’était dans l’ordre des choses. Mais ceux-là même qui ont répondu à l’enquête en prenant la défense du bolchevisme ne l’ont pas fait sans timides réserves (Eastman). Les principes marxistes sont, bien entendu, mauvais, mais il existe néanmoins parmi les marxistes des hommes d’honneur. En vérité, de tels « amis » sont plus dangereux que des ennemis.

Si nous voulions prendre au sérieux Messieurs nos censeurs, il nous faudrait d’abord leur demander quels sont leurs propres principes de morale. C’est une question qui ne recevrait sans doute pas de réponse... Admettons que ni les fins personnelles ni les fins sociales ne puissent justifier les moyens. Il faudrait alors évidemment chercher d’autres critères en dehors de la société telle que l’histoire l’a faite et des fins suscitées par son développement. Où ? Au ciel, si ce n’est sur terre. Les prêtres ont depuis longtemps découvert dans la révélation divine les canons infaillibles de la morale. Les petits prêtres laïques parlent des vérités éternelles de la morale sans donner leur source première. Nous sommes pourtant en droit de conclure que, si ces vérités étaient éternelles, elles auraient dû exister, non seulement avant l’arrivée du pithécanthrope sur la terre, mais aussi avant la formation du système solaire. Alors, d’où sortent-elles ? La théorie de la morale éternelle ne peut pas se passer de Dieu.

Les moralistes du type anglo-saxon, dans la mesure où ils ne se contentent pas d’un utilitarisme rationaliste – l’éthique du comptable bourgeois – se présentent comme les disciples conscients ou inconscients du vicomte de Shaftesbury qui – au début du XVIIIe siècle – déduisait les jugements moraux d’un « sens moral » particulier qu’il supposait donné à l’humanité une fois pour toutes. La morale au-dessus des classes conduit inévitablement à la reconnaissance d’une substance particulière, d’un sens moral, d’une conscience, d’une sorte d’absolu qui n’est que le timide pseudonyme philosophique de Dieu. La morale indépendante des « fins », c’est-à-dire de la société – , qu’on la déduise des vérités éternelles ou de la « nature humaine » – n’est au bout du compte qu’une variété de la « théologie naturelle ». Le ciel demeure la seule position fortifiée pour des opérations militaires contre le matérialisme dialectique.

Toute une école de « marxistes » se forma en Russie à la fin du siècle dernier, qui entendait compléter l’enseignement de Marx en lui ajoutant un principe moral autonome, supérieur aux classes (Strouvé, Berdiaeff, Boulgakov et autres...). Ces gens sont partis naturellement avec Kant et son impératif catégorique. A quoi ont-ils abouti ? Strouvé est aujourd’hui un ancien ministre du baron Wrangel et un bon fils de l’Église ; Boulgakov est prêtre orthodoxe; Berdiaeff commente l’Apocalypse en plusieurs langues. Cette métamorphose aussi inattendue à première vue ne s’explique pas du tout par « l’âme slave » – l’âme de Strouvé étant du reste germanique – mais par l’ampleur de la lutte sociale en Russie. L’orientation essentielle de cette métamorphose est en réalité internationale.

L’idéalisme philosophique classique dans la mesure où il tendait en son temps à séculariser la morale, c’est-à-dire à l’émanciper de la sanction religieuse, a constitué un immense progrès (Hegel). Mais, détachée du ciel, la philosophie morale avait besoin de racines terrestres. La découverte de ces racines fut l’une des tâches du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après Hegel, Marx. Invoquer de nos jours les « vérités éternelles de la morale », c’est tenter de faire tourner les roues à l’envers. L’idéalisme philosophique n’est qu’une étape : de la religion au matérialisme ou, au contraire, du matérialisme à la religion.

« La fin justifie les moyens »

L’ordre des Jésuites, fondé dans la première moitié du xvie siècle pour combattre le protestantisme, n’enseigna jamais, disons-le, que tout moyen, fût-il criminel du point de vue de la morale catholique, était admissible pourvu qu’il mène au « but », c’est-à-dire au triomphe du catholicisme. Une telle doctrine aussi contradictoire et psychologiquement inconcevable fut malignement attribuée aux Jésuites par leurs adversaires protestants – et parfois catholiques – qui, eux, ne s’embarrassaient pas du choix des moyens pour atteindre leurs fins. Les théologiens jésuites, préoccupés, comme ceux des autres écoles, par le problème du libre-arbitre, enseignaient en réalité qu’un moyen en soi peut être indifférent, mais que la justification morale ou la condamnation d’un moyen donné découle de la fin. Ainsi, un coup de feu est-il en lui-même indifférent ; tiré sur un chien enragé qui menace un enfant, c’est une bonne action ; tiré pour tuer ou faire violence, c’est un crime. Les théologiens de l’ordre ne voulaient rien dire de plus que ces lieux communs. Quant à leur morale pratique, les Jésuites n’étaient pas du tout pires que les autres moines ou prêtres catholiques, et, bien au contraire, ils leur étaient plutôt supérieurs en tout cas par leur courage, leur esprit conséquent et leur clairvoyance. Ils formaient une organisation militante, rigoureusement centralisée, offensive, dangereuse non seulement pour ses ennemis, mais encore pour ses alliés. Par leur psychologie et leurs méthodes d’action, les Jésuites de l’époque « héroïque » se distinguaient du prêtre moyen comme les guerriers d’une Église de son boutiquier. Nous n’avons aucune raison d’idéaliser les uns ou les autres. Mais il serait tout à fait indigne de considérer le guerrier fanatique avec les yeux du boutiquier stupide et paresseux.

Pour rester dans le domaine des comparaisons purement formelles et des similitudes psychologiques, on peut dire, si on veut, que les bolcheviks sont aux démocrates et aux social-démocrates de toutes nuances ce que les Jésuites étaient à la paisible hiérarchie ecclésiastique. A côté des marxistes révolutionnaires, les social-démocrates et les socialistes centristes paraissent des arriérés mentaux, ou, comparés aux médecins, des guérisseurs. Il n’existe pas une question qu’ils aient réfléchie à fond ; ils croient à la puissance des exorcismes et esquivent craintivement les difficultés en attendant un miracle, Les opportunistes sont les paisibles boutiquiers de l’idée socialiste, tandis que les bolcheviks en sont les combattants acharnés. D’où la haine qu’on leur porte et la calomnie de la part des hommes qui ont à profusion les mêmes défauts qu’eux – conditionnés par l’histoire – sans avoir une seule de leurs qualités.

La comparaison des Jésuites et des bolcheviks reste pourtant fort unilatérale et superficielle ; elle appartient plutôt à la littérature qu’à l’histoire. Conformément aux caractéristiques et aux intérêts des classes sur lesquelles ils s’appuyaient, les Jésuites représentaient la réaction, les protestants le progrès. Les limites de ce « progrès » s’exprimèrent à leur tour, immédiatement, dans la morale protestante. C’est ainsi que l’enseignement du Christ, rendu « à sa pureté », n’empêcha nullement le bourgeois urbain Luther d’appeler à l’extermination des paysans révoltés, ces « chiens enragés ». Le docteur Martin considérait visiblement que « la fin justifie les moyens », même avant que cette maxime eût été attribuée aux Jésuites. De leur côté, les Jésuites, rivalisant avec les protestants, s’adaptèrent de plus en plus à l’esprit de la société bourgeoise et ne conservèrent que trois vœux – pauvreté, chasteté, et obéissance – quoique le dernier sous une forme d’ailleurs bien atténuée. Du point de vue de l’idéal chrétien, la morale des Jésuites dégénéra d’autant plus bas qu’ils cessèrent d’être des Jésuites. Les guerriers de l’Église devinrent ses bureaucrates, et, comme tous les bureaucrates, d’assez fieffés coquins.

Jésuitisme et utilitarisme

Ces brèves remarques suffisent, semble-t-il, à montrer combien il faut être ignorant et médiocre pour prendre au sérieux l’opposition du principe « jésuite » « la fin justifie les moyens » à un autre, inspiré d’une morale apparemment plus élevée, selon laquelle chaque « moyen » porte sa propre étiquette morale, comme, dans les magasins, les marchandises vendues à prix fixe. Il est frappant que le bon sens du philistin anglo-saxon réussisse à s’indigner du principe « jésuite » tout en s’inspirant de l’utilitarisme, si caractéristique de la philosophie britannique. Pourtant le critère de Bentham et de John Mill, « le plus grand bonheur possible du plus grand nombre possible », (« the greatest possible happiness of the greatest possible number ») signifie bien que sont moraux les moyens qui servent au bien commun en tant que fin suprême. De sorte que la formule philosophique générale de l’utilitarisme anglo-saxon coïncide tout à fait avec le principe « jésuite » que « la fin justifie les moyens ». L’empirisme, nous le voyons, n’existe ici bas que pour nous émanciper de la nécessité de joindre les deux bouts d’un raisonnement.

Herbert Spencer, à l’empirisme de qui Darwin avait injecté l’idée de l’évolution comme on injecte un vaccin, enseignait que l’évolution dans le domaine moral part des « sensations » pour aboutir aux « idées ». Les sensations imposent le critère du plaisir immédiat tandis que les idées permettent de se diriger en fonction du critère du plaisir à venir durable et plus élevé. Ainsi le critère moral est-il ici aussi celui du « plaisir » ou du « bonheur » ; mais le contenu en est élargi et approfondi en fonction du degré d’ « évolution ». Herbert Spencer a montré ainsi, par les méthodes de son utilitarisme « évolutionniste », que le principe : « la fin justifie les moyens » n’a rien d’immoral.

Il serait cependant naïf d’attendre de ce « principe » abstrait une réponse à la question pratique : que peut-on et que ne peut-on pas faire? Plus, le principe que la fin justifie les moyens soulève naturellement la question : et qu’est-ce qui justifie la fin ? Dans la vie pratique comme dans le mouvement de l’histoire, la fin et les moyens changent sans cesse de place. Une machine en construction est la « fin » de la production, pour devenir ensuite, à son entrée dans l’usine, un « moyen ». La démocratie est à certaines époques la « fin » poursuivie dans la lutte des classes dont elle devient ensuite le « moyen ». Sans avoir rien d’immoral, le principe prétendument « jésuite » ne résout pourtant pas le problème de la morale.

De même l'utilitarisme « évolutionniste » de Spencer nous abandonne-t-il sans réponse à mi-chemin, car il tente, après Darwin, de dissoudre la morale concrète, historique, dans les besoins biologiques ou les « instincts sociaux » propres à la vie animale grégaire, alors que le concept même de morale ne surgit que dans un milieu divisé par des antagonismes, c’est-à-dire une société divisée en classes.

L’évolutionnisme bourgeois s’arrête, impuissant, au seuil de la société historique, parce qu’il refuse d’admettre que la lutte des classes soit le ressort principal de l’évolution des formes sociales. La morale n’est qu’une des fonctions idéologiques de cette lutte. La classe dominante impose ses propres fins à la société et l’accoutume à considérer comme immoraux tous les moyens qui vont à l’encontre de ces fins. Telle est la mission essentielle de la morale officielle. Elle poursuit l’idée du « plus grand bonheur possible », non du plus grand nombre, mais d’une minorité sans cesse décroissante. Un semblable régime, fondé sur la seule contrainte, ne durerait pas une semaine. Le ciment de la morale lui est indispensable. La fabrication de ce ciment est la profession des théoriciens et des moralistes petits-bourgeois. Ils peuvent jouer avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais ils ne sont, tout compte fait, que les apôtres de l’esclavage et de la soumission.

Des « règles obligatoires pour tous de la morale »

Celui qui ne veut ni retourner à Moïse, au Christ ou à Mahomet, qui ne se contente pas d’une soupe éclectique, doit reconnaître que la morale est le produit du développement social ; qu’elle n’a rien d’invariable ; qu’elle sert des intérêts ; que ces intérêts sont contradictoires ; que la morale a, plus que toute autre forme d’idéologie, un caractère de classe,

N’existe-t-il pas pourtant des règles élémentaires de morale élaborées par le développement de l’humanité dans son ensemble et nécessaires à la vie de toute collectivité? De tels préceptes existent incontestablement, mais leur emprise est instable et très limitée. Les normes « impératives pour tous » sont d’autant moins efficientes que la lutte des classes devient plus âpre. La guerre civile, la forme la plus élevée de la lutte des classes, fait voler en éclats tous les liens moraux entre les classes ennemies.

Placé dans des conditions « normales », l’homme « normal » observe le commandement : « Tu ne tueras point ! » Mais si quelqu’un tue dans les circonstances exceptionnelles de la légitime défense, le jury l’acquitte. Si, au contraire, il tombe sous les coups d'un assassin, le tribunal tuera cet assassin. La nécessité des tribunaux et celle de la légitime défense découlent de l’antagonisme des intérêts. En ce qui concerne l’État, il se contente, en temps de paix, de meurtres légalisés d’individus, afin de pouvoir, en temps de guerre, transformer « l’impératif » « tu ne tueras point » en son contraire. Les gouvernements les plus « humains », qui, en temps de paix, « détestent » la guerre, proclament en temps de guerre que le devoir le plus élevé de leurs armées est de massacrer le plus grand nombre d’hommes possible.

Les règles morales dites « généralement reconnues » gardent le caractère algébrique, c’est-à-dire indéterminé, qui leur est propre. Elles expriment seulement le fait que les hommes, dans leur comportement individuel, sont liés par certaines normes communes découlant de leur appartenance à la société. L’ « impératif catégorique » de Kant est la plus haute généralisation de ces normes. Mais en dépit de la situation éminente que cet impératif occupe dans l’Olympe philosophique, il n’a rien, absolument rien de catégorique, car il n’a rien de concret. C’est une forme sans contenu.

Le vide des formes obligatoires pour tous provient de ce que, dans toutes les questions décisives, les hommes éprouvent un sentiment beaucoup plus immédiat et plus profond d’appartenance à leur classe sociale qu’à la « société ».

Les normes de la morale « obligatoire pour tous » reçoivent en réalité un contenu de classe, en d’autres termes, antagonique. La norme morale est d’autant plus catégorique qu’elle est moins « obligatoire pour tous ». La solidarité ouvrière, surtout dans les grèves ou sur les barricades, est infiniment plus catégorique que la solidarité humaine en général.

La bourgeoisie, dont la conscience de classe est très supérieure, par sa plénitude et son intransigeance, à celle du prolétariat, a un intérêt vital à imposer « sa » morale aux masses exploitées. C’est précisément dans cet objectif que les normes concrètes du catéchisme bourgeois sont camouflées sous des abstractions morales placées elles-mêmes sous l’égide de la religion, de la philosophie ou de cet avorton qu’on appelle le « bon sens », Le recours aux normes abstraites n’est pas une erreur philosophique désintéressée, mais un élément nécessaire du mécanisme de la fraude des classes. Dénoncer cette fraude, dont la tradition remonte à des millénaires, est le premier devoir d’un révolutionnaire prolétarien.

La crise de la morale démocratique

Pour assurer la victoire de leurs intérêts sur les grandes questions, les classes dominantes se voient obligées de faire des concessions sur des questions secondaires, – tant que, bien entendu, ces concessions ne gênent pas leur comptabilité. Au temps de l’essor du capitalisme et surtout dans les dernières décennies de l’avant-guerre, ces concessions, tout au moins à l’égard des couches supérieures du prolétariat, étaient tout à fait réelles. A l’époque, l’industrie connaissait une ascension presque permanente. Le bien-être des nations civilisées augmentait – et en partie, également celui des masses ouvrières. La démocratie paraissait immuable. Les organisations ouvrières grandissaient. Les tendances réformistes s’approfondissaient. Les rapports entre les classes s’adoucissaient, en tout cas de l’extérieur. Ainsi s’établissaient dans les relations sociales, à côté des normes de la démocratie et des habitudes de collaboration de classe, certains préceptes moraux élémentaires. On avait l’impression de vivre dans une société toujours plus libre, plus juste, et plus humaine. Le « bon sens » tenait pour infinie la courbe ascendante du progrès.

Elle ne l’était pas; la guerre éclata, avec son cortège de bouleversements, de crises, de catastrophes, d’épidémies, de barbarie. La vie économique de l’humanité était dans l’impasse. Les antagonismes de classes s’aggravèrent et furent mis à nu. L’une après l’autre, les soupapes de sûreté de la démocratie sautèrent. Les règles élémentaires de la morale se révélèrent plus fragiles encore que les institutions démocratiques et les illusions réformistes. Le mensonge, la calomnie, la corruption, la vénalité, la violence, le meurtre, atteignirent des proportions sans précédent. Les esprits simples, ahuris, crurent que c’étaient des conséquences momentanées de la guerre. C’étaient en réalité et ce sont encore les manifestations du déclin de l’impérialisme. Le pourrissement du capitalisme entraîne celui de la société contemporaine avec son droit et sa morale.

Le fascisme, né directement de la faillite de la démocratie en face des problèmes de l’époque impérialiste, est une « synthèse » de la turpitude impérialiste. Seules les aristocraties capitalistes les plus riches conservent des restes de démocratie ; pour chaque « démocrate » anglais, français, hollandais, belge, il y a un certain nombre d’esclaves coloniaux : « soixante familles » gouvernent la démocratie aux États-Unis, etc. En outre, dans toutes les démocraties se développent des éléments de fascisme. Le stalinisme est à son tour le produit de la pression de l’impérialisme sur un État ouvrier arriéré et isolé : un complément symétrique, en son genre, du fascisme.

Tandis que les philistins idéalistes – et les anarchistes en premier lieu, naturellement – dénoncent inlassablement l' « amoralisme marxiste » dans leur presse, les trusts américains dépensent, d’après John Lewis, plus de quatre-vingt millions de dollars par an à combattre la « démoralisation » révolutionnaire, c’est-à-dire en frais d’espionnage, de corruption d’ouvriers, d’impostures judiciaires et de traîtres assassinats ! L’impératif catégorique suit parfois dans sa route vers la victoire, des voies bien sinueuses !

Notons, par souci d’équité, que les plus sincères et aussi les plus bornés des moralistes petits-bourgeois vivent aujourd’hui encore du souvenir idéalisé d’hier et de l’espérance de son retour. Ils ne comprennent pas que la morale est une fonction de la lutte des classes ; que la morale démocratique correspond à l’époque du capitalisme libéral et progressiste ; que l’aggravation de la lutte des classes produite durant toute la dernière période, a définitivement et irrévocablement détruit cette morale ; que la morale du fascisme d’une part, et celle de la révolution prolétarienne de l’autre, ont pris sa place.

Le bon sens

La démocratie et la morale « généralement admise » ne sont pas les seules victimes de l’impérialisme. Le bon sens « universel » est sa troisième victime. Cette forme inférieure de l’intellect, nécessaire dans toutes les conditions, est aussi, dans certaines conditions, suffisante. Le capital principal du bon sens est fait de conclusions élémentaires tirées de l’expérience universelle : ne mettez pas vos doigts dans le feu, suivez de préférence la ligne droite, ne taquinez pas les chiens méchants... et, dans un milieu social stable, le bon sens suffit pour faire du commerce, soigner des malades, écrire des articles, diriger un syndicat, voter au parlement, fonder une famille, faire des enfants. Mais sitôt qu’il tente de sortir de ses limites naturelles pour intervenir sur le terrain des généralisations plus complexes, il n’est plus que le conglomérat des préjugés d’une certaine classe à une certaine époque. Une simple crise capitaliste le décontenance ; devant des catastrophes comme la révolution, la contre-révolution et la guerre, le bon sens n’est plus qu’un parfait imbécile. Il faut, pour comprendre les troubles « catastrophiques » du cours « normal » des choses, de plus hautes qualités intellectuelles, dont l’expression philosophique n’a été donnée jusqu’ici que par le matérialisme dialectique.

Max Eastman, qui s’efforce avec succès de donner au « bon sens » l’apparence littéraire la plus séduisante s’est fait de la lutte contre la dialectique matérialiste une sorte de profession. Eastman croit sérieusement que les banalités conservatrices du « bon sens », combinées à un bon style, constituent « la science de la révolution ». Volant au secours des snobs réactionnaires du Common Sens, Max Eastman enseigne à l’humanité avec une inimitable assurance que, si Trotsky, au lieu de s’inspirer de la doctrine marxiste, s’était inspiré du bon sens, il... n’aurait pas perdu le pouvoir. La dialectique interne qui s’est jusqu’à présent manifestée dans la succession de phases déterminées dans toutes les révolutions n’existe pas pour Eastman. D’après lui, la réaction succède à la révolution parce qu’on n’a pas suffisamment respecté le bon sens. Eastman ne comprend pas que c’est Staline qui, en un sens historique, a été la victime du bon sens, c’est-à-dire de son inadéquation, car le pouvoir dont il dispose sert à des fins hostiles au bolchevisme. Au contraire, la doctrine marxiste nous a permis de rompre à temps avec la bureaucratie thermidorienne et de continuer à servir les objectifs du socialisme international.

Toute science – et ceci vaut pour la « science de la révolution » – se vérifie par l’expérience. Eastman, qui sait comment l’on garde le pouvoir révolutionnaire quand la contre-révolution l’emporte dans le monde entier, doit bien savoir aussi, on peut l’espérer, comment prendre le pouvoir. Il serait très souhaitable qu’il consente enfin à livrer ses secrets. Le mieux serait qu’il le fît sous la forme d’un projet de programme pour un parti révolutionnaire intitulé « comment conquérir et garder le pouvoir? » Nous craignons cependant que le bon sens, précisément, n’empêche Eastman de se lancer dans une entreprise aussi risquée. Et cette fois, le bon sens aura raison.

La doctrine marxiste qu’Eastman n’a, hélas, jamais comprise, nous a permis de prévoir le Thermidor soviétique, inéluctable dans certaines conditions données par l’histoire, et toute sa suite de crimes. Cette même doctrine avait depuis longtemps prédit l’effondrement inévitable de la démocratie bourgeoise et de sa morale. En revanche, les doctrinaires du « bon sens » ont été surpris par le fascisme et par le stalinisme. Le bon sens procède au moyen de grandeurs invariables dans un monde où il n’y a d’invariable que la variabilité. La dialectique au contraire, considère les phénomènes, les institutions, les normes, dans leur émergence, leur développement et leur déclin. La conception dialectique de la morale, produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes paraît « amorale » aux yeux du bon sens. Il n’y a pourtant rien de plus dur, de plus borné, de plus suffisant et cynique que la morale du bon sens !

Les moralistes et le G. P. U.

Les procès de Moscou ont été l’occasion d’une croisade contre l’ « amoralisme » bolchevique. La croisade n’a cependant pas commencé tout de suite. La vérité est que les moralistes, directement ou indirectement, étaient pour la plupart des amis du Kremlin. En tant que tels, ils ont longtemps essayé de dissimuler leur stupeur et même fait comme si rien d’inhabituel ne s’était passé.

Mais les procès de Moscou ne résultaient pas du hasard. La servilité, l’hypocrisie, le culte officiel du mensonge, l’achat des consciences et toutes les autres formes de la corruption commencèrent à s’épanouir largement à Moscou dès 1924-1925. Les futures impostures judiciaires se préparaient au grand jour sous les yeux du monde entier. Les avertissements n’ont pas manqué. Les « amis », cependant, ne voulaient rien remarquer. Rien d’étonnant : la plupart de ces messieurs avaient été autrefois foncièrement hostiles à la révolution d’Octobre et n’étaient devenus amis de l’Union soviétique qu’en fonction du degré de sa dégénérescence thermidorienne : les démocrates petits-bourgeois de l’Ouest reconnurent dans les bureaucrates petits-bourgeois de l’Est leur âme sœur.

Ces hommes crurent-ils sincèrement aux accusations de Moscou? N’y crurent que les plus bornés. Les autres ne voulurent pas se donner le mal d’une vérification. Était-ce raisonnable de troubler l’amitié flatteuse, confortable et souvent bien payée qu’ils entretenaient avec les ambassades soviétiques ? D’ailleurs – cela, ils ne l’oublient pas – une vérité imprudente peut nuire au prestige de l’U.R.S.S. Ces hommes couvrirent les crimes de considérations utilitaires, c’est-à-dire qu’ils appliquèrent manifestement la règle selon laquelle la fin justifie les moyens.

Le conseiller du roi (K.C.) Pritt, qui avait eu l’occasion de jeter au bon moment un coup d’œil sous la tunique de Thémis stalinienne et avait trouvé ses dessous en bon ordre, prit sans vergogne l’initiative. Romain Rolland, dont les comptables des Éditions soviétiques cotent haut l’autorité morale, s’empressa de publier un de ses manifestes où le lyrisme mélancolique s’unit à un cynisme sénile. La Ligue française des Droits de l’Homme qui tonnait en 1917 contre l’ « amoralisme de Lénine et de Trotsky » quand ceux-ci rompaient l’alliance militaire avec la France – s’empressa de couvrir en 1936 les crimes de Staline, dans l’intérêt du pacte franco-soviétique. On sait que la fin patriotique justifie tous les moyens. The Nation et The New Republic fermèrent les yeux sur les exploits de Iagoda, car leur « amitié » avec l’U.R.S.S. était devenue le gage de leur propre autorité. II y a pourtant seulement un an, ces messieurs ne disaient pas du tout que le stalinisme et le trotskysme sont une seule et même chose. Ils étaient ouvertement pour Staline, pour son réalisme et sa justice, pour son Iagoda. Iis se sont cramponnés à cette position aussi longtemps qu’ils l’ont pu.

Jusqu’à l’exécution de Toukhatchevsky, de Iakir et des autres, la grande bourgeoisie des pays démocratiques a observé, non sans satisfaction, quoique en affectant une certaine répugnance, l’extermination des révolutionnaires en U.R.S.S. A cet égard, The Nation et The New Republic, pour ne point parler des Duranty, Louis Fischer et consorts prostitués de la plume répondaient pleinement aux intérêts de l’impérialisme « démocratique ». L’exécution des généraux alarma la bourgeoisie en l’obligeant à comprendre que la décomposition avancée de l’appareil stalinien pouvait faciliter la tâche à Hitler, à Mussolini et au Mikado. Le New York Times se mit à corriger, prudemment mais avec insistance, son Duranty. Le Temps laissa filtrer dans ses colonnes une faible lueur sur la situation réelle en U.R.S.S. Quant aux moralistes et aux sycophantes petits-bourgeois, ils ne furent jamais que les échos serviles des classes capitalistes. Enfin, lorsque la commission John Dewey eût rendu son verdict, il devint évident aux yeux de tout homme tant soit peu pensant que continuer à défendre ouvertement le G.P.U. signifiait risquer une mort politique et morale. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les « amis » résolurent de replacer les vérités éternelles de la morale dans le monde de Dieu, c’est-à-dire de se replier sur leur deuxième ligne de tranchées.

Les staliniens et demi-staliniens effrayés n’occupent pas la dernière place parmi les moralistes. Eugène Lyons fit bon ménage pendant plusieurs années avec la bande thermidorienne, se considérant comme presque bolchevik. S’étant brouillé avec le Kremlin – et il nous importe peu de savoir pourquoi – il monta évidemment aussitôt sur les nuages de l’idéalisme. Liston Oak, récemment encore, jouissait d’un tel crédit auprès du Comintern qu’il fut chargé de diriger la propagande de langue anglaise pour la République espagnole. Ce qui ne l’empêcha pas, naturellement, lorsqu’il eut abandonné ce poste, d’abjurer l’A.B.C. du marxisme. Walter Krivitsky, s’étant refusé à revenir en U.R.S.S. et ayant rompu avec le G.P.U., passa tout de suite à la démocratie bourgeoise. La métamorphose du septuagénaire Charles Rappoport paraît analogue. Lorsqu’ils jettent leur stalinisme par-dessus bord, les gens de cette sorte – et ils sont nombreux – ne peuvent manquer de chercher dans les arguments de la morale abstraite une compensation à leur déception et l’avilissement de leurs idéaux qu’ils ont subi. Demandez-leur pourquoi, des rangs du Comintern et du G.P.U., ils sont passés dans le camp de la bourgeoisie. Leur réponse est prête : « Le trotskysme ne vaut pas mieux que le stalinisme. »

Disposition des figures de l’échiquier politique

« Le trotskysme est du romantisme révolutionnaire, le stalinisme, une politique pratique. » Il ne reste pas trace aujourd’hui de cette plate antinomie qui servait hier encore au philistin moyen pour justifier son amitié avec Thermidor contre la révolution. On n’oppose plus le trotskysme et le stalinisme, on les identifie. Dans la forme cependant et non dans l’essence. Se repliant sur le méridien de l’ « impératif catégorique », les démocrates continuent en réalité à défendre le G.P.U., mais d’une façon plus camouflée et plus traître. Celui qui calomnie les victimes collabore avec le bourreau. En ce cas comme en d’autres, la morale sert à la politique.

Le philistin démocrate et le bureaucrate stalinien sont, sinon des jumeaux, du moins des frères spirituels. En politique, ils sont en tout cas du même bord. Le système gouvernemental actuel de la France et – si l’on y ajoute les anarchistes de l’Espagne républicaine repose aujourd’hui sur la collaboration des staliniens, des social-démocrates et des libéraux. Si l'Independent Labour Party a si piètre apparence, c’est que, des années durant, il n’est pas sorti de l’étreinte du Comintern. Le parti socialiste français a exclu les trotskystes au moment précis où il se préparait à l’unité organique avec les staliniens. Et si cette unité ne s’est pas réalisée, ce n’est pas à cause de divergences de principes – qu’en est-il resté ? – mais parce que les arrivistes socialistes ont eu peur pour leurs emplois. A son retour d’Espagne, Norman Thomas a déclaré que les trotskystes aidaient « objectivement » Franco, et, grâce à cette absurdité, a lui-même fourni une aide « objective » aux bourreaux du G.P.U. Cet « homme juste » excluait les « trotskystes » de son parti au moment précis où le G.P.U. abattait leurs camarades en U.R.S.S. et en Espagne. Dans bien des pays démocratiques, les staliniens, en dépit de leur « moralisme », ont pénétré, non sans succès, dans l’appareil gouvernemental. Dans les syndicats, ils font bon ménage avec les bureaucrates des autres nuances. Les staliniens, il est vrai, traitent avec légèreté le code pénal, ce qui effraie un peu, en temps de paix, leurs amis « démocrates » ; mais, dans des circonstances exceptionnelles, on l’a vu en Espagne, ils n’en deviennent que plus sûrement les chefs de la petite-bourgeoisie contre le prolétariat.

La IIe Internationale et l’Internationale d’Amsterdam n’ont naturellement pas pris la responsabilité des impostures : elles laissent cette besogne au Comintern. Elles se sont tues. En privé, on expliquait qu’au point de vue « moral » on était contre Staline, mais qu’au point de vue politique, on était pour lui. Ce ne fut que lorsque le Front populaire français se fissura de manière irréparable, obligeant les socialistes français à penser au lendemain, que Léon Blum trouva au fond de son encrier les nécessaires formules de l’indignation morale.

Otto Bauer ne blâme modérément la justice de Vychinsky que pour soutenir avec plus d’ « impartialité » la politique de Staline. Le destin du socialisme, d’après une récente déclaration de Bauer, est lié au destin de l’U.R.S.S. « Et le destin de l’U.R.S.S., poursuit-il, est celui du stalinisme tant que (!) le développement intérieur de l’U.R.S.S. elle-même n’aura pas surmonté la phase stalinienne de son développement... » Tout Bauer, tout l'austro-marxisme, tout le mensonge et toute la pourriture de la social-démocratie sont résumés dans cette phrase remarquable ! « Tant que » la bureaucratie stalinienne est assez forte pour exterminer les représentants progressistes du « développement intérieur », Bauer reste avec Staline. Quand, malgré Bauer, les forces révolutionnaires renverseront Staline, alors Bauer reconnaîtra généreusement ce « développement intérieur » – avec une dizaine d’années de retard tout au plus !

A la remorque des vieilles Internationales se traîne le bureau de Londres des socialistes centristes, réunissant avec bonheur les aspects d’un jardin d’enfants, d’une école pour adolescents arriérés et d’une maison d’invalides. Son secrétaire, Fenner Brockway, commença par déclarer que l’enquête sur les procès de Moscou pourrait « nuire à l’U.R.S.S. » et par proposer à la place d’ouvrir une enquête par l’intermédiaire d’une commission « impartiale » de cinq ennemis irréconciliables de Trotsky sur... l’activité de Trotsky... Brandler et Lovestone se solidarisèrent publiquement avec Iagoda ; ils ne reculèrent que devant Ejov ; Jakob Walcher refusa, sous un prétexte manifestement faux, de donner à la commission internationale présidée par John Dewey un témoignage qui ne pouvait qu’être défavorable à Staline. La morale pourrie de ces hommes n’est que le produit de leur politique pourrie.

Mais peut-être le rôle le plus lamentable est-il joué par les anarchistes. Si le stalinisme et le trotskysme sont identiques, comme ils l’affirment à chaque ligne, pourquoi donc les anarchistes espagnols aident-ils les staliniens à frapper les trotskystes et, par la même occasion, les anarchistes demeurés révolutionnaires ? Les théoriciens libertaires les plus francs répondent que c’est là le prix des fournitures d’armes soviétiques. En d’autres termes, la fin justifie les moyens. Mais quelle est leur fin ?

L’anarchie? Le socialisme? Non. Le salut de la démocratie bourgeoise qui a frayé la voie au fascisme. A une sale fin correspondent de sales moyens.

Telle est la disposition réelle des pièces sur l’échiquier politique du monde !

Le stalinismeun produit de la vieille société

La Russie a fait dans l’histoire le bond en avant le plus grandiose, un bond dans lequel les forces les plus progressistes du pays ont trouvé leur expression. Dans la réaction actuelle, dont le cours est proportionnel à celui de la révolution, l’arriération prend sa revanche. Le stalinisme incarne cette réaction. La barbarie de la vieille histoire russe, resurgie sur de nouvelles bases sociales, paraît plus écœurante encore, car elle doit se dissimuler sous une hypocrisie sans précédent.

Les libéraux et les social-démocrates d’Occident, que la révolution d’Octobre fit douter de leurs idées surannées, ont éprouvé un nouvel influx de courage. La gangrène morale de la bureaucratie soviétique leur paraît réhabiliter le libéralisme. Ils sortent de vieux aphorismes stéréotypés : « Toute dictature porte en elle-même les germes de sa dégénérescence » ; « Seule la démocratie assure le développement de la personnalité », etc. L’opposition entre démocratie et dictature, impliquant en l’occurrence une condamnation du socialisme au bénéfice du régime bourgeois, étonne, du point de vue de la théorie, par l’ignorance et la mauvaise foi dont elle procède. L’abomination stalinienne, une réalité historique, est opposée à la démocratie – une abstraction supra-historique. La démocratie a pourtant eu une histoire, elle aussi, et dans laquelle l’abomination ne manque pas. Pour définir la bureaucratie soviétique, nous avons emprunté à l’histoire de la démocratie bourgeoise les termes de « Thermidor » et « bonapartisme », car – que les doctrinaires attardés du libéralisme en prennent note – la démocratie ne s’est pas établie dans le monde par des méthodes démocratiques, loin de là. Seuls des cuistres peuvent se contenter de remâcher les raisonnements sur le bonapartisme « fils légitime » du jacobinisme, châtiment historique pour les atteintes portées à la démocratie, etc. Sans la destruction de la féodalité par les méthodes jacobines, la démocratie bourgeoise eût été inconcevable. Il est aussi faux d’opposer aux étapes historiques réelles, jacobinisme, thermidor, bonapartisme, l’abstraction « démocratie », que d’opposer les douleurs de l’enfantement à un enfant vivant.

Le stalinisme n’est pas, lui non plus, une « dictature » abstraite, c’est une vaste réaction bureaucratique contre la dictature prolétarienne dans un pays arriéré et isolé. La révolution d’Octobre a aboli les privilèges, déclaré la guerre à l’inégalité sociale, remplacé la bureaucratie par le gouvernement des travailleurs par les travailleurs, supprimé la diplomatie secrète ; elle s’est efforcée de donner aux rapports sociaux une transparence complète. Le stalinisme a restauré les formes les plus agressives du privilège, donné à l’inégalité un caractère provocateur, étouffé sous l’absolutisme policier l’activité spontanée des masses, transformé l’administration en monopole de l’oligarchie du Kremlin, restauré le fétichisme du pouvoir sous des formes dont la monarchie absolue n’eût pas osé rêver.

La réaction sociale sous toutes ses formes est obligée de dissimuler ses véritables objectifs. Plus la transition de la révolution à la réaction est brutale, plus la réaction dépend des traditions de la révolution, – en d’autres termes plus elle craint les masses et plus elle est obligée de recourir au mensonge et à l’imposture dans sa lutte contre les représentants de la révolution. Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de P « amoralisme » bolchevique ; non, comme tous les événements importants de l’histoire, elles sont le produit d’une lutte sociale concrète et de la plus perfide et la plus cruelle qui soit : celle d’une nouvelle aristocratie contre les masses qui l’ont portée au pouvoir.

Il faut, en vérité, une totale indigence intellectuelle et morale pour identifier la morale réactionnaire et policière du stalinisme avec la morale révolutionnaire des bolcheviks. Le parti de Lénine a cessé d’exister depuis longtemps ; il a été brisé entre les difficultés intérieures et l’impérialisme mondial. La bureaucratie stalinienne lui a succédé et c’est un appareil de transmission de l’impérialisme. A l’échelle mondiale, la bureaucratie a substitué la collaboration des classes à la lutte des classes, le social-patriotisme à l’internationalisme. Afin d’adopter le parti dirigeant aux besognes de la réaction, la bureaucratie a « renouvelé » sa composition en exécutant des révolutionnaires et en recrutant des arrivistes.

Toute réaction ressuscite, nourrit et renforce les éléments du passé historique que la révolution a frappés sans avoir réussi à les anéantir. Les méthodes staliniennes portent à la plus haute tension, à leur point culminant et, en même temps, à l’absurde, toutes les méthodes de contre-vérité, brutalité, bassesse, qui constituent le mécanisme de contrôle dans toute société de classes, y compris la démocratie. Le stalinisme est un conglomérat de toutes les monstruosités de l’État tel que l’histoire l’a fait ; c’en est aussi la funeste caricature et la répugnante grimace. Quand les représentants de la vieille société opposent de façon puritaine à la gangrène du stalinisme une abstraction démocratique stérilisée, nous avons pleinement le droit de leur recommander, comme à toute la vieille société, de se contempler dans le miroir déformant du Thermidor soviétique. Il est vrai que, par la nudité de ses crimes, le G.P.U. dépasse de loin tous les autres régimes. Mais cela découle de l’ampleur grandiose des événements qui ont secoué la Russie dans des conditions de démoralisation de l’impérialisme mondial.

Morale et révolution

Il ne manque pas, parmi les libéraux et les radicaux , de gens qui ont assimilé les méthodes de l’interprétation matérialiste des événements et qui se considèrent comme marxistes. Cela ne les empêche pas cependant de demeurer des journalistes, des professeurs ou des hommes politiques bourgeois. Un bolchevik ne se conçoit pas, cela va sans dire, sans la méthode matérialiste, en morale comme ailleurs. Mais cette méthode ne lui sert pas seulement à interpréter les événements, mais aussi à construire le parti révolutionnaire du prolétariat, tâche qui ne peut être accomplie que dans une indépendance complète à l’égard de la bourgeoisie et de sa morale. Or l’opinion publique bourgeoise domine en fait, pleinement, le mouvement ouvrier officiel, de William Green aux États-Unis à Garda Oliver en Espagne en passant par Léon Blum et Maurice Thorez en France. Le caractère réactionnaire de la période présente trouve dans ce fait son expression la plus aiguë.

Un marxiste révolutionnaire ne saurait commencer à aborder sa mission historique sans avoir rompu moralement avec l’opinion publique bourgeoise et de ses agents au sein du prolétariat. Cette rupture-là exige un courage moral d’un autre calibre que celui des gens qui vont crier à pleine voix dans les réunions publiques : « A bas Hitler, à bas Franco ! » Et c’est justement cette rupture décisive, profondément réfléchie, irrévocable, des bolcheviks, avec la morale conservatrice de la grande et aussi de la petite bourgeoisie, qui cause une terreur mortelle aux phraseurs de la démocratie, aux prophètes de salons, aux héros de couloirs. D’où leurs lamentations sur l’ « amoralisme » des bolcheviks.

Leur façon d’identifier la morale bourgeoise avec la morale « en général » se vérifie sans doute le mieux à l’extrême gauche de la petite bourgeoisie, plus précisément dans les partis centristes du bureau socialiste international, dit « de Londres ». Comme cette organisation « reconnaît » le programme de la révolution prolétarienne, nos divergences avec elle paraissent au premier coup d’œil secondaires. A la vérité, cette « reconnaissance » du programme révolutionnaire est sans valeur aucune, car elle ne les oblige à rien. Les centristes « reconnaissent » la révolution prolétarienne comme les kantiens l’impératif catégorique, c’est-à-dire comme un principe, sacré mais inapplicable à la vie quotidienne. En politique pratique, ils s’unissent aux pires ennemis de la révolution (réformistes et staliniens) pour nous combattre. Toute leur pensée est imprégnée de duplicité et d’hypocrisie. S’ils ne vont pas, en règle générale, jusqu’à des crimes saisissants, c’est seulement parce qu’ils demeurent toujours dans les arrière-cours de la politique ; ils sont en quelque sorte les petits voleurs de l’histoire. C’est pourquoi ils se croient appelés à régénérer le mouvement ouvrier en le dotant d’une nouvelle morale.

A l’extrême gauche de cette confrérie « de gauche » se tient un petit groupe, politiquement tout à fait insignifiant, d’émigrés allemands, qui publie la revue Neuer Weg. Penchons-nous un peu plus bas et prêtons l’oreille aux propos des détracteurs « révolutionnaires » de l’amoralisme bolchevique. Neuer Weg, sur le ton d’un éloge à double sens, assure que les bolcheviks se distinguent avantageusement des autres partis par leur absence d’hypocrisie : ils proclament tout haut ce que d’autres expliquent sans rien dire à savoir le principe que « la fin justifie les moyens ». Mais selon la conviction de Neuer Weg, ce précepte « bourgeois » est incompatible avec un « mouvement socialiste sain ». « Le mensonge et pire encore ne sont pas des moyens permis dans la lutte, comme le considérait encore Lénine. » « Encore » signifie ici que Lénine n’eut pas le temps de corriger cette erreur puisqu’il ne vécut pas jusqu’à la découverte de la « nouvelle voie » (Neuer Weg)

Dans l’expression « le mensonge et pire encore », « le pire » signifie évidemment la violence, le meurtre, etc., car, toutes conditions égales, la violence est pire que le mensonge et le meurtre est la forme la plus extrême de la violence. Nous en arrivons ainsi à la conclusion que le mensonge, la violence et le meurtre sont incompatibles avec « un mouvement socialiste sain ». Mais que faire cependant pour la révolution? La guerre civile est la plus sévère de toutes les formes de guerre. Elle est inconcevable non seulement sans violences exercées sur des tiers, mais, avec la technique moderne, sans tuer des vieillards et des enfants. Devons-nous rappeler l’Espagne ? La seule réponse que pourraient nous faire les « amis » de l’Espagne républicaine, c’est que la guerre civile vaut mieux que l’esclavage fasciste. Mais cette réponse tout à fait juste signifie seulement que la fin (démocratie ou socialisme) justifie, dans certaines circonstances, des « moyens » comme la violence et le meurtre. Pour ne pas parler de mensonges ! La guerre est aussi inconcevable sans mensonges que la machine sans huile. A seule fin de protéger la session des Cortés des bombes fascistes (1er février 1938), le gouvernement de Barcelone trompa à plusieurs reprises délibérément les journalistes et sa population. Pouvait-il agir autrement? Qui veut la fin – la victoire sur Franco doit accepter les moyens, la guerre civile avec son cortège d’honneurs et de crimes.

Et pourtant le mensonge et la violence ne sont-ils pas à condamner en « eux-mêmes » ? Assurément, en même temps que la société de classe qui les engendre. Une société sans contradictions sociales sera, cela va de soi, une société sans mensonges ni violence. Mais on ne peut jeter un pont vers cette société que par des moyens révolutionnaires c’est-à-dire violents. La révolution elle-même est le produit d’une société de classes dont elle porte nécessairement les marques. Du point de vue des « vérités éternelles », la révolution est bien entendu « immorale ». Ce qui nous apprend seulement que la morale idéaliste est contre-révolutionnaire, c’est-à-dire au service des exploiteurs. « La guerre civile dira le philosophe pris de court – est une triste exception. Mais en temps de paix, un mouvement socialiste sain doit se passer de mensonge et de violence. »

Une telle réponse ne constitue cependant qu’une pathétique dérobade. Il n’y a pas de frontière infranchissable entre la « pacifique » lutte des classes et la révolution. Toute grève contient en germe les éléments de la guerre civile. Les deux partis en présence s’efforcent d’impressionner leur adversaire par une idée exagérée de leur degré de résolution et de leurs ressources matérielles. Par leur presse, leurs agents et leurs mouchards, les capitalistes s’emploient à intimider et à démoraliser les grévistes. De leur côté, lorsque la persuasion se révèle inopérante, les piquets ouvriers sont obligés de recourir à la force. On voit ainsi que « le mensonge et pire encore » sont inséparables de la lutte des classes même sous la forme la plus élémentaire. Il reste à ajouter que la conception même de la vérité et du mensonge est née de contradictions sociales.

La Révolution et l’institution des otages

Staline fait arrêter et fusiller les enfants de ses adversaires, après les avoir fusillés sur la base de fausses accusations. Les familles lui servent d’otages pour contraindre les diplomates soviétiques qui se sont permis d’émettre un doute sur l’infaillibilité de Iagoda ou de Ejov, à revenir de l’étranger. Les moralistes de Neuer Weg croient nécessaire et opportun de rappeler à ce propos que Trotsky, « lui aussi », proposa en 1919 une loi sur les otages. Mais il faut citer textuellement : « L’arrestation de familles innocentes par Staline est d’une barbarie révoltante. Mais elle reste un acte de barbarie quand elle était ordonnée par Trotsky (1919). » Voilà bien la morale idéaliste dans toute sa beauté ! Ses critères sont aussi faux que les normes de la démocratie bourgeoise : dans les deux cas, on suppose l’égalité là où en réalité il n’y en a pas l’ombre.

N’insistons pas ici sur le fait que le décret de 1919 ne fit très probablement fusiller personne d’entre les parents des officiers, dont la trahison, non seulement nous coûtait des vies innombrables, mais menaçait d’anéantir la révolution. Au fond, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Si la révolution avait fait preuve, dès le début, de moins d’inutile générosité, des centaines de milliers de vies eûssent été épargnées. Quoi qu’il en soit, je porte l’entière responsabilité du décret de 1919. Ce fut une mesure nécessaire dans la lutte contre les oppresseurs. Ce décret, comme toute la guerre civile, que l’on pouvait aussi appeler à juste titre une « révoltante barbarie », n’a d’autre justification que l’objet historique de la lutte.

Laissons à un Emil Ludwig et à ses pareils le soin de dessiner un portrait d’un Abraham Lincoln orné de petites ailes roses. L’importance de Lincoln vient de ce que, pour atteindre le grand but historique assigné par le développement d’une jeune nation, il n’hésita pas à appliquer les mesures les plus rigoureuses quand elles furent nécessaires. La question n’est même pas de savoir lequel des belligérants subit ou infligea les plus lourdes pertes. L’histoire a des mesures différentes pour les cruautés des sudistes et des nordistes dans la guerre civile [de sécession]. Un esclavagiste qui, par la ruse et la violence, enchaîne un esclave dans les fers et un esclave qui, par la ruse et la violence, brise ses fers que de méprisables eunuques ne viennent pas nous dire qu’ils sont égaux devant le tribunal de la morale !

Quand la Commune de Paris eut été noyée dans le sang et que la canaille réactionnaire du monde entier se mit à traîner son drapeau dans la boue, il se trouva nombre de philistins démocrates pour s’adapter à la réaction et calomnier les Communards qui avaient exécuté soixante-quatre otages à commencer par l’archevêque de Paris. Marx n’hésita pas un instant à prendre la défense de cette action sanglante de la Commune. Dans une circulaire du conseil général de l’Internationale qui bouillonne de la puissante éruption des laves, Marx nous rappelle en premier lieu que c’est la bourgeoisie qui installa le système des otages dans sa lutte contre les peuples des colonies et ses masses laborieuses. Parlant ensuite des exécutions méthodiques des Communards prisonniers par les réactionnaires frénétiques, il poursuit : « Il ne restait plus à la Commune, pour protéger leur vie, qu’à recourir à la pratique prussienne de la prise d’otages. La vie de ces otages fut perdue et reperdue par les exécutions de prisonniers que continuaient les Versaillais. Était-il possible d’épargner les otages après l’horrible carnage dont les prétoriens de Mac-Mahon marquèrent leur entrée dans Paris? Le dernier contre poids à la sauvagerie du gouvernement bourgeois – la prise d’otages – allait-il n’être qu’une dérision ? » Tel fut le langage de Marx sur l’exécution des otages, bien qu’il eût derrière lui, au conseil général de l’Internationale, bon nombre de Fenner Brockway, de Norman Thomas et autres Otto Bauer. L’indignation du prolétariat mondial devant les atrocités commises par les Versaillais était encore si grande que les brouillons moralistes réactionnaires préférèrent se taire en attendant des temps meilleurs pour eux, lesquels, hélas, ne tardèrent pas à venir. Ce n’est qu’après la victoire définitive de la réaction que les moralistes petits-bourgeois unis aux fonctionnaires des Trade Unions et aux phraseurs anarchistes détruisirent la Première Internationale.

Quand la révolution d’Octobre se défendait contre les forces unies de l’impérialisme sur un front de 8000 kilomètres, les ouvriers du monde entier suivaient le cours de cette lutte avec une sympathie si ardente qu’il eût été très risqué de dénoncer devant eux comme une « révoltante barbarie » la prise des otages. Il a fallu la dégénérescence totale de l’État soviétique et le triomphe de la réaction en divers pays pour que les moralistes sortent de leurs trous... et viennent au secours de Staline. S’il est vrai que les mesures de répression prises pour défendre les privilèges de la nouvelle aristocratie ont la même valeur morale que les mesures révolutionnaires prises dans la lutte libératrice, alors, Staline est pleinement justifié, à moins que... à moins que la révolution prolétarienne ne soit condamnée en bloc.

A la recherche d’exemples d’immoralités dans la guerre civile de Russie, messieurs les moralistes sont obligés de fermer les yeux sur le fait que la révolution espagnole a elle aussi créé l’institution des otages, au moins dans la période où elle était une authentique révolution des masses. Si les dictateurs ne se sont pas encore permis de condamner la « révoltante barbarie » des ouvriers d’Espagne, c’est seulement parce que le terrain de la péninsule ibérique est trop brûlant sous leurs pieds. Il leur est beaucoup plus commode de revenir en 1919. C’est déjà de l’histoire. Les vieux ont eu le temps d’oublier, les jeunes n’ont pas eu celui d’apprendre. C’est pour la même raison que les pharisiens de toutes nuances reviennent avec tant l’opiniâtreté sur Cronstadt et Makhno : les effluves morales ont ici une issue libre !

« La morale des Cafres »

L’histoire prend des chemins cruels, il faut en convenir avec les moralistes. Mais quelle conclusion en tirer pour l’activité pratique ? Léon Tolstoï recommandait de mener une vie simple et de devenir meilleur. Le mahatma Gandhi conseilla de boire du lait de chèvre. Hélas ! Les moralistes « révolutionnaires » de la Neuer Weg ne sont pas si éloignés de ces recettes. « Nous devons, prêchent-ils, nous libérer de cette morale de Cafres pour laquelle il n’est de mal que ce que fait l’ennemi... » Admirable conseil. « Nous devons nous libérer... » Tolstoï recommandait en outre de se libérer des péchés de la chair. Les statistiques ne confirment pas le succès de sa propagande. Nos homunculi centristes ont réussi à s’élever jusqu’aux sommets de la morale au-dessus des classes, dans une société de classes. Mais voici déjà presque deux mille ans que l’on a dit « Aimez vos ennemis... » Et pourtant le Saint Père de Rome lui-même, ne s’est pas libéré de la haine contre ses ennemis. Qu’il est puissant en vérité, Satan, l’ennemi du genre humain !

Appliquer des critères différents aux actions des exploiteurs et des exploités, ce serait, de l’avis des pauvres homoncules, se mettre au niveau de la « morale des Cafres ». Demandons-nous tout d’abord s’il sied à des « socialistes » de professer un tel mépris des Cafres? La morale des Cafres est-elle vraiment si détestable ? Voilà ce qu’en dit l’Encyclopaedia Britannica :

« Ils font preuve, dans leurs rapports sociaux et politiques, de beaucoup de tact et d’intelligence ; ils sont extrêmement braves, belliqueux et hospitaliers : ils furent honnêtes et loyaux tant que le contact avec les Blancs ne les eût pas rendus soupçonneux, vindicatifs et voleurs, et qu’ils n’eurent pas en outre assimilé la plupart des vices des Européens. » On ne peut manquer de conclure que les missionnaires blancs, prédicateurs de la morale éternelle, ont contribué à la corruption des Cafres.

Si l’on racontait à un travailleur cafre que les ouvriers, s’étant insurgés quelque part sur la planète, ont surpris leurs oppresseurs, il s’en réjouirait. Il serait au contraire désolé d’apprendre que les oppresseurs ont réussi à tromper les opprimés. Un Cafre que les missionnaires n’ont pas corrompu jusqu’à la moelle des os ne consentira jamais à appliquer les mêmes normes de morale abstraite aux oppresseurs et aux opprimés. Il comprendra en revanche fort bien, si on le lui explique, que l’objet de ces normes est précisément d’empêcher les opprimés de se soulever contre les oppresseurs.

Édifiante coïncidence ! Les missionnaires de Neuer Weg ont dû, pour calomnier les bolcheviks, calomnier par la même occasion les Cafres ; et, dans les deux cas, la calomnie suit le cours du mensonge bourgeois officiel : contre les révolutionnaires et contre les races de couleur. Décidément, nous préférons les Cafres à tous les missionnaires religieux ou laïcs !

Mais il n’est pas nécessaire en tout cas de surestimer le degré de conscience des moralistes de Neuer Weg et autres impasses. Leurs intentions ne sont pas si mauvaises. C’est malgré eux qu’ils servent de leviers dans l’engrenage de la réaction. A une époque comme la nôtre, quand les partis petits-bourgeois qui se cramponnent à la bourgeoisie ou à son ombre (politique du « Front populaire »), paralysent le prolétariat et fraient la voie au fascisme (Espagne, France...), les bolcheviks, c’est-à-dire les marxistes révolutionnaires, deviennent des personnages particulièrement odieux à l’opinion publique bourgeoise. La pression politique fondamentale s’exerce de nos jours de droite à gauche. En dernière analyse, tout le poids de la réaction pèse sur les épaules d’une petite minorité révolutionnaire. Cette minorité s’appelle la IVe Internationale. (Voilà l’ennemi1!)

Le stalinisme occupe dans l’engrenage de la réaction bon nombre de positions dominantes. Tous les groupements de la société bourgeoise, y compris les anarchistes, utilisent son aide contre la révolution prolétarienne. En même temps, les démocrates petits-bourgeois tentent de rejeter, au moins à 50 %, l’odieux des crimes de leur allié de Moscou sur l’indomptable minorité révolutionnaire. Telle est la signification du dicton désormais à la mode : « Trotskysme et stalinisme ne sont qu’une seule et même chose. » Les adversaires des bolcheviks et des Cafres aident ainsi la réaction à calomnier le parti de la révolution.

L’ « amoralisme » de Lénine

Les socialistes révolutionnaires russes ont été de tous temps les individus les plus moraux ; ils n’étaient au fond que pure éthique. Cela ne les a pas empêchés de tromper les paysans à l’époque de la révolution. Dans l’organe parisien de Kerensky – ce socialiste très éthique qui fut le précurseur de Staline dans la fabrication de faux contre les bolcheviks – un autre vieux socialiste révolutionnaire, Zenzinov, écrit : « Lénine enseigna, comme on sait, que, pour atteindre la fin qu’ils s’assignent, les bolcheviks peuvent et parfois doivent “ user de divers stratagèmes, du silence et de la dissimulation de la vérité ”... » (Novaia Rossiia, 17 février 1938). Ils en tirent la conclusion rituelle : le stalinisme est l’enfant naturel du léninisme.

Par malheur, ce détracteur moral ne sait même pas citer honnêtement. Lénine a écrit : « Il faut... savoir consentir à tout, à tous les sacrifices et même – en cas de nécessité – user de stratagèmes variés, de ruses, de procédés illégaux, du silence, de la dissimulation de la vérité pour pénétrer dans les syndicats, y demeurer, y poursuivre à tout prix l’action communiste. » La nécessité des stratagèmes et des ruses, selon l’explication de Lénine, découlait du fait que la bureaucratie réformiste, livrant les ouvriers au capital, persécute les révolutionnaires et en appelle même contre eux à la police bourgeoise. La « ruse » et la « dissimulation de la vérité » ne sont en l’occurrence que les moyens d’une légitime défense contre la perfidie de la bureaucratie réformiste.

Le parti de ce même Zenzinov combattit autrefois, dans l’illégalité, l’ancien régime et, plus tard, le bolchevisme. Dans les deux cas, il usa de ruses, de stratagèmes, de faux passeports et d’autres formes de « dissimulation de la vérité ». Tous ces moyens étaient considérés par lui, non seulement comme moraux, mais encore comme héroïques parce qu’ils correspondaient aux fins de la démocratie petite-bourgeoise. Mais la situation change sitôt que les révolutionnaires prolétariens se voient obligés de recourir aux moyens de l’illégalité contre la démocratie petite-bourgeoise. La clé de l’éthique de ces messieurs est, on le voit, un caractère de classe !

L’ « amoraliste » Lénine recommande ouvertement, au grand jour, dans la presse, d’user de ruses de guerre à l’égard des leaders qui trahissent le mouvement ouvrier. Et le moraliste Zenzinov tronque sciemment ce texte aux deux bouts ; afin de tromper ses lecteurs. Le détracteur si moral n’est, comme de coutume, qu’un minable filou. Ce n’est pas pour rien que Lénine aimait à répéter qu’il est très difficile de rencontrer un adversaire de bonne foi !

L’ouvrier qui ne cache pas au capitaliste la « vérité » sur les plans des grévistes est tout bonnement un traître, qui ne mérite que mépris et boycottage. Le soldat qui communique la « vérité » à l’ennemi est puni comme espion. Kerensky lui-même tenta d’accuser frauduleusement les bolcheviks d’avoir révélé la « vérité » à l’état-major de Ludendorff. Ainsi la « sainte vérité » ne serait pas une fin en soi. Des critères plus impératifs qui, l’analyse le démontre, ressortissent de l’esprit de classe, l’emportent sur elle.

La lutte à mort est inconcevable sans ruse de guerre, en d’autres termes, sans mensonge ni tromperie. Les prolétaires allemands peuvent-ils ne point tromper la police de Hitler ? Les bolcheviks soviétiques manqueraient-ils à la morale en trompant le G.P.U. ? Tout bourgeois honnête applaudit à l’habileté du policier qui réussit à s’emparer par ruse d’un dangereux gangster. La ruse de guerre est-elle vraiment inadmissible quand il s’agit d’abattre les gangsters de l’impérialisme ?

Norman Thomas parle de l’ « étrange amoralisme communiste pour lequel rien ne compte sauf le parti et son pouvoir » (« that strange Communist amorality in which nothing matters but the party and its power » – Socialist Call, 12 mars 1938). Ce faisant, Norman Thomas met dans le même sac le Comintern actuel, c’est-à-dire la conspiration de la bureaucratie stalinienne contre la classe ouvrière, et le parti bolchevique qui incarnait la conspiration des ouvriers avancés contre la bourgeoisie. Nous avons suffisamment réfuté plus haut cette identification totalement malhonnête. Le stalinisme ne fait que se camoufler derrière le culte du parti ; en réalité, il détruit le parti et le piétine dans la boue. Mais il est vrai que, pour un vieux bolchevik, le parti est tout. Le socialiste de salon qu’est Thomas est étonné et rejette un tel rapport entre un révolutionnaire et la révolution parce qu’il n’est lui-même qu’un bourgeois avec un idéal « socialiste ». Aux yeux de Norman Thomas et de ses pareils, le parti n’est qu’un instrument secondaire pour des combinaisons électorales et autres, rien de plus. Sa vie privée, ses relations, ses intérêts, ses critères moraux existent en dehors du parti. Il considère avec un étonnement mêlé d’hostilité le bolchevik pour lequel le parti est l’instrument de la transformation révolutionnaire de la société, morale comprise. Pour le révolutionnaire marxiste, il ne saurait y avoir de contradiction entre la morale personnelle et les intérêts du parti, car le parti embrasse dans sa conscience les tâches et les fins les plus hautes de l’humanité. Il est naïf d’imaginer que Thomas a sur la morale des notions plus élevées que les marxistes. Il a seulement du parti une idée beaucoup plus basse.

« Tout ce qui naît est digne de périr », dit le dialecticien Goethe. La fin du parti bolchevique – épisode de la réaction mondiale – ne diminue pas l’importance de ce parti dans l’histoire du monde. A l’époque de son ascension révolutionnaire, c’est-à-dire quand il représentait réellement l’avant-garde prolétarienne, il fut le parti le plus honnête de l’histoire. Chaque fois qu’il a pu, il a naturellement trompé les classes ennemies ; par ailleurs, il a dit la vérité aux travailleurs, toute la vérité, rien que la vérité. C’est seulement grâce à cela qu’il a conquis leur confiance dans une mesure jamais réalisée auparavant par un autre parti au monde.

Les commis des classes dirigeantes traitent d’ « amoralistes » les bâtisseurs de ce parti. Aux yeux des ouvriers conscients, cette accusation est un compliment. Elle signifie que Lénine refusait de reconnaître les normes de morale établies par les esclavagistes eux-mêmes, Il appelait le prolétariat à étendre la lutte des classes au domaine de la morale. Celui qui s’incline devant les règles établies par l’ennemi ne vaincra jamais cet ennemi !

L’ « amoralisme » de Lénine, c’est-à-dire son refus d’admettre une morale au-dessus des classes, ne l’empêcha pas de demeurer toute sa vie fidèle à un seul et même idéal ; de se donner entièrement à la cause des opprimés ; de se montrer hautement consciencieux dans la sphère des idées et intrépide dans l’action ; de n’avoir pas la moindre suffisance à l’égard du « simple » ouvrier, de la femme sans défense et de l’enfant. Ne semble-t-il pas que l’amoralisme n’est, dans ce cas, que le pseudonyme d’une morale humaine plus élevée ?

Un épisode édifiant

Il est utile de relater ici un épisode qui, bien que d’importance modeste, illustre assez bien la différence entre leur morale et la nôtre. En 1935, dans une lettre à mes amis belges, je développai l’idée que la tentative d’un jeune parti révolutionnaire de créer « ses propres » syndicats équivaudrait à un suicide. Il faut trouver les ouvriers là où ils sont. Mais c’est cotiser pour l’entretien d’un appareil opportuniste? Évidemment, répondais-je, le droit de saper les réformistes, il faut le leur payer temporairement. Mais les réformistes ne nous permettront pas de faire contre eux un travail de sape? Évidemment, répondais-je encore, le travail de sape exige des précautions conspiratives. Les réformistes sont la police politique de la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière. Il faut agir sans leur permission malgré leurs interdictions... » Au cours d’une perquisition faite par hasard chez le camarade Dauge, à la suite, si je ne me trompe, d’une affaire de fourniture d’armes à l’Espagne ouvrière, la police belge saisit ma lettre. Quelques jours plus tard, elle était publiée. La presse de Vandervelde, De Man et Spaak ne ménagea pas ses foudres contre mon « machiavélisme » ou «jésuitisme». Mais qui étaient mes censeurs? Président de la IIe Internationale pendant des années, Vandervelde est devenu depuis longtemps un serviteur de confiance du capital belge. De Man, après avoir pendant des années, dans une série de tomes pesants, ennobli le socialisme en le dotant d’une morale idéaliste et en faisant des ouvertures à la religion, a mis à profit la première occasion pour trahir les ouvriers et devenir un ministre ordinaire de la bourgeoisie. Pour Spaak, la chose est plus délicieuse encore. Dix-huit mois auparavant, ce monsieur, qui appartenait à l’opposition socialiste de gauche, était venu me demander conseil sur les méthodes de lutte à employer contre la bureaucratie de Vandervelde. Je lui avais exposé les idées qui par la suite se retrouvèrent dans ma lettre. Un an plus tard, il renonçait aux épines pour la rose. Trahissant ses camarades de l’opposition, il devenait l’un des plus cyniques ministres du capital belge. Dans les syndicats et dans leur parti, ces messieurs étouffent toute critique, démoralisent et corrompent systématiquement les travailleurs les plus avancés et excluent tout aussi systématiquement les indociles. Ils ne diffèrent du G.P.U. qu’en ce qu’ils procèdent pour le moment sans effusion de sang ; en leur qualité de bons patriotes, ils réservent le sang des ouvriers pour la prochaine guerre impérialiste. De toute évidence, il faut être une émanation de l’enfer, un « Cafre », un bolchevik, pour donner aux ouvriers révolutionnaires le conseil d’observer des règles de la conspiration dans la lutte contre ces messieurs !

Du point de vue des lois belges, ma lettre ne contenait rien de délictueux. La police d’un pays « démocratique » eût été tenue de la restituer au destinataire, avec des excuses. La presse du parti socialiste eût dû protester contre une perquisition dictée par le souci des intérêts du général Franco. Messieurs les socialistes n’éprouvèrent cependant pas la moindre gêne à tirer parti du service indécent que leur rendait la police ; sans quoi ils n’eussent pas eu cette heureuse occasion de manifester une fois de plus la supériorité de leur morale sur l’amoralisme des bolcheviks.

Tout est symbole dans cet épisode. Les socialistes belges m’ont accablé sous leur indignation juste au moment où leurs camarades de Norvège nous mettaient, ma femme et moi, sous les verrous, pour que nous ne puissions pas nous défendre contre les accusations du G.P.U. Le gouvernement norvégien savait parfaitement que les accusations de Moscou étaient forgées de toutes pièces ; l’organe officieux de la social-démocratie norvégienne l’affirma ouvertement dès les premiers jours. Mais Moscou frappa les armateurs et les marchands de poisson au portefeuille – et messieurs les social-démocrates se jetèrent aussitôt à plat ventre. Le chef de ce parti, Martin Tranmael, est non seulement une autorité en matière de morale, mais c’est un juste : il ne boit ni ne fume, est végétarien et se baigne l’hiver dans l’eau glacée. Cela ne l’empêcha pas, après nous avoir fait arrêter sous l’ordre du G.P.U., d’inviter tout spécialement l’agent norvégien du G.P.U., un nommé Jacob Friis, bourgeois sans honneur ni conscience, à me calomnier. Mais c’est assez...

La morale de ces messieurs consiste en règles conventionnelles et en procédés oratoires destinés à couvrir leurs intérêts, leurs appétits, leurs craintes. Ils sont pour la plupart prêts à toutes les bassesses – au reniement, à la perfidie, à la trahison – par ambition et cupidité. Dans la sphère sacrée des intérêts personnels, la fin justifie pour eux, tous les moyens. C’est justement pourquoi il leur faut un code moral particulier, pratique et en même temps élastique, comme de bonnes bretelles. Ils détestent quiconque livre aux masses leurs secrets professionnels. En temps « de paix », leur haine s’exprime par des injures, en argot ou en langage « philosophique ». Quand les conflits sociaux revêtent la forme la plus aiguë, comme en Espagne, ces moralistes, la main dans la main du G.P.U., assassinent les révolutionnaires. Puis, pour se justifier, ils répètent que « trotskysme et stalinisme sont une seule et même chose ».

Interdépendance dialectique de la fin et des moyens

Un moyen ne peut être justifié que par sa fin. Mais la fin à son tour a aussi besoin de justification. Du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à augmenter le pouvoir de l’homme sur la nature et à abolir le pouvoir de l’homme sur l’homme.

« Serait-ce que, pour atteindre cette fin, tout est permis? » nous demande sarcastiquement le philistin, qui démontre qu’il n’a rien compris.. Est permis, répondons-nous, tout ce qui mène réellement à la libération des hommes. Cette fin ne pouvant être atteinte que par la révolution, la morale émancipatrice du prolétariat a nécessairement un caractère révolutionnaire. Elle s’oppose de façon irréductible non seulement aux dogmes de la religion, mais à tous les fétiches idéalistes, quels qu’ils soient, ces gendarmes philosophiques de la classe dominante. Elle déduit les règles de la conduite des lois du développement social, c’est-à-dire avant tout de la lutte des classes, la loi des lois.

Le moraliste insiste encore :

« Serait-ce que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis? Le mensonge, le faux, la trahison, l’assassinat, etc. ? »

Ne sont admissibles et obligatoires que les seuls moyens qui accroissent l’unité du prolétariat, lui insufflent dans le cœur une haine inexpiable de l’oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses perroquets démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il en découle précisément que tous les moyens ne sont pas permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire rejette les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et en leur organisation en lui substituant l’adoration des « chefs ». Pardessus tout, irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l’égard de la bourgeoisie et la morgue à l’égard des travailleurs, c’est-à-dire un des traits les plus caractéristiques de la mentalité des pédants et des moralistes petits-bourgeois.

Ces critères ne donnent pas, cela va de soi, de réponse toute prête sur ce qui est permis ou qui ne l’est pas dans une situation donnée. Il ne saurait y avoir pareilles réponses automatiques. Les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire se confondent avec les problèmes de la morale révolutionnaire. L’expérience vivante du mouvement, éclairée par la théorie, leur donne la juste réponse.

Le matérialisme dialectique ignore le dualisme entre la fin et les moyens. La fin découle tout naturellement du devenir historique. Les moyens sont organiquement subordonnés à la fin. La fin immédiate devient le moyen d’une fin ultérieure... Ferdinand Lassalle fait dire dans son drame, Franz von Sickingen, à l’un de ses personnages :

Ne montre pas seulement le but, montre aussi le chemin,

Car le but et le chemin sont tellement unis

Que l’un change avec l’autre et se meut avec lui

Et qu’un nouveau chemin révèle un autre but.

Les vers de Lassalle sont fort imparfaits, Lassalle lui-même, et c’est plus grave encore, s’écarta dans sa politique pratique de la règle qu’il exprimait ainsi : on sait qu’il alla jusqu’à des accords secrets avec Bismarck ! Mais l’interdépendance dialectique de la fin et des moyens est bien exprimée dans les phrases ci-dessus. Il faut semer un grain de froment pour obtenir un épi.

Le terrorisme individuel par exemple est-il ou non admissible du point de vue de la « morale pure » ? Sous cette forme abstraite, la question n’a aucun sens pour nous. Les bourgeois conservateurs suisses décernent encore des éloges officiels au terroriste Guillaume Tell. Nos sympathies vont sans réserve aux terroristes irlandais, russes, polonais, hindous, dans leur lutte contre l’oppression politique et nationale. L’assassinat de Kirov, satrape brutal, ne suscite en nous aucune compassion. Nous ne demeurons neutres à l’égard de celui qui l’a tué que parce que nous ignorons ses mobiles. Si nous apprenions que Nikolaiev a frappé consciemment dans le dessein de venger les ouvriers dont Kirov piétinait les droits, nos sympathies iraient sans réserve au terroriste. Mais ce qui décide à nos yeux, ce n’est pas le mobile subjectif, c’est l’utilité objective. Tel moyen peut-il nous mener au but ? Pour le terrorisme individuel, la théorie et l’expérience attestent le contraire. Nous disons au terroriste : « Il n’est pas possible de remplacer les masses ; ton héroïsme ne trouverait à s’appliquer utilement qu’au sein d’un mouvement de masses ». Dans les conditions d’une guerre civile, l’assassinat de certains oppresseurs cesse d’être du terrorisme individuel. Si un révolutionnaire faisait sauter le général Franco et son état-major, on peut douter que cet acte puisse susciter l’indignation morale, même chez les eunuques de la démocratie. En temps de guerre civile, un acte de ce genre serait politiquement tout à fait efficace. Ainsi, dans la question la plus grave – celle de l’homicide , les règles morales absolues se révèlent futiles. Les jugements moraux sont conditionnés, avec les jugements politiques, par les nécessités internes de la lutte.

L’émancipation des travailleurs ne peut être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes. Il n’y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer les défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des dirigeants ouvriers, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture, en un mot, de faire ce que font les staliniens. Ces moyens ne peuvent servir qu’à une seule fin : prolonger la domination d’une clique déjà condamnée par l’histoire. Mais ils ne peuvent pas servir à l’émancipation des masses. Voilà pourquoi la IVe Internationale soutient contre le stalinisme une lutte à mort.

II va sans dire que les masses ne sont pas du tout sans péché. Leur idéalisation nous est étrangère. Nous les avons vues en des circonstances diverses, à différentes étapes, au milieu des plus grands bouleversements. Nous avons observé leurs côtés faibles et leurs côtés forts. Leurs côtés forts : la décision, l’abnégation, l’héroïsme, trouvaient toujours leur plus haute expression dans les périodes d’essor de la révolution. A ces moments, les bolcheviks furent à la tête des masses. Un autre chapitre de l’histoire s’ouvrit ensuite quand les côtés faibles des opprimés prirent le dessus : hétérogénéité, insuffisance de culture, étroitesse de leur horizon. Fatiguées par la tension, déçues, les masses perdirent confiance en elles-mêmes et firent place à une nouvelle aristocratie. Dans cette période les bolcheviks (les « trotskystes ») se trouvèrent isolés des masses. Nous avons pratiquement parcouru deux cycles semblables : 1897-1905, années de flux; 1907-1913, années de reflux ; 1917-1923, années marquées par un essor sans précédent dans l’histoire ; puis une nouvelle période de réaction qui n’est pas encore finie. Grâce à ces événements, les « trotskystes » ont appris à connaître le rythme de l’histoire, c’est-à-dire la dialectique de la lutte des classes. Ils ont appris et, me semble-t-il, réussi dans une certaine mesure à subordonner à ce rythme objectif leurs desseins subjectifs et leurs programmes. Ils ont appris à ne point désespérer parce que les lois de l’histoire ne dépendent pas de nos goûts individuels et ne sont pas soumises à nos critères moraux. Ils ont appris à subordonner leurs goûts individuels aux lois de l’histoire. Ils ont appris à ne pas redouter les ennemis les plus puissants, si cette puissance est en contradiction avec les exigences du développement historique. Ils savent nager contre le courant avec la conviction profonde que le nouveau flux historique les portera jusqu’à l’autre rive. Tous ne l’atteindront pas ; beaucoup se noieront en chemin. Mais participer à ce mouvement les yeux ouverts, avec une volonté intense, c’est la satisfaction morale la plus élevée qui puisse être donnée à un être pensant !

P.-S. J’écrivais ces pages sans savoir que, pendant ces jours-là, mon fils luttait contre la mort. Je dédie à sa mémoire ce court travail qui, j’espère, aurait rencontré son approbation : car Léon Sedov était un révolutionnaire authentique et méprisait les pharisiens.

1 En français dans le texte.

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