Léon
Trotsky : Phrases et réalités
Sur
la situation internationale
(19
septembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 18, juin
1938 a septembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1984, pp. 296-301,
voir des
annotations
là-bas]
Ces
lignes sont écrites au cœur même du pire imbroglio diplomatique
autour de la question des Allemands des Sudètes. Chamberlain s’est
envolé avec le vain espoir de trouver dans le ciel une solution aux
contradictions impérialistes. Que la guerre éclate maintenant ou
que, ce qui est plus vraisemblable, les maîtres du monde parviennent
— pas longtemps à coup sûr — à la retarder quelque temps,
c’est une question qui n’a pas été encore réglée
définitivement. Aucun de ces messieurs ne veut la guerre. Tous ont
peur de ses conséquences. Mais ils devront combattre. Ils
n’échapperont pas à la guerre. Leur économie, leur politique,
leur militarisme, tout conduit à la guerre.
Les
dépêches d’aujourd’hui nous apprennent que, dans toutes les
églises du monde dit « civilisé », on a fait des prières
publiques en faveur de la paix. Elles sont venues à leur heure,
couronnant une série de meetings, banquets et congrès pacifistes.
Lequel de ces deux moyens est le plus efficace, les prières pieuses
ou les bêlements pacifistes, ce n’est pas aisé à décider. De
toute façon, ce sont les uniques recours qui restent à la
disposition du vieux monde.
Quand
un paysan ignorant prie (pour la paix), il veut vraiment la paix.
Quand un ouvrier ordinaire, ou un citoyen d’un pays opprimé,
s’élève contre la guerre, on peut le croire : il veut réellement
la paix, bien qu’il ignore souvent comment l’obtenir. Mais les
bourgeois dans leurs églises ne prient pas pour la paix, mais pour
le maintien et l’agrandissement de leurs marchés et de leurs
colonies, si c’est possible, pacifiquement (c’est moins cher), et
si c’est impossible, par les armes. Exactement de la même façon,
ce n’est pas du tout pour la paix que s’inquiètent les «
pacifistes » impérialistes (Jouhaux, Lewis et compagnie), mais de
conquérir les sympathies et les appuis pour leur impérialisme
national.
Il
y a trois millions et demi d’Allemands des Sudètes. Si la guerre
éclate, il y aura vraisemblablement quatre ou cinq fois plus de
morts, peut-être même dix fois plus de blessés, de mutilés,
d’aliénés et, avec eux, un interminable cortège d’épidémies
et d’autres maux. Et pourtant, cet argument ne peut exercer la
moindre influence sur l’un ou l’autre des deux camps ennemis.
Car, en fin de compte, pour tous ces brigands, il ne s’agit en
aucune façon de trois millions et demi d’Allemands, mais de la
domination sur l’Europe et le monde.
Hitler
parle de la « nation », de la « race », de l’unité du « sang
». En réalité, sa tâche consiste à élargir la base militaire de
l’Allemagne avant de commencer la lutte pour les colonies. Le
drapeau national n’est ici que la feuille de vigne de
l’impérialisme.
C’est
le même rôle que joue, dans l’autre camp, le principe de la «
démocratie ». Il sert aux impérialistes à couvrir leurs anciennes
conquêtes, violations et pillages, et à en préparer de nouvelles.
Ce fait apparaît très clairement dans la question des Allemands des
Sudètes. La démocratie signifie le droit de chaque nation à
disposer d’elle-même. Pourtant ce droit démocratique des
Allemands des Sudètes, comme des Autrichiens, comme de nombreux
autres groupes nationaux, Hongrois, Bulgares, Ukrainiens, etc. a été
foulé aux pieds par le traité de Versailles, élaboré par les
représentants les plus éminents des états les plus démocratiques
: la France, l’Angleterre, l’Italie, qui avait à l’époque un
régime parlementaire, et les États-Unis
C’est
pour des considérations stratégiques de l’impérialisme
vainqueur
de l’Entente, que ces messieurs les démocrates, avec l’appui de
la IIe
Internationale, ont laissé les Allemands des Sudètes aux mains des
jeunes impérialistes de Tchécoslovaquie. La social-démocratie
allemande, avec la docilité d’un chien, attendait alors les
faveurs des démocraties de l’Entente ; elle a attendu, et attendu
en vain. Le résultat est connu : l’Allemagne démocratique,
incapable de supporter le joug de Versailles, s’est jetée par
désespoir dans la voie du fascisme. Il semblait que la démocratie
tchécoslovaque, qui était placée sous l’auguste protection de la
démocratie franco-britannique et de la bureaucratie « socialiste »
de l’U.R.S.S. aurait eu toutes les possibilités de démontrer dans
la réalité aux Allemands des Sudètes les gros avantages d’un
régime démocratique sur un régime fasciste. Si cela avait été
fait, il est évident que Hitler ne se serait pas risqué à s’en
prendre au pays sudète. Sa principale force réside en effet
précisément, aujourd’hui, dans le fait que les Allemands des
Sudètes eux-mêmes revendiquent l’unification avec l’Allemagne.
Cette aspiration leur a été inspiré par le régime rapace et
policier de la « démocratie »
tchécoslovaque, qui « luttait » contre le fascisme en imitant ses
pires méthodes.
La
super-démocratique Autriche était, jusqu’à une époque récente,
sous la sollicitude attentive de l’Entente démocratique, qui
considérait pour ainsi dire comme sa tâche de ne laisser l’Autriche
ni vivre ni mourir. Cela s’est terminé quand l’Autriche s’est
jetée dans les bras de Hitler. Une expérience analogue s’est
déroulée auparavant, à une échelle plus réduite, dans la région
de la Sarre, laquelle a été pendant quinze ans aux mains de la
France et, après avoir expérimenté sur elle-même les bienfaits de
la démocratie impérialiste, a préféré, à une majorité
écrasante, se réunir à l’Allemagne. Ces leçons de l’Histoire
sont plus importantes que tous les congrès pacifistes.
Seuls
de misérables bavards ou des escrocs fascistes peuvent, à propos du
destin des Allemands de la Sarre, d’Autriche, des Sudètes, parler
de « la voix du sang ». Les Allemands de Suisse, par exemple, ne
veulent, pour rien au monde, aller en esclavage sous Hitler, parce
qu’ils se sentent les maîtres dans leur pays et Hitler y
réfléchira à dix fois avant d’essayer de s’en prendre à eux.
Il faut des conditions sociales et politiques intolérables pour que
les citoyens d’un pays « démocratique » se tournent vers le
pouvoir
fasciste. Les Allemands de Sarre en France, les Allemands d'Autriche
dans l’Europe de Versailles, les Allemands des Sudètes en
Tchécoslovaquie, se sentent des citoyens de troisième zone. « Ce
ne sera pas pire », disent-ils. En Allemagne, ils seront, au moins,
opprimés dans les mêmes conditions que le reste de la population.
Les masses populaires préféreront, dans ces conditions, l’égalité
dans la servitude à l’humiliation dans l’inégalité. La force
temporaire de Hitler réside dans la faillite de la démocratie
impérialiste.
Le
fascisme est une forme de désespoir des masses populaires
petites-bourgeoises, qui entraînent avec elle dans l’abîme une
partie du prolétariat. Le désespoir, on le sait, commence lorsque
toutes les voies du salut sont coupées. La pré-condition des succès
du fascisme a été une triple faillite : celle de la démocratie,
celle de la social-démocratie et celle du Comintern. Toutes les
trois avaient lié leur destin à l’impérialisme. Toutes les trois
n’ont apporté aux masses que le désespoir et ont ainsi aidé le
fascisme à vaincre.
Le
principal objectif de la clique bonapartiste de Staline au cours des
dernières années a consisté à démontrer aux « démocraties »
son propre conservatisme prudent et son amour de l’ordre. C’est
au nom de cette alliance tant convoitée avec les démocraties
impérialistes que la clique bonapartiste a amené le Comintern
jusqu’au dernier degré de la prostitution politique. Deux grandes
« démocraties », la France et l’Angleterre, ont conseillé à
Prague de céder devant Hitler, qui était soutenu par Mussolini. Il
ne restait plus apparemment à Prague qu’à accepter ces conseils «
amicaux ». Personne en outre ne s’est soucié de Moscou. Personne
ne s’est intéressé à l’opinion de Staline ou à celle de
Litvinov. Le résultat de sa répugnante servilité et des faux
sanglants qu’il a commis au service de l’impérialisme,
particulièrement en Espagne, c’est que le Kremlin est plus isolé
que jamais.
Quelles
en sont les causes? Il y en a deux. La première consiste en ce que,
s’étant définitivement fait le laquais de l’impérialisme
démocratique, Staline n’ose pourtant pas mener en U.R.S.S. ce
travail jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au rétablissement
de la propriété privée des moyens de production et la suppression
du monopole du commerce extérieur. Mais, à défaut de ces mesures,
il demeure aux yeux des impérialistes un parvenu révolutionnaire,
un aventurier indigne de confiance, un faussaire couvert de sang. La
bourgeoisie impérialiste n’est pas disposée à miser lourd sur
Staline.
Elle
pourrait naturellement l’utiliser à des fins particulières et
temporaires. Mais il apparaît ici la deuxième cause de l’isolement
du Kremlin : dans sa lutte pour son auto-conservation, la clique
bonapartiste débridée a affaibli l’armée et la marine, ébranlé
l’économie, démoralisé et abattu le pays. Personne ne se fie aux
proclamations patriotiques d’une clique « défaitiste » en
réalité. Il est évident que les impérialistes ne miseront pas sur
Staline, même à des fins militaires épisodiques.
Dans
cette situation internationale, les agents du G.P.U. traversent
l’océan et se réunissent dans l’hospitalier Mexique pour «
lutter » contre la guerre. Le moyen est simple : il faut unir toutes
les démocraties contre le fascisme ! « J’ai été invité ici,
déclare le servile agent de la Bourse française, Jouhaux, pour
lutter contre le fascisme et en aucune manière contre
l’impérialisme. » Celui qui lutte contre un impérialisme «
démocratique », c’est-à-dire pour la liberté des colonies
françaises, est un allié du fascisme, un agent de Hitler, un
trotskyste. Trois cent cinquante millions d’indiens doivent se
résigner à leur esclavage pour soutenir la « démocratie »
britannique dont les maîtres, au même moment, avec les
esclavagistes de la France « démocratique », sont en train de
livrer le peuple espagnol à l’esclavage sous Franco ! Les peuples
d’Amérique doivent supporter que pèse sur leurs nuques le pied de
l’impérialisme anglo-saxon uniquement parce que ce pied est
chaussé d’une botte démocratique ! Infâmie, honte, cynisme sans
bornes !
Les
démocraties de l’Entente de Versailles ont facilité la victoire
de Hitler par l’oppression totale à laquelle elles ont soumis
l’Allemagne vaincue. A présent, les laquais de l’impérialisme
démocratique de la IIe
et de la IIIe
Internationales s’emploient de toutes leurs forces à la
consolidation future du régime de Hitler. Que signifierait en
réalité un bloc militaire des démocraties impérialistes contre
l’Allemagne? Une nouvelle édition des chaînes de Versailles, sous
une forme plus pesante, plus sanglante et plus intolérable encore.
Naturellement, aucun ouvrier allemand n’en veut. Renverser Hitler
par une révolution, c’est une chose, mais étrangler l’Allemagne
par une guerre impérialiste en est une autre, bien différente. Les
hurlements des chacals « pacifistes » de l’impérialisme
démocratique constituent par conséquent le meilleur des
accompagnements pour les discours de Hitler. « Vous voyez, dit-il au
peuple allemand, même les socialistes et les communistes de tous les
pays ennemis soutiennent leur armée et leur diplomatie ; si vous ne
vous rassemblez pas autour de moi, qui suis votre chef, vous irez à
la ruine! ». Staline, en sa qualité de laquais de l’impérialisme
démocratique et tous les laquais de Staline, les Jouhaux, les
Toledano et consorts, sont les meilleurs des auxiliaires pour
permettre à Hitler de tromper, de berner et de terroriser les
ouvriers allemands.
La
crise tchécoslovaque a révélé avec une grande clarté que le
fascisme, en tant que facteur indépendant, n’existe pas. Il n’est
qu’un des instruments de l’impérialisme. La « démocratie »
est son autre instrument. L’impérialisme s’appuie sur les deux.
Il utilise l’un ou l’autre selon les nécessités, parfois les
oppose et parfois les combine à l’amiable. Lutter contre le
fascisme en étant allié à l’impérialisme, c’est comme si on
luttait, en alliance avec le diable, contre ses cornes et ses sabots.
La
lutte contre le fascisme exige avant tout l’exclusion des rangs de
la classe ouvrière des agents de l’impérialisme « démocratique
». Seul le prolétariat révolutionnaire de France, d’Angleterre,
d'Amérique et de l’U.R.S.S., après avoir déclaré une guerre à
mort à son propre impérialisme et à son agence, la bureaucratie de
Moscou, peut éveiller des espoirs révolutionnaires au cœur des
ouvriers allemands et italiens et, en même temps, unir autour de lui
les centaines de millions d’esclaves et de demi-esclaves de
l’impérialisme dans le monde entier. Pour assurer la paix entre
les peuples, il faut abattre l’impérialisme sous tous ses masques.
Seule la révolution prolétarienne peut le faire. Pour la préparer,
il faut opposer implacablement les ouvriers et les peuples opprimés
à la bourgeoisie impérialiste et les unir dans une armée
révolutionnaire internationale unique. Cette immense tâche
libératrice n’est menée aujourd’hui que par la IVe
Internationale. C’est pour cette raison qu’elle est à ce point
haïe par les fascistes, les impérialistes « démocrates », les
social-patriotes, les laquais du Kremlin. C’est le signe sûr que
les opprimés sont en train de s’unir sous le même drapeau.