Léon
Trotsky : Quatre médecins qui en savaient trop
(2
mars 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 224-227,
voir des
annotations là-bas]
Quatre
médecins sont accusés d’avoir assassiné deux hauts responsables
soviétiques, Kouibytchev et Menjinsky, ainsi que l’écrivain
Gorky, passent en jugement et sont actuellement sur le banc des
accusés. On avait cru jusqu’alors que ces trois hommes étaient
morts de mort naturelle : Menjinsky et Gorky étaient malades depuis
de longues années. Leurs certificats de décès ont été signés
par une demi-douzaine de sommités de la médecine soviétique et par
le commissaire du peuple à la santé publique. Les corps ont été
incinérés. Il n’est donc plus question de faire une autopsie. Sur
quoi l'accusation est-elle basée? Bien évident ment sur des «
aveux volontaires ».
Je
me souviens très bien de deux « médecins terroristes »,
Lévine
et Pletnev. Ils ont été les médecins officiels du gouvernement
dès les premières années de la révolution. Les deux autres,
Kazakov et Vinogradov, ne me sont connus que de nom. En
tant que médecins,
aucun des
quatre
ne pouvait espérer
obtenir
des
postes
supérieurs à ceux qu’ils occupaient. Ils n’avaient jamais
pris
part à la vie politique. Quel pouvait donc être le mobile
de
ce
plus
effroyable des crimes, le
meurtre
d’un patient par
son
médecin ?
Les
accusations deviennent encore plus invraisemblables si nous
considérons
les trois victimes de l’acte terroriste.
Bien
qu’il ait habité l’Olympe soviétique, Kouibytchev n’a jamais
été
considéré comme un personnage autonome. Il était muté
d’un
poste à l’autre, selon les besoins de la bureaucratie. Il ne
jouissait
d’aucune autorité dans le parti, n’avait pas d’idées
politiques. Qui pouvait avoir intérêt à le tuer, et dans quel but
?
Menjinsky
est devenu chef du G.P.U.
en 1927, après la mort de
Dzerjinsky,
alors qu’il était déjà gravement malade. En fait, c’était
lagoda
qui jouissait de la confiance de Staline pour les missions
les
plus secrètes. Mais, comme lagoda, qui se trouve aussi
parmi
les accusés, était l’objet du mépris général, et ce, à juste
titre,
c’est Menjinsky, malade, qui avait été nommé, pour servir
de
couverture. Pendant les réunions officielles, Menjinsky était
généralement
à moitié couché, noué de douleurs. Sa mort survint non pas plus
tôt, mais plus tard qu'on ne l’attendait. Pourquoi donc aurait-il
fallu l’empoisonner?
Le
plus étonnant est pourtant que, sur la liste des « assassinés
»,
figure Gorky. Il jouissait de la sympathie générale, en tant
qu’écrivain
et
en tant qu’homme. Il ne fut jamais un personnage politique.
Souffrant
de tuberculose depuis son enfance, il
avait
vécu
en Crimée,
puis
dans
l’Italie fasciste, où il ne rencontra jamais
de
difficulté de la
part
de la police de Mussolini, précisément en raison du caractère
purement littéraire de ses activités.
Gorky
retourna vivre en Crimée les dernières années de sa
vie.
Comme
il était de nature compatissante et facilement influençable, le
G.P.U. l’avait entouré d’un véritable carcan d’agents
déguisés
en secrétaires, dont la tâche était d’empêcher des
visiteurs
indésirables de l’approcher. Quel sens y avait-il à assassiner
un
écrivain malade, de 67 ans?
L’incroyable
choix opéré
par
le
G.P.U.,
aussi
bien des criminels
que
des victimes, s’explique par le fait que même les falsifications
les
plus fantastiques doivent, malgré tout, être échafaudées
sur
quelque élément réel. Le
G.P.U.
était
en difficulté.
Bien
que le « complot » ait commencé en 1918, comme
il apparaît
aujourd’hui, en dépit du nombre de « centres
» terroristes dont
les
membres
avaient
jadis
été
les
dirigeants traditionnels du parti bolchevique, membres du comité
central et
du
gouvernement et, enfin, en dépit de la participation au complot des
plus brillants des généraux de l’Armée rouge (le maréchal
Toukhatchevsky, le général Iakir et d’autres), en dépit de tout
cela, le monde entier n’a pu voir ni coup d’État, ni
insurrection,
ni action terroriste, mais seulement des arrestations, des
déportations, des exécutions.
Il
est vrai que le G.P.U. pourrait invoquer un seul acte terroriste réel
: l’assassinat de Kirov. Celui-ci a été commis en décembre 1934
par un jeune communiste, Nikolaiev, pour des
raisons
inconnues, probablement pour des raisons personnelles. Depuis, le
cadavre de Kirov est présent à tous les procès qui se
sont
déroulés ces trois dernières années. Tous, les uns après les
autres,
les Gardes blancs, les zinoviévistes, les trotskystes, les
droitiers, tous ont assassiné Kirov.
Mais
cette ressource unique s’est épuisée avec le temps. Pour étayer
le vaste édifice du « complot », le G.P.U. avait besoin de
nouvelles victimes de la « terreur ». Il fallait les chercher parmi
les dignitaires du régime récemment décédés. Mais comme ces
dignitaires étaient morts au Kremlin, c’est-à- dire dans des
conditions qui excluaient toute intervention de « terroristes »
venus de l’extérieur, il fallut accuser les médecins du Kremlin
d’avoir empoisonné leurs propres patients sur les
ordres,
également, de Boukharine, Rykov, ou, pire encore, de
Trotsky.
Il
est, à première vue, surprenant de ne pas trouver, parmi les «
victimes », Ordjonikidzé, l’ancien chef de l’industrie lourde,
alors que, contrairement aux trois autres, il jouait encore, en tant
que membre éminent du bureau politique, un
rôle
politique important. Nous en arrivons ici au nœud le plus perfide de
l’ « amalgame » judiciaire. Selon nos informations en
provenance
de Moscou, Ordjonikidzé était violemment opposé à
l’extermination
des vieux bolcheviks. C’était bien dans son caractère car, plus
qu’aucun autre dans l’entourage de Staline, il avait conservé le
sens de la responsabilité morale et de la dignité personnelle. Son
opposition sur une question aussi importante était
une
source de réel danger pour Staline. Gorky pouvait juste se
lamenter;
Ordjonikidzé, lui, était capable d’agir. Cela seul justifie
les
rumeurs qui circulent au sujet de l’empoisonnement d'Ordjonikidzé.
Vraies ou fausses, elles ont un caractère extrêmement persistant.
Tout
de suite après l’arrestation du Dr Lévine, chef de l'hôpital
du
Kremlin, la presse étrangère a publié des informations qui
voulaient que le Dr Lévine lui-même ait été le premier à
déclarer
que
la mort d’Ordjonikidzé pouvait être due à un empoisonnement.
Fait très remarquable ! Lévine suspectait le G.P.U.
d’avoir
empoisonné Ordjonikidzé, quelques mois avant que
le
G.P.U. ne l’accuse, lui, d’avoir empoisonné Kouibytchev,
Menjinsky et Gorky.
Aucun
des trois médecins n’était alors mêlé à cette affaire. Mais
il
est tout à fait possible que des discussions sur la mort
d'Ordjonikidzé aient eu lieu parmi les médecins du Kremlin. C'était
plus que suffisant pour justifier les arrestations. Celles-ci sont
devenues à leur tour le point de départ d’un nouvel «
amalgame
».
La
réponse du G.P.U. était simple : « Vous suspectez donc
qu'Ordjonikidzé
aie pu être empoisonné? Nous vous soupçonnons d’avoir empoisonné
Kouibytchev, Menjinsky et Gorky. Vous ne voulez pas le reconnaître ?
Alors nous allons tout de suite
vous
passer par les armes. Mais, si vous reconnaissez les avoir
empoisonnés
sur l’ordre de Boukharine, Rykov ou Trotsky, alors
vous
pourrez peut-être espérer notre clémence. »
Tout
ceci peut paraître incroyable, mais l’invraisemblable est
précisément
ce qui fait les procès de Moscou. De tels procès ne
sont
possibles que dans l’atmosphère viciée qui règne sous le lourd
couvercle
solidement scellé du régime totalitaire.